Voir le monde tel qu'il est (Rossi / Amour-en-Cage / Foudre) - abandon

Avertissement !!:

Elle fut réveillée par une sensation de brûlure sur son flanc droit croûté de fange ; un filet d’eau froide se répandait autour de son visage collé dans la mousse. Des éclats de voix tonnaient dans la clairière et même dans la confusion, cela fit naître une grande anxiété en elle. Et lui donna un coup de fouet : prenant appui sur ses pattes, elle se releva péniblement.
Et poussa un cri de souffrance.
Car elle n’était pas prête, en réalité ; pas du tout. Une douleur fulgurante la déchira, comme la brûlure d’un tisonnier chauffé au rouge pour cautériser une plaie, sauf que celle-ci lui traversait tout le corps. Elle rabattit brusquement ses pattes sous elle et s’effondra sur le lit de mousse.

Oui, ses pattes, tremblantes s’étaient dérobées sous elle. Elle s’étendit dans la mousse de la litière où elle s’était réveillée et retomba dans l’apathie ; une migraine lui compressait le crâne.
L’apprentie préférait éviter de bouger, dans l’immédiat : son corps entier lui faisait mal, du bout de la queue jusqu’au museau, et son flanc comme sa patte avant droite étaient particulièrement sensibles et douloureux. Elle ne se souvenait pas très bien de ce qui s’était passé : le monstre avait dérapé, elle n’avait pas réussi à s’écarter à temps - impossible de plonger sur le bas-côté, l’écart était trop grand pour qu’elle puisse l’atteindre. Mais ensuite, plus rien - sinon la pluie, le froid, et ce léger voile bleuâtre qui semblait recouvrir tout ce qu’elle voyait, et deux voix.

Elle avait la gueule sèche et brûlante, la langue enflée. Ses pattes étaient poissées de boue. Un courant d’air avait réussi à se frayer un passage dans l’antre habituellement si bien protégée et la cinglait malgré tout. Elle regarda autour d’elle, hébétée.
Une odeur d’aiguilles de pin flottait dans l’air sec, alors que le vent charriait des relents humides, et le murmure de la petite source sur la pierre se mêlait au bruit plus lointain de la tempête. Un sentiment d’urgence pesait sur ses épaules, comme un fardeau qu’elle aurait oublié. Elle aurait aussi bien pu être née sur la rive en face, le territoire du Clan de la Rivière : elle se sentait aussi dépouillée que le paysage de vieille roche qui lui bloquait la vue : sans force, sans histoire et sans nom. Une grande tristesse l’habitait. Elle ferma les yeux dans l’espoir de disparaître.

Pourtant elle eut du mal à trouver le sommeil ce soir-là, fouillant dans sa mémoire à la recherche du moindre bout de corde auquel elle aurait pu se raccrocher, qui lui aurait permis de se voir de plus haut, par-delà l’horizon qui lui semblait bouché de tous côtés. Mais elle ne trouva rien, et ressentit plus vivement que jamais l’angoisse d’une perte indicible. Elle finit par s’endormir, d’un sommeil agité, et fut réveillée en sursaut par des bruits de pas dans l’antre alors qu’une bourrade sur le crâne finit de l’arracher à sa torpeur ; Nuage de Lézard ? Un nom, un visage familier, enfin ! Il ruisselait de pluie et dans ses yeux brillait la plus grosse lueur d’inquiétude qu’elle ait jamais vue. Elle souleva lentement la tête. Le confort de sa litière l’avait finalement bercée dans un abandon agréable. On lui avait glissé de nouvelles touffes de mousse de temps en temps.

“Soeurette ? Tu vas bien ?” sa voix lui parvenait comme étouffée.
“Oui, je suis réveillée. Ça va” marmonna Nuage de Rossignol.

Mais elle reposa sa tête sur le substrat et referma les yeux : les ouvrir lui faisait mal, et une autre voix indiqua que non, ça n’allait pas du tout, mais alors vraiment pas du tout. Elle appartenait à une chatte furieusement occupée à chercher dans ses provisions d’herbes.

“Amour-en-Cage ?”

Amour-en-Cage n'était pas la seule à qui le sentiment de culpabilité et d'anxiété faisait balayer de la queue. À la question "Comment te sens tu?" (une question stupide, il l'avait su, mais) elle lui avait tristement souri, tentant de dresser hautes ses courtes oreilles, fermant ses yeux pour se parfaire dans cette fausse insouciance qu'il lui avait lui-même enseignée.

