Aurore et crépuscule || Aurore

Son travail consistait à accompagner les chats de son Clan tout au long de leur vie. Cela commençait dès leur naissance — elle aidait les Reines à mettre bas, à les faire venir au monde aussi paisiblement qu’il soit possible de le faire. Elle surveillait leur santé, pansait les plaies, soignait les petits bobos des jeux d’enfants, des apprentissages et des bagarres. Lors des périodes d’épidémie, elle faisait de son mieux pour endiguer la maladie, et pour que les victimes s’en remettent le mieux possible. Beaucoup disaient que c’étaient un beau métier — le plus beau du monde, lui avait-on même dit un jour, car il permettait à tous de rester en vie et en bonne santé.

Personne n’ignorait que le rôle de Vent du Nord concernait aussi la mort — part indissociable de la vie, finalité inévitable pour toutes les âmes ici bas. Mais c’était un sujet tragiquement tabou dont personne ne souhaitait vraiment parler. Pourtant, la guérisseuse du Clan du Vent en avait fait malgré elle sa spécialité. Accompagner les malades et les blessés en fin de vie vers la mort, aussi paisiblement que possible. Les vieux comme les moins vieux, sans distinction. Si tout chat méritait une vie digne, il en était de même pour leur mort. Depuis le début de sa carrière, elle les avait tous accompagné, sans jamais détourner le regard : des chatons, des adultes qui restaient malgré tout les enfants de leurs parents, des mères et des pères qui laisseraient derrière eux des petits, et même sa propre sœur, sa propre mère, son propre père et sa propre tante.

Tous.

Sans exception.

Elle les accompagnait vers ce lieu inconnu et terrifiant aux yeux des vivants. Un dernier voyage, ensemble, qu’elle s’efforçait de rendre le plus doux et le plus tranquille possible.


C’était, ce soir, le tour d’une seconde sœur.
Depuis qu’elle avait recroisé Aurore quelques lunes plus tôt, elle avait su que ce jour viendrait tôt ou tard. Sa condition était incurable, elle n’avait fait que repoussé l’échéance grâce à des soins appropriés. Aujourd’hui, la jeune « meneuse » de la Tribu sentait qu’elle commençait à atteindre ses limites. Alors elle lui avait demandé, à Vent du Nord, cette chose tabou dont personne n’osait effleurer le sujet. Elle lui avait demandé de la laisser mourir.

Peut-être était-ce cruel. Peut-être était-ce horrible. Peut-être que cela faisait d’elle un monstre, mais Vent du Nord s’en moquait. Elle n’avait pas remis en cause la demande de sa sœur, ne lui avait pas demandé si elle était sûre, si elle ne voulait pas simplement renforcer son traitement ou se reposer davantage.
Elle savait.
Il était temps, et c’était ainsi. Les sentiments et les états d’âmes de la guérisseuse n’avaient aucune importance, et ne devaient pas influencer l’ordre des choses.
Elle aimait sa sœur — à peine retrouvée, elle devait déjà la quitter. Elle ne voulait pas la laisser partir, elle voulait la retenir ici, avec elle, passer encore plus de temps ensemble. Mais les choses ne marchaient pas comme ça, et elle le savait.

Que se serait-il passé, si Vent du Nord lui avait refusé le droit de mourir ? Aurore se serait débrouillé pour mourir seule, quelque part. Et peut-être qu’elle échouerait, et ce serait terrible, et elle souffrirait énormément. Personne ne voulait cela non plus.

Alors la guérisseuse lui avait sourit, tout simplement, et lui avait demandé « la semaine prochaine, juste avant la pleine lune, ça ira ? » pour lui laisser le temps de faire ses adieux et de tout mettre en ordre avant son départ pour ceux qu’elle laissait derrière, et puis, « tu sais où tu voudrais partir ? »

À l’heure où elle se mettait en route pour la Tribu, un petit sac de feuille transportant une souris fourrée d’une baie d’if et de miel et un rouge-gorge sain dans la gueule, Vent du Nord ne le savait toujours pas. Elle lui avait laissé le temps de la réflexion — chose qu’elle avait le privilège de pouvoir faire. La plupart des malades et des blessés mourraient sur le champ de bataille, ou dans la pénombre de sa tanière.

Elle rejoignit Aurore comme elle l’avait fait ces dernières lunes, comme si ce n’était qu’une visite banale et habituelle. Car, pour elle, la mort avait un sens différent de celui que lui donnaient le commun des mortels. Elle était pleine de paradoxes — aussi juste qu’injuste, aussi affreuse que douce, aussi fracassante que normale. La mort était la mort, tout simplement. La fin de la vie, un point à la fin d’une phrase plus ou moins longue, plus ou moins complexe, plus ou moins belle.

— J’ai ramené de quoi manger, dit-elle à sa sœur. Ça te dit, un dernier repas en tête à tête ?