Étoiles Perdues || Coup de Foudre - abandon

— Coup de Foudre. Quel plaisir.

Sous sa branche se trouvait une guérisseuse, et pas n'importe laquelle: la blanche-et-noire au parfum des Landes, celles aux oreilles abîmées avec le visage déchirée comparable au plus sang-chaud des guerriers de son Clan. Outre qu'à cette Assemblée qui avait été interrompue, la dernière fois qu'ils s'étaient vus avait été à la Pierre de Lune, pendant cette nuit interminable où il avait failli y rester, dans le sable et les sédiments de la grotte de la Vie.

La croiser à la lumière du soleil, dans les ombres du feuillage qui poussait pour redonner son pelage à la forêt, était à tout le moins bizarre. Et plus bizarre encore...

— Tu es venue seule?

Sans se soucier de son apparente mauvaise humeur il fit mine de regarder autour, sa position en hauteur lui permettant de vite fureter des yeux les buissons et les racines parmis les herbes hautes du territoire. Il ne descendit pas de sa branche, se contentant de pencher sa tête avec sa question, ne se gênant pas d'épier la guérisseuse assidûe. Il ne s'en lassait pas - Vent du Nord était fascinante à observer. Avec ses deux yeux de couleurs différentes, il ne savait jamais lequel regarder.

Coup de Foudre baissa les yeux sur le végétal que Vent du Nord s'affairait à déraciner, haussant un sourcil. Il n'en reconnaissait pas beaucoup - les pissenlits, les prêles, les feuilles de chêne ça allait (oh, et n'oublions pas les passiflores), mais cet ammoncellement de petites fleurs violettes aux feuilles vertes ne lui disait pas grand chose. Ou... peut-être était-ce parce-qu'il avait l'habitude de les voir séchées, et à la pouponnière, plus que dans l'herbier d'Amour-en-Cage.

— Jolie trouvaille, il dit, à défaut de savoir comment qualifier sa "trouvaille" autrement.

— « Mon apprenti est mort la lune dernière. »

Alors c'était ça.

Coup de Foudre ne répondit rien, surtout qu'il prit le temps d'intérioriser cette mine de rien qu'avait pris Vent du Nord pour annoncer la nouvelle. Il pencha sa tête de l'autre côté, surtout lorsqu'il la vit relever le nez, confronté à ses deux yeux différents et confronté une fois de plus à ne pas savoir dans lequel regarder.

— « Si tu comptes rester perché, parle plus fort. Sinon j’entend rien.

Du haut de sa branche, le bengal cilla.

C'est vrai, avec l'état des ses oreilles, Vent du Nord était un peu dure, d'oreille. Il se rappelait vaguement quelque chose par rapport à son équilibre mais il battit le souvenir d'un chassé de sa propre oreille, et, de bonne foi, se pencha sur sa branche avant de se laisser tomber. Il se réceptionna au sol les quatre pattes fléchies, puis se redressa en étirant une patte derrière lui, se mettant à la hauteur de la toute toute petite guérisseuse du Vent.

— « Je disais : la mienne aussi.

Et il fit mine de regarder ailleurs, en ajoutant: Un Monstre sur le Chemin. Le genre d'histoire qu'on entend tout le temps. Un sourire vers personne, crispé, tendu, féroce. Et si ce n'est pas eux, alors c'est des chiens. »

Rossignol avait été une apprentie pleine de potentiel, mais l'aiguille du temps ne revenait pas dans son sillage. Quand un chat mourrait de maladie, on emmagasinait les plantes pour la prévenir chez les autres. Quand un chat mourrait d'un monstre, on limitait l'accès au Chemin du Tonnerre. C'était logique. Réactif.

Mais c'était toujours trop tard. Le Clan du Tonnerre avait besoin de faire mieux. Plus que de le réactivité, Coup de Foudre voulait de l'anticipation. Il voulait son Clan proactif. Il doutait que son interlocutrice ait envie de débattre sur ce genre de spécificités, néanmoins.

— « Quoi qu'il en soit : désolé pour ta perte. »

Maintenant qu'il s'était rapproché, il pouvait voir son poil à la guérisseuse. Rêche, emmêlé, qui n'avait pas vu de coup de langue depuis trop longtemps, les cernes à ses yeux passant inaperçus sous les ronds noirs de son masque en face et la queue en épis. Comment le Clan du Vent ait pu se permettre de laisser sortir leur guérisseuse avec une aussi pauvre apparence? Sûrement quelques guerriers auraient pu la prévenir, non? Ou ce qu'ils appelaient leurs "sentinelles", postés aux coins des Landes, sûrement ils auraient pu soigner sa présentation en la voyant sortir des Terres?...