Source de Secrets n'allait pas bien.

Source de Secrets n'allait pas bien, et c'était de sa faute - il lui en avait trop fait porter. Que ce soit des souvenirs (elle lui servait d'aide-mémoire - ou plutôt, se servait-il d'elle?), des secrets (de confidente), des deuils (complice-- la pauvre n'avait même pas eu droit de deuiller comme il se doit ce qui se trouvait à être ses parents. Ses parents!) s'habituant au poids sur ses épaules quitte à en redemander. La peur de mal-faire l'électrisait à agir alors Coup de Foudre avait du l'intercepter et se carrer devant elle, le dos tendu et haut, bloquant sa route en lui conseillant du repos comme un père l'aurait fait à sa fille, mais en la voyant si volontairement offrir ses épaules à en porter plus la dynamique bascula vers un ordre.

Ses deux oreilles s'étaient aplaties dans leur cran en croisant les yeux larmoyants de sa fille, terrifiée d'être mise de côté, et il s'était trahi en grimaçant mais, mais elle ne lui avait pas laissé le choix! Elle ne lui avait pas laissé le choix, elle avait besoin de se reposer, elle avait besoin de se ressourcer - au moins pour aujourd'hui.

Lui, aujourd'hui, devait aller à l'Antre d'Amour-en-Cage afin de s'informer sur l'état de la blessée.

...Ses pattes refusèrent de bouger.

Elles ne réussirent à le faire que lorsque Dame de Coeurs vint le confronter - une nouvelle plainte quant à cette affaire d'étranger - et il lui fut reconnaissant de pouvoir emboîter son pas, parler rumeurs et réputation avec la siamoise qui, évidemment, le piqua aussitôt sur la raison derrière sa mauvaise foi. Sans vraiment se confier à elle (ça va pas?), il lui dit que Source ne serait pas dans son ombre aujourd'hui, et la siamoise avait tout de suite du comprendre pourquoi.

Elle avait aussi du comprendre pourquoi il lui proposa à elle de l'accompagner à l'Antre de la Guérisseuse, voyant au travers de son prétexte de ne pas vouloir provoquer d'on-dits sur sa relation avec Amour-en-Cage en allant la voir seule.

Amour-en-Cage n'était pas seule.

Coup de Foudre passa la tête dans la grotte, le reste de son corps suivant d'une allonge, son nez retrouvant ces parfums familiers d'herbes médinicales qui lui firent halluciner un autre pelage, le fantôme d'une silhouette se juxtaposant sur celle de leur guérisseuse. Il secoua sa tête et l'image du passé se dissipa comme une onde - Amour-en-Cage n'était pas seule, penchée au-dessus de l'apprentie blessée qui était couchée dans sa litière, toute près de son frère.

Ce-dernier rondit les yeux en sentant l'arrivée de deux chats de plus dans l'herbier.

— « Amour-en-Cage ?
— Ne t'inquiètes pas, tu es en sécurité, maintenant. Ça va aller, tu vas pouvoir te reposer et guérir tranquillement.

Comment te sens-tu ?

Coup de Foudre ne se rendit même pas compte qu'il s'était immobilisé (près d'un prêle, d'entre toutes les plantes ici). C'était à n'y rien comprendre, comment un accident aussi - aussi stupide avait pu survenir sous la vigilance de sa fille? ...Logique que Source soit accablée.

Il chassa d'un tic d'oreille des souvenirs de Rivière gelée et de pelage noir aux reflets roux, de l'écho d'une dispute qu'il avait eu ici, juste là où il avait mis la patte, s'avançant d'un pas de plus dans la réalité pour y faire face.

Son regard passa du jeune frère à la guérisseuse à l'apprentie couchée sur le flanc, avant de se tourner à demi pour jeter un oeil à la siamoise qui l'accompagnait et l'intimer de s'approcher d'un geste sec du menton.

Il s'assied après quoi, veillant à ne pas gêner leur guérisseuse dans ce qu'elle faisait. Oui sa voix portait et oui il se faisait la cible des mauvaises langues (on allait même parfois à dire que c'est ce qu'il aimait), Coup de Foudre n'était pas sans pouvoir lire une situation et adéquatement juger que toute intervention de sa part ferait monter de quelques degrés la température des lieux.

