L'heure du goûter [pv Petite Feuille] - end

Par ici, tout le monde se repose, parce qu'ils ont bien mangé, parce qu'une chaleur – quoique légère – monte tendrement depuis une terre humide. L'averse est tombée au moment du repas, une bruine légère qui l'a fait fuir en vitesse – ô mon petit lapin, danse, danse sous la pluie – dans les tétines de la grande nourricière. Le soleil de ses grandes mains s'est saisis de ces nuages nouveaux, le voici donc maître de ses cieux.

Petite Feuille peut entendre le calme des respirations qui, tendrement, soulèvent les flancs des habitants de ce trou. Cloîtrée au fond de la pouponnière, la petite, si petite chatte observe de ses grands yeux vert la gueule béante, grande ouverte sur l'Extérieur. Elle repense à son frère la veille, franchissant cette limite imperceptible sans le moindre appréhension, sans même ralentir sa course. Et pourtant c'est bien réel, se dit-elle, elle la sent et la voit ; le mur invisible qui tend vers elle ses pattes gluantes, s'accrochant à son pelage chaque fois qu'elle ose la profaner ne serait-ce qu'avec son museau rose et minuscule. Elle secoue sa tête, ses grandes oreilles claquent, tac-tac. Ne pas y repenser, ne pas y repenser sinon elle fera des cauchemars la nuit prochaine.
Il revient trop souvent, ce vent hurleur et insidieux. Il perce ses tympans, gèle ses os délicats, arrache un a un les poils de sa fourrure et amène avec lui sa foudre qui s'abat sur la terre pour la terroriser et se moquer. Petite Feuille aura beau hurler pour se défaire des pattes aux griffes railleuses, rien n'y fera ; elle est coincée.
Ses yeux se ferment, elle murmure pour elle même : « Bravo, tu viens de te repasser le rêve de la nuit dernière... ». Bien fort elle inspire et souffle, doucement. La brise sèche pénètre la pouponnière puis se glisse avec tendresse dans ses poumons, alimentant son cœur et son corps recroquevillé.
Ses yeux se rouvrent, ne glissent aucun murmure et se dilatent. Elle ne l'avait pas entendu arrivé, trop occupée à se tourmenter elle-même.

« - Ça roule, ma sauterelle ? R'garde c'que je vous ramène ! »

Elle a un mouvement de recul, presque un bond en arrière, instinctif, prioritaire sur tous les autres. Son poil double de volume tant elle est surprise, son hypersensibilité est de retour et Feuille prie, oh oui elle prie, pour qu'il n'y ait pas de cris aussi cristallins puissent-ils être. Dans sa tête elle compte « un, deux, … trois, quatre, … ». Puis plus rien d'autre ne bouge, mis à part les souffles des vivants. La petite enfant agite donc ses yeux, elle est en sécurité maintenant, compter c'est reprendre le contrôle sur la peur du bruit, sur la surprise, c'est contrôler le monde qui sévit tout autours et dans sa tête embrouillée, embrumée, emmêlée, emberlificotée.
Petite Feuille l'a bien vu son sourire, elle l'a vu et ça la rend triste. Son regard affiche maintenant un air désolé. Tout chaton normalement constitué se serait jeté dans les pattes de son père, d'autant plus quand celui-ci ramène un cadeau. Et, bien entendu, il faut que elle elle lui montre à quel point elle a eu peur, sans aucun filtre ni tact.

« - Maman vous a déjà ramené un campagnol, l'autre jour, haw ? C'est un peu pareil, la souris. »

Elle déglutit en regardant la souris passer des crocs de son père au sol propre – parce que récemment nettoyé – de la pouponnière. La curiosité fait grimper dans ses entrailles une sensation très chaude, ses poils se hérissent à nouveau mais ce n'est plus la peur ; non, elle se demande simplement quel est le goût de cette chose nouvelle. Petite Feuille remonte ce regard, brillant cette fois, dans les mirettes paternelles.

« - Bonjour papa... ! L'accueille-t-elle enfin, de sa voix très basse et très lente, bégayante. C-c'est donc à ça que ressemblent... les, souris ?

