Les Pots Cassés (Glycine)

Entre Bois de Hêtre* et Nuage de Glycine, ça ne collait pas. Le vieux guerrier s’obstinait à considérer l’apprenti comme une apprentie, ce qui irritait plus encore l’adolescent qui était déjà sur le point d’exploser. Il n’y mettait jamais du sien, n’écoutait pas les consignes, n’avait même pas été intéressé ni attentif par l’exploration du territoire le premier jour. Le fier vétéran, qui s’était donné pour objectif de remettre ce jeune apprenti « dans les rangs » et d’en faire « une valeureuse guerrière » avait fini par se faire une raison, et abandonner. Il ne serait pas son référent. C’est ce qu’il lui avait annoncé ce matin même, ce à quoi Nuage de Glycine avait répondu par un haussement d’épaule.

Il s’en foutait. Il s’en foutait de tout et plus rien n’avait vraiment d’importance. Dans la pouponnière, il était peut-être celui qui avait le plus attendu le jour où il deviendrait un Nuage, où il pourrait explorer le territoire. Ces rêves et ces attentes avaient été brisées le jour de son baptême : il n’en restait plus rien.
Alors l’annonce de Bois de Hêtre ne lui avait fait ni chaud, ni froid. Il en était même presque satisfait, de s’être débarrassé de ce vieux con. Fier comme il était, il ne s’était sans doute pas vanté au reste du Clan d’avoir lâché l’affaire — tout le monde penserait donc qu’il était toujours avec lui. Nuage de Glycine pouvait donc sortir seul.

Il détestait être seul. Et pourtant, il n’avait envie de voir personne. Ni sa mère, ni sa sœur sur laquelle il avait hurlé la veille, ni son idiot de père. Son foutu père qui l’avait oublié.

L’apprenti avait conscience des dangers qu’il y avait à trainer seul, inexpérimenté, sur un territoire encore inconnu. Ça aussi, il s’en foutait. « S’il m’arrive quelque chose, peut-être qu’enfin ils penseront à moi », se disait-il. « Mais il sera trop tard, bien fait pour leur gueule. » Il espérait qu’ils pleureraient, et le regretteraient tous. Ça leur apprendrait.
Il n’avait pas envie de mourir, bien évidemment. Loin de là — en dépit de toute la tristesse qui l’accablait depuis quelques jours, et qui finirait bien par s’apaiser avec le temps, Nuage de Glycine voulait vivre, grandir, devenir un valeureux guerrier. Sa conversation avec Nuage de Tempête, et leur rivalité renforcée par leur nouveau statut d’apprenti, avait au moins eu le mérite de lui offrir une motivation. Il voulait devenir meilleur, prouver qu’il était bon. Bien que pour l’instant, une colère et une tristesse qu’il n’arrivait pas à maîtriser primaient sur tout le reste.

Il s’arrêta à un endroit qu’il ne connaissait pas. C’était calme, paisible, et une douce chaleur à peine perceptible qui s’était faufilée dans la forêt hivernale trainait avec elle une bonne odeur de sève.

Un bruit inconnu le figea sur place. Il s’immobilisa, désirant devenir invisible, espérant que personne ne le remarquerait. Dressant la tête pour observer de qui il s’agissait et priant les Étoiles pour que ce ne soit ni son père, ni sa mère, il fut soulager de constater que ce n’était qu’un lérot.

Nuage de Glycine avait faim. Poussé par l’instinct, maladroitement formé par les six longues lunes de jeux de chatons desquelles il sortait tout juste, il prit une position de chasseur. Sur la fine couche de neige, la proie ressortait plus vive que jamais, demandant presque à être attrapée. Il fit un bond, glissa sur la neige, et atterrit au moins trois longueurs de queues de là où était la proie. Il avait sauté de beaucoup trop loin, et maintenant, le lérot avait disparu.

Un autre bruit le distrait à nouveau. Espérant trouver une nouvelle proie, les poils de son échine se dressèrent d’un seul coup lorsqu’il aperçu le visage familier de Masque de Serpent. Nuage de Glycine retroussa ses babines, sifflant un léger grognement.

— Haw, fit-il sur un ton sec et moqueur. Si c’est pas Masque de Serpent qui se rappelle qu’il a un fils.