Or, quelque chose lui disait qu'ajouter à la fièvre de toute cette inquiétude (Rossignol s'en faire de son futur, son frère de Rossignol, Amour-en-Cage d'être débordée) nuirait à tout le monde, aussi il accepta de laisser à tous les autres l'espace d'interagir sans la pression de son regard (il semblait fasciné par une ombre qui se mouvait dans la voûte du plafond) ni celle de ses mots (il avait rangé sa langue d'argent sauf pour lâcher un baîllement).

Depuis un moment, Dame de Cœurs ne manquait pas de choses à faire. Le clan était inquiet. Et avec raison. Un inconnu ? Sur leurs terres ? On venait souvent s’en plaindre, lui demander ce qu’ils pensaient allaient bien faire de ça. Le traquer pour le chasser de leurs terres ? Pourquoi mettaient-ils le fardeau sur ses épaules ? Ils lui parlaient toujours au « vous ». Vous ? Qui était vous ? Elle et Coup de Foudre ? Depuis quand étaient-ils associés ? Elle détestait le fait que, désormais, ils étaient automatiquement liés. Parce qu’elle avait depuis un moment ce rôle de « Voix » ? Aucun sens. Coup de Foudre n’avait que jeté un peu plus de ses responsabilités sur les autres en lui donnant un titre du genre. Ses yeux se levèrent au ciel. Elle en avait marre d’entendre les plaintes de tout le monde. Elle, tout comme les autres attendaient simplement que la chose qui leur servait supposément de « meneur » pour le moment se décide à faire quelque chose.

Mais, comme rien ne se produisait. Évidemment. Dame de Cœurs prit les devants.

‎‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎― « Tiens. Elle intercepta Coup de Foudre d’un mouvement de queue avant de se planter devant lui. Tu sais, j’en ai un peu marre de me faire bourrer les oreilles avec cette histoire d’étranger. Jusqu’à quand tu penses attendre avant d’enfin faire quelque chose ? Mes oreilles bourdonnent tellement on m’en parle souvent. Ça doit se rendre à tes oreilles aussi des fois, non ? Elle tiqua la langue avec énervement, elle comprenait bien que ça ne servait à rien d’en discuter pour le moment.

Le regard du bengal divaguait sur les ombres qui dansaient derrière elle. Elle y devina Source de Secrets. Elle aussi, l’avait remarquée. Elle semblait épuisée. Tout comme la siamoise, elle avait croulé sous les responsabilités que lui avaient imposé le bengal. Seule différence : Nuage de Lycaon n’avait pas été frappé par un monstre durant son apprentissage. Il était devenu guerrier depuis un moment déjà, donnant le moment à Dame de Cœurs de souffler un peu. Elle en profita pour aborder vaguement la situation.

‎‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎― Puis, avec ce qui est arrivé à Nuage de Rossignol, tout le monde est sur les nerfs… Pas besoin de dire un mot de plus. Il connaissait très bien la situation avec l’apprentie. Impossible de cacher la rage dans laquelle l’évènement avait mis Cœur de Puma. Et maintenant, superbe résultat : deux pères qui se jettent des regards noirs. Si mignon ! Ah, justement ce qui manquait !

Toujours pas de réponse. Il l’informa seulement que Source de Secrets ne l’accompagnerait pas aujourd’hui. Ou comme il aimait bien l’appeler, son « ombre » ou mieux encore son « aide-mémoire ». Un autre de ses titres auquel balancer ses responsabilités. Ce serait mentir que de dire que la siamoise était surprise de cette annonce. Elle méritait bien un peu de repos. Elle comprenait la situation dans laquelle elle se trouvait, considérant même un moment aller lui dire quelques mots à la fin de la journée. Argh. C’est décidé, Dame de Cœurs devait vraiment être en train de virer folle. Depuis quand se souciait-elle des autres ? Des proches de Coup de Foudre ?

Il lui proposa de l’accompagner à l’Antre de la Guérisseuse, Amour-en-Cage. Pas besoin de justification : elle n’avait rien de mieux à faire et, de toutes façons, elle avait prévu aller y faire un tour pour s’informer sur l’état de Nuage de Rossignol. « Question de politesse. » Ou enfin, elle essayait de se convaincre.

Bientôt, la siamoise se glissa dans la grotte. Les odeurs parvinrent à ses narines assez rapidement, elles se mélangeaient et dansaient ensemble en harmonie – fleurs, baies, feuilles –. Certes, les odeurs étaient fortes, mais elles étaient réconfortantes et semblaient transporter Dame de Cœurs dans de souvenirs très lointains : le confort de la pouponnière, la chaleur de sa mère. Elle revint à elle-même quand la voix de Nuage de Rossignol parvint à ses oreilles :

‎‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎― « Amour-en-Cage ?