Le petit chaton n'ose pas la toucher, et si elle se réveillait ? Même si elle est persuadée qu'elle est morte écrasée par les dents du père, sa méfiance naturelle fait toujours des siennes. Du bout du museau elle se rapproche pour renifler et s'imprégner de la nouveauté incarnée par le cadavre à l'étrange odeur. Il y a quelques jours, c'était le campagnol. On s'est moqué d'elle – surtout une certaine voix à quelques longueurs de queue de là, à l'Extérieur – parce qu'elle ne trouvait pas ça très bon. Est-ce qu'elle était vraiment un chat qu'on disait, quelle piètre chasseuse allait-elle faire qu'on disait. Alors, aujourd'hui, elle est bien contente d'être seule avec son père. C'est sur, c'est certain, même si elle n'aime pas il ne se moquera pas.
Mais, et si il s'énervait ? Cette idée la fait frémir car les hurlements c'est sans doute ce qu'elle déteste le plus en ce monde. Elle déglutit.

« - Dis... tu es sur que ça se mange ? Tu dirais quoi si je n'aime... pas ?

Elle parle de plus en plus bas, comme si quelqu'un risquait de s'éveiller, comme si l'arc-en-ciel pouvait s'approcher.

Ses grands yeux dévorants enveloppent, sans le moindre doute, celui de son père et ses explications bien douces pour ce visage venimeux. Le grand serpent !

« - Et bah, si t'aimes pas, j'en proposerais un bout à Glycine quand... La sieste sera finie. Et si là, ma souris trouve toujours pas preneur, ben je la mangerais moi, haw haw ! »

De sa grosse patte, son père touche la souris comme une invitation supplémentaire à l'essai. Petite Glycine aura sans doute plus envie qu'elle de manger de la souris, du moins c'est la pensée qui traverse le fil de Petite Feuille.

« - Et toi, bah la prochaine fois je t’amènerais... Un écureuil? Ou un oiseau? Ou n’importe quoi d'autre, c'est pas les proies qui manquent ! Y mangent même des poiscailles, à la Rivière, peut-être que ça te tenterait, un vilain petit poisson tout gluant... »

Écureuil ! Oiseau ! Poiscaille ! Poisson ! Dans un coin de sa tête elle note ses mots opaques, bien décidée à connaître un jour la créature à laquelle ils appartiennent. Petite Feuille chasse ses pensées négatives, « Ce sont sans doutes des gros monstres mangeurs de chatons sans défense », « Leur visages doivent être constellés de traces sanguinolentes », « Les bruits qu'ils produisent vont te terrifier, tant et si bien que tu en mourras sans plus de cérémonie ». Il faudra accepter l'ultime réalité de la chaîne alimentaire et en temps voulus la comprendre pour maîtriser le monde.

Petite Feuille a bu ses paroles rassurantes, alors elle se décide enfin à essayer. À tenter, se laisser aller. D'un air déterminé elle croque à pleine dents la chair fraîche de la souris. Cette fois-ci, en cet instant unique les choses ont changé, pense-t-elle avec étonnement. C'est comme un instant de flottement dans la vie du carnivore. Il se trouve juste ici au creux de son estomac : un souffle interne électrisant éclatant virulent, remontant des sensations jusqu'au cerveau, une source exiguë aux origines inconnues mais dont l'ancienneté ne détrompe pas. Petite Feuille essaie de mastiquer, sans réellement comprendre ce que son corps tente de lui transmettre ; le plaisir de se nourrir de proies fraîchement chassées.
Ses fines dents ne lui permettent pas encore d'arracher, de croquer et de déchirer pleinement. Lorsqu'elle parvient finalement à glisser sur sa langue un tendre morceau, la voilà qui découvre le goût de la souris. Et cela lui paraît quelque peu meilleur que le campagnol, mais enfin, le lait se trouve être plus appétissant malgré tout.

« - Ce n'est pas... excellent, mais je préfère cette souris au campagnol... ! Qu'est-ce que c'est difficile à... à manger... »

Feuille sourit un peu à son père, elle se demande si il est fier qu'elle ait essayé.

« - Dis papa, tu as déjà mangé les écureuils ? Ou les poiscailles, ou les poissons ? »

Elle baisse sa tête, soudain soucieuse. Il y a comme un glaive au-dessus de sa tête. Ah, l'épée de Damoclès quand donc t'en iras-tu ? Quand donc laisseras-tu place aux abîmes colossaux des bonheurs ?

