Aucun Risque [Petite Feuille, Arc-en-Ciel]

Que le temps passait vite.

Masque de Serpent avait l'impression que c'était hier qu'une Louve des Bois paniquée lui annonçait qu'elle attendait des (leurs) petits. Que l'éternité angoissante à attendre devant la pouponnière pendant qu'elle mettait bas remontait à une poignée d'heures à peine.

Et pourtant, pourtant... Sa portée allait la quitter, la pouponnière. Très bientôt. Trop bientôt. Et si Serpent ne s'inquiétait pas trop pour Petite Glycine, qui avait prouvé plusieurs fois qu'il ne se laisserait pas marcher sur les pattes, Serpent ne pouvait pas s'empêcher de s'inquiéter pour son autre chaton.

Parce que Petite Feuille, se laisser marcher dessus... Ça risquait fort d'arriver. Les lunes avaient beau passé, elle était toujours timide et craintive. Ce qui n'était en soit pas dramatique, mais pour devenir apprentie et vadrouiller dans la forêt, obéir aux ordres de guerriers pas toujours commode, ça pouvait être embêtant.

Serpent s'était donc mis à trimballer Petite Feuille plus souvent, en prenant soin d'exclure son frère de ces petites sorties. Ça l'embêtait beaucoup, mais il fallait être entre quatre yeux (enfin. 3 yeux) avec Feuille pour qu'elle sorte de sa coquille. Il espérait que Glycine comprenait.

La sortie du jour allait les emmener un peu plus loin que d'habitude. Vers les pins, peut-être. Histoire que Feuille se fasse une idée de la taille du territoire, qu'elle se retrouve en terrain inconnu... Et qu'elle voit qu'elle ne risquait rien, accompagnée par un guerrier.

Le matou borgne marchait donc avec une assurance imperturbable, sa progéniture sur les talons.

"On va p't'être croisé un écureuil, y'en a dans les arbres des fois. Tu verras, ils ont l'air drôlement différents quand ils sont pas dans la pile de proie, haw haw !"

Petite Feuille n'était pas follement enthousiaste, mais elle suivait, c'était déjà ça. Pour devenir apprenti, c'était l'essentiel, non? De savoir mettre ses appréhensions de côté, et de bien vouloir suivre ses ainés? Masque de Serpent se raccrochait à ce qu'il pouvait, cherchant dans les timides questions de sa fille une confirmation de sa bonne volonté. C'est qu'elle se forçait à pas trop bredouiller, ça se sentait, et il en était bien content.

Comme leur destination avait l'air de l'inquiéter, le matou ralentit quelque peu la cadence, pour laisser au chaton (qui n'en serait bientôt plus un) le temps de se remettre à son niveau... Et pour réfléchir à sa réponse. Parce que bon, fidèle à lui même, Serpent n'avait pas tellement planifié cette petite sortie plus que ça.

"J'pense qu'on peut aller un peu plus loin que d'habitude, haw? Histoire que tu vois ce à quoi ressemble le territoire. Quand tu s'ras apprentie, ton mentor il t’emmènera faire le tour complet, faudra que tes pattes puissent tenir le rythme ! "

Pas que ce soit un problème de pattes, qui inquiétait Masque de Serpent. Bon, Petite Feuille ne s'était pas beaucoup remplumée ces derniers temps. Elle allait sûrement tirer de lui et non de sa mère et sa lignée de grands chats tout en pattes. Mais petite ou pas, elle était en bonne santé, et elle avait bien encore le temps de grandir.

Non, le problème, c'était cette espèce d'hésitation constante. Serpent espérait la voir sortir de sa coquille au fil des sorties, mais pour l'instant, on ne sentait pas une grande différence. Ça... Allait bien finir par arriver. Le baptême approchait...

"Tiens, allons par ici, j'pense sentir une-"

Il allait dire 'souris' mais une vive odeur de chat lui fit perdre la fin de sa phrase. A priori, ça n'était rien de dangereux. C'était l'odeur du clan du Tonnerre.

Mais...

Hum...

Si c'est Louve des Bois, on va encore se faire méga engueuler.

Ciel était encore sortie seule pour un entrainement solitaire au combat. Y aurait bien quelqu’un pour se charger de Nuage de Bourgeon aujourd’hui, elle n’était même pas sa mentor, elle n’était pas obligée de trimballer la gamine partout avec elle, non plus. La chatte tricolore frappait en continu un tronc d’arbre, et elle aurait surement continué si elle n’avait sentit l’odeur d’une guerrier et d’un jeune chat. Trop jeune chat pour sortir du camp.

La femelle se lécha rapidement ses pattes abimées par son entraînement matinal avant de grimper à un tronc, elle serait bien plus discrète qu’en passant par les buissons où ses poils s’emmêlait trop souvent. Elle sauta de branche en branche jusqu’à apercevoir une drôle de patrouille. Elle était composée de Masque de Serpent, lui avait le droit de sortir, et Petite Feuille. Petite Feuille, qui comme son nom l’indiquait, était encore un chaton et ne devrait pas sortir du camp.