Il lui tourna le dos sans se faire attendre, avec l’objectif de le semer.

— Retourne voir ta fille adorée, elle t’attend.

Et il se mit à courir.
(* c’est un PNJ)

Il fut stoppé net dans sa course, et se ramassa la gueule par terre. Le choc de son menton contre le sol, amorti par les feuilles givrées, ne lui fit même pas mal. C’est ailleurs que Nuage de Glycine avait mal — que ce mal se propageait et le torturait depuis quelques semaines déjà. Qu’il sentait son cœur enserré par des épines vicieuses qui poussaient dans sa poitrine. Une forêt entière de ronces acérées.

— Lâche moi !!! s’écria-t-il. Se retournant, il lui donna un coup de patte sans griffes au visage. Me touche pas !

Il se souvenait encore de cette période idyllique. De ces moments de joies quand Louve des Bois venait à la pouponnière. Des éclats de rire quand ils étaient tous réunis. De sa fierté quand ils avaient visité le cirque, et de tout l’amour brulant qu’il ressentait dans son cœur lorsqu’il était entouré de sa famille. Tous ces petits moments là rendaient les instants les plus difficiles parfaitement insignifiants. Son étrange aventure avec l’oiseau de proie et le guerrier de la Rivière avait été vite oubliée. Même ce qu’il avait fait à Petite Tempête avait fini par lui passer par dessus très rapidement, car il savait que quoi qu’il arrive, sa famille était là.
Et puis le temps lui avait laissé comprendre qu’il avait tort. Que depuis le début, il se trompait.
La première fois que Masque de Serpent était parti seul à seul avec Petite Feuille, il n’avait rien dit, et ne s’était même pas senti blessé. Ce n’était qu’une fois, après tout. Demain, ils partiraient tous ensemble et tout serait oublié. Mais ces balades privilégiées entre père et fille étaient devenues récurrentes, et Nuage de Glycine, lui, restait au camp. Il se souvenait de tous ces moments où, peu importe où il était, il les sentait s’éloigner. Peut-être parce qu’il était si proche de sa sœur que quand elle n’était plus proche de lui, ça raisonnait quelque chose en lui. Il n’en savait rien. Toujours est-il que peu importe où il se trouvait dans le camp, à ce moment là, il les voyait toujours partir sans lui, franchir les fourrées qui délimitaient la frontière du camp. Sans se retourner. Sans lui proposer. Sans jamais penser à lui. Il s’était toujours retenu de pleurer, car ils deviendraient bientôt apprentis, et quand ils le seraient, tout redeviendrait comme avant.

Ça ne s’était jamais produit. Tout avait empiré.

Les questions stupides de son père lui firent s’hérisser son pelage. Sa crinière doubla de volume, la crête le long de son dos se dressa de plus belle. Sa queue, elle, fouettait l’air comme le fouet des dompteurs du cirque. Quand à ses larmes, il n’arrivait plus à les garder pour lui. Elles débordaient, débordaient et débordaient encore.

— Ça fait quoi, tu crois, de découvrir que tes parents ont un enfant préféré, hein ? Tu crois que ça me faisait quoi quand je vous regardais partir vous amuser tout le temps sans moi, pendant que j’étais derrière tout seul avec ces- ces- ces putains de pervers obsédés par ce que j’ai entre les pattes, qui veulent à tout prix me réparer ? Hein ? HEIN ?

Ses « hein », ils ressemblaient à des « haw » tout cassés.
Ça le foutait en rogne. Il bouillonnait de rage.

— LAISSE MOI !

Il avait gardé tant de choses sur le cœur, sans jamais oser en parler, de peur de dire quelque chose qui pourrait blesser ou froisser un membre de sa famille. Maintenant qu’il était convaincu qu’ils ne l’aimaient pas, il s’en foutait un peu.