« - Je sais bien que je suis qu'une... pleurnicheuse toute nulle mais... J'aimerai bien découvrir ces choses moi aussi. »

Un poisson poisseux ? Feuille ouvre grand ses yeux et ses oreilles, avec l'air un peu bête de l'incompréhension. Dans les faits, Petite Feuille ne comprend pas encore tous les mots prononcés par les adultes. Leur vie remplit de phrases et d'assemblages de la langue lui apparaît si compliquée, si complexe, si difficile, si terrifiante. Son père a l'air amusé de cette suite de mots, tandis que face à lui la petite est bien incapable d'en rire.

« - T'es pas nulle. T'en verras, des choses, t'en fais pas. »

Les grandes oreilles du chaton se dressent, une pointe de fierté et de chaleur se glisse dans son cœur. Elle ne sait que répondre, ni même que penser, mais cet encouragement bien que léger déploie en elle un plaisir qui, sous le soleil, atteindra une apogée certaine.
Et pourtant. Est-ce qu'un jour cette trouillarde minuscule et insignifiante pourra-t-elle observer d'un œil nouveau les choses promises ? Cette existence grandissante et éphémère, aux clartés hurlantes, n'offre à Feuille qu'une vague impression d’inaccomplissement, écrasante réalité que la peur a enfermé dans une cage. La cage de ce bel oiseau se dirige lentement dans les courants stagnants d'un étang, embrumé par les braises d'un feu éteint à sa naissance. Alors ma tendre amie, Ô ma sauvage réincarnation, quand donc ouvriras-tu les yeux ?
En attendant, il lui faut boire, boire et boire encore, dévorer l'univers tout entier, afin d'espérer prétendre un jour à l'élèvement ultime. Pour l'instant, celui-ci se trouve dans les yeux ambrés de sa mère. Maman ! Maman qu'elle pense constamment ! Mais où est-elle en ce moment ?
Petite Feuille regarde son père avec ses mimiques à la limite de l'affolement, mais sa curiosité est bel et bien là.

« - J'espère que tu me montreras ce que c'est... un écureuil ! Mais... du coup... j'ai pas très très envie de manger les poissons. »

Si même son serpent de père indique que ça sent mauvais... Alors autant ne pas provoquer la douleur.

« - C'est qui la « rivière » papa ? Elle habite ici ? »

Ah ! Petite Feuille, tendre cerveau fraîchement habité par les coutumes inconnues de la vie, elle a encore tant à apprendre.

« - Nan, la rivière, c'est comme... Une très, très, trèèèèès grosse flaque, tu vois ? C'est dedans qu'il y a les poissons. Et, à côté de la rivière, y'a des chats qui vivent. Le Clan de la Rivière ! »

Son père marque une pause dans son explication, ce qui laisse le temps à sa petite d'ouvrir deux grands yeux. Fascinée, mais ce vrombissement interne elle le reconnaît très bien ; elle n'a vraiment, vraiment pas envie de voir ce que ça peut donner une très grosse flaque. Remonte de ses abysses un souvenir ; pas si lointain revenant qu'elle espérait enterrer profondément sous terre. Il pleuvait ce jour là, en fait c'était sa première pluie. La déferlante horrifiante répandait tout autours d'elle d'immenses balles aquatiques, gelant sa fourrure et ses frêles os ; il lui semblait que ce ciel ne cesserait jamais plus de l'écraser. Et lorsque, enfin, le glas sonna la fin de cette bataille, un coup de grâce bien malicieux lui fut infligé. Petite Feuille finit par sortir de son antre, découvrant pour la première fois l'odeur de la terre après la pluie, découvrant pour la première fois le trou remplit d'eau que l'on appelait « une flaque ». Ce geste était mesquin ; derrière elle, une grosse patte la poussa si soudainement qu'elle n'eut pas le temps de réagir. Feuille ne pu que lamentablement chuter à même la flaque, puis hurler, pleurer, disparaître dans la pouponnière en espérant ne plus jamais voir personne. Ce triste souvenir, elle l'enfouit aussi soudainement qu'il avait jaillis, « Je suis une grande fille, moi aussi ! J'ai mangé une souris ! ». Chuchotement intérieur, offre à cette âme un baume succulent, bien qu'éphémère.
Quant aux autres chats vivants aux côtés du serpent d'eau, Petite Feuille ne sait pas trop si il serait bon de les croiser un jour. À quoi ressemblent-ils ? Sont-ils en tous points semblables avec eux ? Elle est encore bien jeune, la compréhension de la notion de Clan se fera en temps voulu.