Lâchant son hurlement de colère le plus tonitruant, la femelle tricolore sauta de sa branche pour barrer la route au duo insolite. Elle feula férocement à l’encontre du mâle, le foudroyant du regard.

- Ramène la gamine au camp. Tout de suite. Elle n’est pas apprentie, elle n’a pas le droit de sortir.

Les crocs découvert, et la fourrure hérissée, la chatte avait prit une posture vraiment agressive. Ses muscles étaient contractés, elle grondait sourdement. Elle se montrait volontairement plus agressive que de raison. Si elle réussissait à effrayer suffisamment fort la gamine pour lui donner envie de rentrer, son père serait obligé de l’écouter. Parce que ce ne serait pas quelques menaces qui allait effrayer le combattant.

Le clan en avait, des empêcheurs de tourner en rond. Des objecteurs de conscience qui enfreignaient les règles quand ça leur chantaient mais qui s'offusquaient dès qu'un de leurs voisins pétaient trop fort. Masque de Serpent, ces cons là, il avait jamais pu trop le supporter.

A ce petit jeu là, Arc-En-Ciel était très forte. Parce que pour oser s'indigner de voir un guerrier se balader avec un chaton alors que tout le monde se souvenait de l'avoir vu tabassé une apprentie en plein milieu du camp... C'était fort, ça ! Pas que Serpent soit du genre à critiquer ce genre d'écart aux règles, lui qui avait eu son lot d'accrochage avec la jeunesse, mais quand même. Pour qui elle se prenait, celle là? C'était surtout le fait qu'elle avait bondit comme un diable pour leur gueuler dessus qui l'avait irrité. Parce que lui, il s'en foutait bien qu'une crevette pareille lui fasse de l'intimidation, mais Petite Feuille...

Petite Feuille, Serpent avait toujours eu l'impression qu'elle ne l'aimait pas trop, Ciel, justement. Alors là tout de suite, il n'était pas franchement enchanté de la voir débouler.

"Elle a pas l'droit de sortir toute seule. Faudrait revoir l'code ma cht'iote, un chaton peut voir un peu plus que le fond d'sa pouponnière avec un gentil guerrier pour l'accompagner, haw?"

Il en serait bien resté là, Serpent. Il allait continuer son chemin en plantant là sa camarade de clan, mais alors qu'il signalait à Feuille de le suivre d'un petit mouvement de la queue, quelque chose l'empêcha de procéder. Il... N'avait pas vraiment envie de s'engueuler avec Arc-En-Ciel. 'fin. Si. Beaucoup, même. Mais quitte à en coller une à quelqu'un du clan, il aurait préféré que ce ne soit pas quelqu'un de la famille de Louve des Bois. Déjà qu'elle allait sûrement tirer la tronche après l'escapade d'aujourd'hui...

Il tourna la tête vers la guerrière, son vilain sourire tordu bien en évidence:

"Pis, si tu viens avec nous, elle s'ra encore mieux accompagné, tu crois pas?"

A bien y réfléchir, ça n'était pas très gentil d'imposer cette présence à Petite Feuille. Mais passer du temps loin du camp avec Ciel l'aiderait peut-être à en avoir moins peur...

Arc-en-Ciel retroussa les babines quand le guerrier la reprit. Comme s’il connaissait mieux le Code qu’elle. Mais la femelle pouvait se montrer têtue, surtout quand elle était sûre d’elle. Comme c’était le cas là. Il se prenait pour qui ? En fait, la femelle tricolore était vraiment, mais vraiment offusquée. En tant que femelle.

- C’est quand même fort, ça. Ciel voit pas pourquoi une reine est obligée de rester huit dans ce putain de camp pour gérer les marmots, parce que dès qu’une reine sort chasser ou patrouiller ils s’offusquent tous d’autres chose que de leur nœud dans leur poil de cul. Mais alors, dès qu’un chaton est seulement accompagné d’un guerrier, personne voit le problème. Pourtant, la reine est quand même plus expérimentée que le chaton, non ? Ciel se trompe peut-être, hein, peut-être qu’une reine perds ses connaissances et ses capacités quand elle accouche, Ciel sait pas, Ciel a pas d’enfant.

La femelle haussa les épaules quant à la proposition de Masque du Serpent. Maintenant qu’elle les avait vus, elle serait bien obligée de les accompagner, non ? Parce que s’il arrivait une merde à la gamine, ils seraient bien capables de lui reprocher de pas avoir arrêté le père de la petite dans sa folle idée.

Mais alors qu’elle allait accepter, v’la ti pas que la gamine la ramène. La guerrière lui jeta un regard méprisant de prime abords, parce qu’on pouvait tous faire le fier quand on est protégé par quelqu’un, puis moqueur. La chatte tricolore ricana, ronronnant presque avant de parler.

- Oh, mais regardez-là faire la brave, bien cachée entre les pattes de son cher papa. La femelle prit sa voix la plus mielleuse, son regard ne fixant plus que la chatonne. Et si tu venais redire ça juste en face de Ciel, pour voir, hein ? Montre-lui comme tu es courageuse.