Son regard se porta naturellement à la blessée, accompagnée de son frère rongé par l’inquiétude. La guérisseuse était penchée au-dessus de l’apprentie. Automatiquement, la siamoise sut déceler l’angoisse de cette-dernière – les tremblements, son regard passant sur toutes les plantes présentes dans son antre, puis, l’effort pour masquer le tout dans sa voix :

‎‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎‏‏‎ ‎― Ne t’inquiète pas, tu es en sécurité, maintenant. Ça va aller, tu vas pouvoir te reposer et guérir tranquillement. Comment te sens-tu ?

Jusque-là, Dame de Cœurs avait préféré garder ses distances pour éviter d’interférer et d’être dans les pattes d’Amour-en-Cage. Elle s’était simplement contentée d’un hochement de tête pour la saluer quand leurs regards s’étaient croisés. Puis, elle avait observé Coup de Foudre se rapprocher, déambulant comme s’il était chez soi. Nul doute que ce n’était pas sa première visite ici, il avait dû pouvoir apprendre à connaitre chaque recoin de cette grotte dans les temps de Secret des Firmaments après tout.

Il l’invita à se rapprocher à son tour d’un mouvement du menton en sa direction. La siamoise se décida enfin à les rejoindre après être restée en retrait un bon moment, s’assoyant à distance toujours raisonnable pour s’assurer de ne pas gêner la guérisseuse dans son travail. S’il n’était pas de la situation et l’état de Nuage de Rossignol, il n’aurait pas pris bien longtemps avant qu’elle ne sorte sa mauvaise langue pour dire ce qu’elle pensait de ses actions en face. Mais elle se garda une réserve, pour l’instant.

“Comme quelqu’un qui vient de se faire renverser par un monstre” déclara-t-elle avec philosophie, avant d’étudier attentivement les sensations dans son corps, car elle n’avait pas cherché à décrédibiliser la guérisseuse en s'exprimant de cette manière. La douleur était si forte qu’elle ne pouvait qu’être estompée, même par le plus fort anesthésiant ou tranquillisant que l’on pouvait trouver dans la forêt. Elle ressentait des picotements dans le flanc droit, comme une colonie de fourmis à l’assaut de ses vaisseaux. La douleur se faisait ressentir au rythme des battements de son cœur, elle était vive et pulsatile : heureusement, Amour-en-Cage l’avait gavée de graines de pavots et elle était presque tolérable. “Ça peut aller” marmonna-t-elle avec humeur.

Nuage de Lézard posa une patte réconfortante sur son front mais avant même qu’ils puissent profiter un moment l’un de l’autre - au cas où, sait-on jamais, un sinistre évènement les empêche de se retrouver avant un long moment - deux autres chats firent irruption dans l’antre.

Coup de Foudre était là, debout dans l’encadrure de l’antre ordinairement protégée par le rideau de lichen qui s’étalait sur ses épaules noueuses. L’orage nocturne faisait toujours rage et l’espace de quelques secondes, la foudre frappa neuf fois, successivement, illuminant à chaque coup le chef et son expression indéchiffrable. Dans son ombre, en retrait, se tenait non pas Source de Secrets mais Dame de Cœurs - la Voix, celle qui leur faisait office de lieutenant. À la voir ici, Nuage de Rossignol commença à se poser des questions ; elle ne lui avait adressé la parole qu’une ou deux fois, dont le jour où elle avait accompagné Lycaon, en retard, à son entraînement. Jusqu’à ces derniers jours où elle n’en avait jamais plus eu rien à faire, l’apprentie l’avait toujours redoutée, à cause de sa réputation. Pourtant, elle gardait à l’esprit qu’elle avait été la novice de son père. Que faisait-elle ici ?

Si les trois membres les plus importants du Clan s’étaient réunis auprès d’elle, il ne pouvait y avoir qu’une seule réponse. On allait lui annoncer une terrible nouvelle. Laquelle ? Elle ne pourrait plus jamais marcher ? Elle venait juste de se lever, donc elle n’y croyait pas. Elle serait handicapée à tout jamais ? Avait-on décidé de la punir, de la bannir ?