Mais au vu de l'absence de lumière qui brillait dans ces deux yeux disparates Coup de Foudre arriva à la conclusion que son apparence, étrangement, ne semblait pas être un souci de la guérisseuse. Même qu'il serait allé dire qu'elle s'en fichait complètement - et pour peu, il ressentit une brève, très brève montée de jalousie, devant cette chatte si bien vue qui n'avait pas à se lever avant l'aube afin de tout lisser, dissimuler et arrondir sa personne pour être considérée digne d'être écoutée.

Ou les Étoiles, avait dit une Guérisseuse, d'entre tous les chats. Le truc, avec les Étoiles, c'est qu'on en avait jamais vue une descendre du ciel et utiliser ses propres griffes et crocs pour commettre ses méfaits. On les remerciait pour des proies qu'on ne les voyait jamais chasser; on les maudissait pour des actes qui ne les concernait même pas. Et n'était-ce pas Coeur de Puma qui lui avait dit croire que sa compagne, Tornade Vive, les visitait dans leurs rêves, la nuit?

Savoir un guerrier plus pieux qu'une guérisseuse était... curieux.

— « Mes condoléances également. »

Malgré lui, Coup de Foudre sourit, hochant sobrement sa tête et s'asseyant par terre pour paraître moins grand, moins imposant dans sa bulle personnelle à la petite guérisseuse. Il lui devait bien ça. Il lui devait aussi de ne pas prendre de grands airs et c'est donc avec cette même mine de rien qu'il glissa, pour tester:

— « ...Sans vouloir t'offenser, je croyais que c'était dans votre "Code" de lécher le poil aux Étoiles? »

Ou peut-être que perdre son apprenti eut été la goutte de trop?

L'entente de son rire, même insincère, ne fit que raviver son sourire au bengal. Il s'autorisa un petit coup d'oeil en biais, sans plus.

— « Au risque de te décevoir, il n’y a rien de tel. Je ne brise pas les règles.
— Quel dommage, feignit-il sans prendre la peine d'enlever son sourire, appréciant ce nouveau jeu.

Il s'était attendu à ensuite rebondir sur des insultes (la première fois qu'ils s'étaient rencontrés, la petite Guérisseuse l'avait tiré de la grotte de la Vie, et elle avait eu peur de lui - de toute l'image que lui donnaient ses rumeurs) mais voilà que Vent du Nord délia plutôt sa langue pour exprimer le fond de sa pensée:

— « Les Étoiles ont le pouvoir de donner neuf vies à des chats. Il ne t’est jamais venu à l’esprit qu’elles pouvaient aussi choisir d’en retirer ? »

Il pencha la tête, lui prêtant un peu plus d'attention à ces propos, les oreilles grandes ouvertes malgré les poils coiffés dedans.

— « Le Monstre, c’est peut-être elles qui l’ont placé à cet endroit là, à ce moment là… »

Et il secoua sa tête. C'était une hypothèse intéressante, mais les Étoiles ne donnaient les Vies qu'en passant par leur précieuse Pierre de Lune; force était de croire qu'elles les reprenaient de la même façon. Ainsi allait leur rituel, non? Ce n'était jamais arrivé d'une autre façon. Autrement, comme pour Étoile de Suie, elles les enlevaient manuellement par le biais des griffes de leurs suppôts mortels.

Vent du Nord rit à nouveau, moqueuse, amère, acerbe et en colère. Bien qu'il ne pouvait complètement vivre pleinement la sienne, l'émotion ne lui était pas complètement étrangère:

— « Quand Tâche d’If leur a tourné le dos, elles ont rendu mon Clan malade jusqu’à ce que l’on retourne sur le droit chemin.

Quand j’ai voulu devenir guerrière, elles m’ont pris mes oreilles et mon équilibre.

Quand je suis tombée amoureuse, elles m’ont enlevé mon amie.

Les Étoiles sont puissantes, tellement puissantes qu’elles n’ont pas besoin d’avoir de pitié pour les mortels.

De toute manière, elles savent très bien que si quelqu’un essaie de se venger, elles pourront l’envoyer dans la Forêt Sombre.