« - Y mangent du poisson tout le temps, et ils nagent, même. Du coup leur odeur est pas terrible, haw haw !
- Han ! S'exclame-t-elle, avec son regard tout tremblant. Ils nagent ?! Mais... ils ont pas peur de couler, de se noyer... ? J'aurai tellement peur, moi, dans la très grosse flaque... »

Par tous les moyens la petite, si petite chatte bloque son imagination pour ne pas se voir là, juste là ; seule, agitant ses pattes en tous sens au cœur même d'une eau hurlante et déchaînée. Ses cris sont ceux de [Kuro la grande], stridents tels une arme maléfique qui transperce toutes les chairs, les démons l'habitent et, au cœur même de ce monde, Feuille se perd toute entière, elle sombre lentement, à tout jamais perdue car la moindre réussite lui est inatteignable.

« - … Mais... Si je tombe dans l'eau, peut-être que toi tu viendrais me sauver ? Ou maman ? »

Oui, la solution se trouve peut-être juste sous ses yeux. Les tourments disparaissent, ils ne grincent plus à ses tympans, juste le temps de s'observer elle et son père comme s'ils étaient seuls au monde car ce monde à cet instant précis est comme suspendu.
Et puis, à la mention de sa propre mère, Petite Feuille se redresse un peu.

Son cœur est si grand, indemne, aucunement souillé, neuf de toutes ces formes alambiqués des sournoiseries du territoire des chats. Alors, lorsque son père lui dit qu'il plongerait dans l'eau sauver cette fragile créature ; elle le croit. De toutes ses forces Petite Feuille croit en son père, même lorsqu'il parle trop fort, provoquant d'incontrôlables spasmes musculaires, même lorsque ses jeux deviennent trop brusques pour ce corps délicat, ébranlable. Feuille lui sourit de toutes ses dents, ses petits crocs luisants. En fait, c'est peut-être même la première fois qu'elle lui sourit car aujourd'hui en cet immuable instant façonné par de parfaites circonstances ; elle est sincère et rassurée.
La quiétude se glisse, l'espace de quelques secondes. Tel un vent sans bruit, frais, en ce jour de la Belle Saison. Et il se couche juste là, comme un voile de bruine lumineuse, et pousse quelque chose de nouveau entre les insectes et les champignons magnifiques, ces habitants colossaux de la forêt qu'un jour elle apprendra à reconnaître. C'est cela, la quiétude. C'est ce vent et cette forêt, ce voile, mais aussi ce sentiment au fond de l'estomac, devenu propre pour la première fois. À la fois simple et complexe sensation, Feuille se perd sans perdre pied.

« - Merci, dit-elle simplement, tout doucement. »

Merci pour ces paroles rassurantes, merci pour ce moment offert. Petite Feuille ne comprend aucunement ce qu'il vient de se passer dans sa caboche en construction, mais c'était si doux qu'elle ne peut qu'espérer le ressentir encore. Un avant-goût du futur, pour le moment coincé dans une cage de ronces. Mais les boutons de roses vont éclore.
Petite Feuille se sent si bien, les yeux dans l’œil. Et son regard se tourne, au-dehors, au loin, elle aperçoit un oiseau – car elle sait ce que c'est, un oiseau – bien courageux. Il laisse tomber ses ailes au-dessus de quelques têtes de chats passant par ici, à la recherche de la chose qui lui a échappé. Il a bien de la chance, d'être si souple et si rapide, car un matou brun et gris manque de justesse de le saisir entre ses griffes. « Les adultes sont si grands, comme maman et papa, ils semblent si forts. »
Pour la première fois de sa vie, la petite se demande ce qu'elle sera une fois devenue une adulte.