“Tu ferais peut-être mieux de partir” murmura-t-elle à l’intention de son frère. “Ça va aller. Je demanderai à Amour-en-Cage si tu peux revenir juste après.”

Il l’observa, l’air hésitant, avant de se retirer discrètement dans le dos de leurs aînés. Le regard rivé sur elle, ils la dévisagèrent en silence si longtemps que Nuage de Rossignol se demanda s’il n’y avait pas quelque chose d’autre qui clochait sur elle, ou s’ils avaient seulement pris une décision sur son sort. Leur mutisme finit par l’agacer, si bien qu’elle se demanda à quoi ils servaient et si Amour-en-Cage n’était pas en pouvoir de les expédier hors de son antre pour qu’elle ait la paix. Si bien qu’elle finit par grommeler d’une voix enrouée :

“Vous comptez me regarder comme ça encore longtemps, ou bien y a-t-il quelque chose que je dois savoir ?”

Malgré son ton presque défiant, elle sentait une pointe d’anxiété lui percer le poitrail.

Rare considération, ou était-ce une partie d'elle qu'elle cachait? Pour toutes les mauvaises langues qui parlaient contre Dame de Coeurs et la décision de Coup de Foudre de lui donner une importance dans le Clan, elle remplissait son nouveau rôle à ravir. Elle ne retenait pas ses coups lorsque venait le temps de critiquer ce qu'il faisait, et elle ne prenait aucune pincettes pour lui rapporter ce qu'elle entendait des guerriers mécontents, mais devant l'occasion, ou plutôt l'opportunité de pouvoir invectiver une "stupide apprentie" quant à sa "traverse ratée" du Chemin du Tonnerre, elle s'était tue.

... Pour la même raison que lui, sans doute.

Même sans les regarder, il sut que toute l'attention de Rossignol, de son frère et de la guérisseuse s'étaient tournées vers lui. Dans le silence de l'antre, sous les percussions de la pluie de l'orage dehors (il se rendit compte en retard qu'il était détrempé, quelques goutelettes lui glissant sur le poil), le petit murmure que l'apprentie glissa à son frère fut comme amplifié.

— « Tu ferais peut-être mieux de partir. Coup de Foudre sentit au moins une paire d'yeux s'enlever de lui - ce devait être Lézard. Ça va aller. Car il devait être inquiet, si Rossignol se sentait obligée de le rassurer. Je demanderai à Amour-en-Cage si tu peux revenir juste après. »

Plusieurs raisons pouvaient pousser quelqu'un à éloigner les membres qui les soutenaient. La mésentente, par exemple (en les chassant), ou la fatigue (en leur donnant congé), mais à en juger par la lucidité dans les mots de l'apprentie, Coup de Foudre se demanda si ce n'était pas plutôt pour cacher à son frère sa vulnérabilité (se réfugier) - un seul coup d'oeil plus tôt lui avait permis de voir son état lamentable et, en toute franchise, il serait sorti s'il n'avait pas à s'entretenir avec elle. Après tout, la plupart des accidents causés par un monstre finissaient plus souvent que peu par--

— « Vous comptez me regarder comme ça encore longtemps, ou bien y a-t-il quelque chose que je dois savoir ?

...Ça devait faire peur, d'être visité par son Chef, qui ne disait rien, après s'être réveillée miraculée d'un accident qui aurait du la tuer.

Ravi de constater que Rossignol semblait encore avoir l'oeil fin.

— « --

Tsk - non, ça n'allait pas.

La première chose qu'il aurait dit aurait été une blague - retourner ses mots à la jeune chatte (que "pour ça, il faudrait déjà qu'il la regarde") mais l'effort lui parut futile.

Quelque chose d'autre lui parut plus important à confirmer:

— « ... Si tu peux t'adresser à nous comme ça c'est bon signe, non?  Ça veut dire que le pire a pu être évité.

Aussi le premier chat qu'il regarda, en baissant ses yeux du plafond, fut Amour-en-Cage, pour lui hocher cordialement la tête. Il était reconnaissant de son aide et ses services, bien qu'il se passa de mots pour lui dire.

Il redressa son dos et noua sa queue autour de ses pattes, baissant les yeux sur la blessée.

— Je suis venu voir comment tu allais. Venir ici m'est... (il baissa les yeux, les fit fuir par le côté, se trahissant d'un sourire amer, d'un haussement des épaules) difficile, alors j'ai demandé à Dame de Coeurs de m'accompagner.