Rien ne les atteint.

C’est inutile d’essayer de changer quoi que ce soit. »

— « Hmm... »

Il ne manqua en rien le coup d'oeil qu'elle lança en sa direction, car il fit de même. Elle le testait. Elle voulait savoir. Elle mourrait de l'entendre - pas de "pas de discussion" aujourd'hui. Coup de Foudre haussa les épaules, fermant ses yeux, retrouvant un sourire car très bien, il lui donnerait ce qu'elle voulait.

— « ... Tu as déjà vu les dessous d'un monstre? Sous leur carapace se trouve un exosquelette si lisse sur lequel rebondissent les rayons du soleil. La vue est absolument magnifique.

Un domestique avait rejoint le clan, à l'époque. Il utilisait les monstres pour tuer ses proies. Il les appâtait à les suivre sur le chemin, puis il prenait position, et à tout les coups il passait entre ses pattes. Il m'a appris la technique - il m'a appris que les Monstres suivent leur propre "Code", sur le Chemin du Tonnerre, que la pierre noire, blanchie au centre, contrôle la direction où vont leur nez.

Un domestique, Vent du Nord. Un bon à rien de la ville.

Coup de Foudre de tourner la tête vers elle.

Grâce à lui, moi aussi, je peux passer en dessous des pattes d'un monstre. Je l'ai fait plusieurs fois pour tester sa théorie. Juste pour m'assurer qu'elle fonctionne. Juste pour m'assurer que ce n'est pas qu'un coup de chance.

Je regrette ne pas l'avoir apprise à Rossignol, mais je ne crois pas que les Étoiles soient responsables de sa mort. Les Monstres sont leur propres créatures, avec leur propre anatomie, leurs propres faiblesses; on en attribue trop aux Étoiles.

C'est bien là le problème, non?

Car quand je les ais rencontrées, elles étaient faibles, et tristes. Que des chats comme nous, séparés de ceux qu'ils aiment.

Ça devrait suffire.

Pour une fois qu'il avait le droit de dire les mots qu'il voulait sans qu'on lui en mette dans la bouche. Pour une fois qu'on était intéressé à savoir le fond de sa pensée. Si elle voulait reprendre les faux-semblants ensuite, soit, mais au moins elle était fixée; un chat qui n'avait pas peur des Monstres n'avait assurément pas peur du courroux de la Toison Argentée.

« Tu as déjà vu les dessous d’un monstre ? »
Vent du Nord se tourna vers lui, le regard outré. Bien sûr que non ! L’un d’entre eux avait failli tuer sa mère quand elle s’était jetée sur elle pour l’empêcher de se faire écraser. Elle n’allait certainement pas cracher sur ce sacrifice pour la simple curiosité d’aller voir les dessous d’un monstre. Mais la question de Coup de Foudre était évidemment réthorique, et elle le savait. Mais ce qu’elle savait surtout, c’est ce que ces paroles impliquaient : lui, il avait déjà vu, ces fameux dessous d’un monstre. Le meneur du Clan du Tonnerre jouait avec sa vie, ce qui, en soit, ne l’étonnait pas vraiment. Était-il à un vice, à une idiotie près ? La guérisseuse secoua la tête, atterrée par la simple pensée qu’il aurait pu se coucher sous un monstre courant à toute allure, juste pour voir. Qu’est ce que ça avait changé à sa vie d’aller voir ça d’ailleurs ?
« Sous leur carapace se trouve un exosquelette si lisse sur lequel rebondissent les rayons du soleil. La vue est absolument magnifique.
— J’imagine que tout est subjectif, grommella la bicolore.
— Un domestique avait rejoint le clan, à l'époque. Il utilisait les monstres pour tuer ses proies. Il les appâtait à les suivre sur le chemin, puis il prenait position, et à tout les coups il passait entre ses pattes. Il m'a appris la technique - il m'a appris que les Monstres suivent leur propre "Code", sur le Chemin du Tonnerre, que la pierre noire, blanchie au centre, contrôle la direction où vont leur nez.
Un domestique, Vent du Nord. Un bon à rien de la ville.

Il se tourna vers elle, et elle en fit de même. Elle ne comprenait pas où il voulait en venir, avec ses histoires de monstres, de domestiques et de Code qui n’était pas le leur. Elle ne comprenait pas l’intérêt non plus. Quel rapport avec les Étoiles ? Le bout de sa queue fouettait l’air de frustration, ce qui n’était pas vraiment inhabituel en la compagnie du bengal.