— À cause de toi, Petite Feuille me déteste, et je lui ai fait du mal. À cause de toi, elle mange plus rien ! À-À… À cause de toi !! Je- … Si tu me déteste, dis le moi. Si tu veux que je parte du clan parce que t’as honte de moi, dis le moi. Ça ira plus vite, tu m’épargneras bien d’autres emmerdes, Serpent, et moi j’arrêterais d’être un fardeau pour toi et Petite Feuille.

hors-rp:

Nuage de Glycine avait beau essayer de rassembler toute la mauvaise foi du monde, il n’arrivait plus à se convaincre que son père lui mentait — qu’il le détestait. Parce que c’était faux, après tout, et il en avait la preuve vivante et bien concrète juste devant les yeux. Son père, qu’il connaissait bien et qu’il admirait tant — sanguin, vif, toujours le mot pour rire et qui pourtant perdait pied face au désarroi de son fils. Et ça lui faisait bizarre, de voir son père comme ça si déstabilisé, rendu là à chercher ses mots face à un gamin. Ça lui faisait mal. Il avait l’impression que c’était de sa faute.

Et au final, c’était aussi un peu de sa faute. Il n’était pas le seul responsable — il n’y avait pas un seul coupable clair et précis dans toute cette histoire; ce n’était que les conséquences d’une longue chaîne d’actions et d’acteurs bien trop complexes pour sa propre compréhension — mais il en faisait parti, malgré tout.

Il repensa à ce qu’il avait dit — à ce qu’il avait fait à sa sœur. Il n’y avait sous ses yeux plus que le sol qui se troublait et qui bougeait dans tous les sens derrière les larmes qui lui brulaient les yeux.

Il savait que son père l’aimait — il en avait eu la preuve, celle qu’il voulait et attendait depuis des semaines, maintenant, et pourtant il ne parvenait pas à s’en satisfaire. Ça ne le rendait pas plus heureux, ça ne résolvait pas tous ses chagrins. Parce qu’entre temps, Nuage de Glycine avait fait pas mal de conneries, lui aussi. À défaut de l’avoir consolé, les paroles de son père l’avaient malgré tout rassuré et avaient fait s’envoler la colère. Il ne restait plus que la tristesse, un terrible sentiment d’injustice et une culpabilité qu’il ne parvenait plus à porter seul.

— J’ai fait du mal à Petite Feuille, marmonna-t-il entre deux sanglots, les dents serrées.

Il se recroquevilla, plus vulnérable qu’il ne l’avait jamais été, brisant l’image du chat désormais plus pré-adolescent que chaton si fort, courageux et indépendant qu’il s’efforçait tant de construire. Il n’en restait plus qu’un gamin tout tremblant et désespéré, qui pleurait et bavait si fort qu’il allait finir par s’en déshydrater.

— J’ai fait du mal à Petite Feuille !! cria-t-il alors. Je lui ai fait du mal !

Et à ça, il n’y avait, pour Nuage de Glycine, pas vraiment de circonstances atténuantes. Peu importe sa douleur, peu importe le contexte, blesser sa sœur avec ses mots avait été sa décision, l’objet de sa propre volonté. Au final, Nuageuse Nuit avait sans doute raison d’avoir peur de lui.

— Je suis un monstre ! tenta-t-il de dire, mais sa courte phrase fut entrecoupée de sanglots et totalement massacrée par sa gueule bizarre qui ne faisait même plus l’effort d’articuler.

Il croisait parfois la silhouette de sa sœur non loin de la pouponnière, qu’il voyait s’amaigrir de jour en jour. Et il n’osait plus l’approcher — non pas parce qu’il lui en voulait (plus maintenant), mais parce qu’il avait peur de lui faire du mal. Lui apporter discrètement et en secret des proies à l’entrée de sa tanière ne semblait d’aucun effet.
Voir sa sœur dans cet état le brisait. Parce qu’elle était une partie de lui, au fond, et que quand elle avait mal, il avait mal aussi. Quand elle était heureuse, il l’était tout autant. Et c’était pour ça qu’il n’avait jamais rien dit quand sa sœur partait seule avec son père — c’était pour ça, qu’il n’avait jamais rien questionné malgré les pincements au cœur de plus en plus fort chaque nouvelle balade. Parce que tant qu’elle se sentait bien, alors lui aussi. À peu de choses près, il était tellement lié à sa sœur qu’il aurait presque pu lire dans ses pensées.
Mais Petite Feuille n’allait pas bien du tout. Pire encore : elle semblait se dégrader avec le temps, et il s’en sentait responsable.