...Plutôt qu'à Source, j'entend. »

Il s'éclaircit la gorge. Si ça se tenait c'était peut-être parce-que c'était vrai. Il fit s'abaisser ses deux oreilles, forçant l'expression, mais lorsqu'il rouvrit la bouche sur ce qu'il voulait enchaîner rien ne sortit.

Il lisait l'air, s'écrivant un script différent à chaque fois dans un coin de sa tête, explorant les angles avec lesquels attaquer. Après un silence il secoua sa tête. C'est qu'elle lui faisait mal à battre comme ça, ou c'était plutôt l'écho de la pluie qui battait? Vraiment, il n'y avait qu'une seule question à poser:

— « Rossignol mais qu'est-ce qui s'est passé ?

C'était à n'y rien comprendre - il serra les dents car qu'est-ce qu'il devait penser? La toute première fois qu'il était monté sur ce fichu Caillou au coeur du campement pour endosser ses responsabilités et déléguer respectivement à Dame de Coeurs et Amour en Cage les leurs il n'était pas sans se rappeler de ce qu'il avait fait révéler à la première.

— Tu peux me dire ce qui s'est passé ?...

Qu'il caressait le ventre des monstres, sous-entendant qu'il savait comment le faire, soupçonnant que tout ce chaos, toute cette souffrance était de sa faute, car qui sait si Rossignol n'avait pas cherché à l'imité?... Le bout de sa queue tapait la pierre - il ne voulait pas y penser--

« Le mimétisme est l'une de nos meilleures qualités »

Nuage de Rossignol tressaillit et se retourna avec un air médusé, et contrarié. Le silence s’abattit sur l’antre d’Amour-en-Cage comme une chape de plomb ; même le vent semblait retenir son souffle, tandis que l’orage s’éloignait et que la pluie assistait à leur rencontre, cachée dans la nuit, seulement trahie par le rugissement de l’eau qui s’écrasait sur la forêt depuis des jours et des jours. Mais la mauvaise santé de Nuage de Rossignol ne semblait avoir aucune prise sur son humeur et son expression était sombre et trahissait une pointe de colère.

“Je ne sais pas ce qui est pire. Avoir évité la mort, ou plutôt qu’elle m’ait évité elle.”

Bien entendu, elle disait cela sous le joug de l’infortune, mais elle n’était pas mécontente que Nuage de Lézard ait quitté l’antre car elle aurait eu honte d’avoir dit cela devant lui. Mais pas devant son Chef. Ce qu’elle voulait, c’était une réaction. Des explications, sans détour.

“Ce qu’il s’est passé… c’est que je sais désormais bien trop de choses pour… pour pouvoir…” elle commençait à perdre la face. “Regarder qui que ce soit droit dans les yeux sans éprouver de l’angoisse ou de l’hypocrisie. Je sais tout à propos de Source de Secret, Coup de Foudre. Pour elle, pour la rivière, la tanière… tout.”

Elle déglutit péniblement. Voilà que les effets du pavot commençaient à ne plus suffire, elle était trop réveillée et tourmentée pour se laisser gagner par la sensation relaxante qui l’avait aidée à trouver le repos quelques minutes plus tôt.

“Je déteste ce Clan. Je déteste y vivre. J’ai voulu partir. J’étais en colère, je… et je le suis toujours, et je ne sais pas si je saurai ne plus l’être un jour. Le comportement de certains m’horripile. Il n'y a plus aucune cohésion dans ce Clan. Et c’est à cause de toi. Tu ne les mets pas en confiance. J’ai du mal à supporter l’idée que notre Clan soit aussi divisé au point que j’ai voulu partir.”

Elle n’ajouta pas que tout ça, ce n’était pas ce qu’elle avait imaginé en devenant apprentie. Elle avait conscience que, comme tous les chatons, on lui avait fait miroiter des rêves de gloire et d’abondance, que son Clan était le plus valeureux de tous et que cette image lumineuse qu’elle avait porté en elle n’était que de jolies paroles. Mais elle savait aussi très consciemment qu’un Clan pouvait être capable de mieux que ce capharnaüm social.

“Pour le reste, je pense que tout le clan est au courant de ce qui s’est passé” elle jeta un regard entendu à Amour-en-Cage. “S’il-te-plaît, dit à mon père qu’il ne peut pas me voir.” car elle n’avait pas envie de le voir, du tout. Elle voulait qu’on lui fiche la paix.