— Grâce à lui, moi aussi, je peux passer en dessous des pattes d'un monstre. Je l'ai fait plusieurs fois pour tester sa théorie. Juste pour m'assurer qu'elle fonctionne. Juste pour m'assurer que ce n'est pas qu'un coup de chance. Je regrette ne pas l'avoir apprise à Rossignol, mais je ne crois pas que les Étoiles soient responsables de sa mort. Les Monstres sont leur propres créatures, avec leur propre anatomie, leurs propres faiblesses; on en attribue trop aux Étoiles.

Vent du Nord tiqua lorsqu’il évoqua ce qu’elle supposa être son apprentie, tuée par un monstre. Comme si avoir réussi a passer dessous, peut-être — aller, peut-être dix fois — signifiait qu’il n’y avait aucune marge d’erreur, aucune chance que sa queue ne soit déchirée par les pattes rondes, noires et puantes d’un monstre. Aucune chance qu’il se décale un peu trop et qu’il emporte la vie du chat avec sa fuite. Mais elle ne dit rien. Elle savait que c’était inutile. De la salive gâchée.

— C'est bien là le problème, non? Car quand je les ais rencontrées, elles étaient faibles, et tristes. Que des chats comme nous, séparés de ceux qu'ils aiment.

Elle le considéra quelques secondes, les yeux rivés sur lui. Elle ne le comprenait pas — et elle essayait, pourtant. De comprendre le pourquoi, le comment, toutes les raisons qui faisaient que Coup de Foudre était Coup de Foudre, qui faisaient de lui ce qu’il était aujourd’hui, qui le faisaient agir de la sorte, qui lui avaient permis de ne pas mourir avant l’âge de 20 lunes malgré son comportement de daredevil. Elle ne comprenait pas.

— Et tu les as rencontré combien de fois les Étoiles, Coup de Foudre ?

Elle pencha la tête vers le sol, reprenant la cueillette qu’elle avait laissé en suspens le temps que le chat du Tonnerre termine ce qu’il avait à dire. Petit coup de griffe après petit coup de griffe, minutieusement, elle découpait la tige de chaque fleur.

— Tu parles à une guérisseuse. Les Étoiles, je les vois toutes les lunes depuis que j’en ai neuf. On parle de divinités qui peuvent offrir neuf vies — est ce que tu réalises ce que ça représente, neuf vies ? Elles peuvent permettre à des chats de mourir, et de revenir à la vie. Elles peuvent permettre aux guérisseurs d’avoir des visions, de déchiffrer des prophéties, même si—

Vent du Nord s’arrêta un instant, immobile, repensant au message des Étoiles qui les avaient prévenu pour l’arrivée des prophètes. Elle soupira, et recommença à couper. Tic, tic, tic. Elle ne l’entendait pas, mais elle aimait la sensation de la tige qui cédait sous sa griffe. Elle lui apportait un certain réconfort.

— Même si je ne comprend pas toujours, pas- -- pas souvent leurs intentions. Je ne sais pas pourquoi ils tournent autour du pot avec des messages mystiques, au lieu de simplement nous dire que les « Prophètes » sont en chemin.

Lorsqu’elle eut fini, elle posa son tas de plantes bien rangé entre les racines. La guérisseuse s’assit, la queue enroulée entre ses pattes.

— Je pense que tu as raison sur un point. Elles sont tristes. On les force à regarder les vivants se remettre de leur mort, vivre et s’amuser sans eux. On les force à regarder leurs proches oublier leurs existences pendant plusieurs semaines, voire lunes, et des fois ça leur revient, ils sont tristes quelques minutes et puis, après un haussement d’épaules ils passent à autre chose. Et moi, je pense que ça les rend cruelles. Je pense que peut-être que si tu es toujours en vie aujourd’hui, après tout ça, c’est parce qu’elles sont capables de te faire souffrir ici. Si elles sont si misérables, ça doit leur faire du bien de voir les autres souffrir. Avant de mourir, c’était des chats comme toi et moi.

Et c’était là l’une des choses qui effrayait le plus Vent du Nord à leur sujet : le fait que les divinités qu’ils vénéraient tous n’étaient autre que d’anciens vivants. Des chats faillibles, plein de qualité mais aussi de défauts, plein de biais, et plein d’émotions.