La chatte avait craché ce dernier mot, comme si elle la pensait incapable d’un tel acte. Mais si la petite y arrivait. Peut-être que la chatte reconsidérerait son mépris pour la petite.

C'était presque trop facile, avec Arc-En-Ciel. Tu mets une pièce dans la machine, et bam, elle est partie pour des heures. D'habitude, ça amusait bien Masque de Serpent, mais là, il pensait à des choses plus importantes. Petite Feuille avait osé répondre à la guerrière. C'était bien. Un parent plus sérieux se serait alarmé de voir son chaton reprendre un adulte aussi gratuitement, mais bon. Chaque petite victoire était bonne à prendre, en ce moment.

Aussi, le guerrier posa une patte devant sa fille, faisant mine de séparer les deux chattes:

"Bon, on s'calme les terreurs. Taillons donc la route, haw?"

La route, d'ailleurs, allait les mener un peu trop loin.

Était-ce parce qu'il avait toujours dans l'idée d'enquiquiner Arc-En-Ciel que Serpent décida d'aller un peu plus loin que prévu? Ou est-ce que ce foutu Clan des Étoiles avait décidé de lui foutre les boules encore un peu?

En tout cas, les chats du Tonnerre finirent par débouler dans une clairière...

Occupée.

Par des bipèdes. Une famille, sans doute, avec une poignée d'adultes et quelques petits. Ils étaient encore assez loin pour ne pas les avoir vu, installés près d'une espèce de petite structure en bois. Un pique-nique, en fait, même si le terme était inconnu à Serpent.

En tout les cas, ils n'avaient pas l'air bien dangereux. Comme souvent, avec les Bipèdes, ils vaquaient à leurs petites occupations.

Auuuucun risque que ça parte en vrille, donc.

Mais, comme ils étaient accompagnés de Petite Feuille aujourd'hui, Serpent préférait se montrer prudent:

"Haw, on va devoir se trouver une autre clairière, hm? L'est occupée, celle là."

« - Oh, mais regardez-là faire la brave, bien cachée entre les pattes de son cher papa. Et si tu venais redire ça juste en face de Ciel, pour voir, hein ? Montre-lui comme tu es courageuse. »

Sa tante lui parle de sa voix habituelle lorsqu'elle s'adresse à elle : mielleuse, mesquine. Feuille sait très bien qu'Arc-En-Ciel ne l'aime pas beaucoup, peut-être n'aurait-elle pas du s'opposer à elle finalement. En même temps, la petite se dit que c'est bien fait pour elle, parce qu'elle ne devrait pas être méchante et arborer un tel comportement au quotidien.
Les oreilles du chaton s'abaissent, elle perd toute contenance.

« - Bon, on s'calme les terreurs. Taillons donc la route, haw ?
- Haw o-oui, d'accord... »

Petite Feuille est rassurée par la voix de son père, qui retire le regard moqueur que Ciel avait posé sur elle.
Rapidement, la petite entrave les pas de Masque de Serpent, en prenant garde de se tenir à une distance raisonnable de sa tante, qui est bien décidée à les accompagner. « Je crois que j'aurais préféré être seule avec papa... », la petite soupire « Si seulement Glycine était là. ».

L'environnement qui les entoure commence petit à petit à changer. Les grands arbres habituels aux branches nues laissent place à des pins plus grandioses encore, armés de leurs épines tranchantes. Petite Feuille apprend sur le tas à faire attention à ses pattes maladroites, autrement elle se grifferait sans le moindre doute. Plusieurs fois, l'enfant glisse sur des amas d'épines, saute au-dessus de gros et rares champignons et sursaute, sur le qui-vive, lorsque chantent d'inconnus oiseaux.

« - Haw, on va devoir se trouver une autre clairière, hm ? L'est occupée, celle là. »

Trop affairée à retirer d'entre ses coussinets des épines de pins mélangées à de la terre, Petite Feuille n'avait pas remarqué les odeurs nouvelles, l'étonnante clairière et surtout... les créatures qu'elle abrite. Elles sont un total de quatre, et Feuille n'arrive pas à détourner les yeux. Ceux que les adultes nomment souvent des « bipèdes » ou des « deux-pattes » sont en train de manger semble-t-il ; proches les uns des autres, ils rappellent à Feuille le moment du partage au clan du Tonnerre.
« Papa a raison, on ferait mieux de partir. »
Tout à coup, la petite croise le regard d'une petite créature – bien que le terme de « petite » soit relatif, étant donné qu'elle est bien plus grande que Feuille ne le sera jamais. Au même instant, son père et sa tante la glissent en arrière d'un mouvement habile de la patte, pour qu'ils se retrouvent tous les trois cachés dans les fourrés.
Le bipède qui l'a entraperçu se lève et se rapproche lentement de l'endroit où ils se trouvent. Le cœur de Petite Feuille s'emballe dans sa poitrine, son souffle se fait plus court tandis qu'elle fronce les sourcils, le regard étonnamment focalisé sur la scène qui se déroule face à elle. Et une idée la frappe, soudainement, inexplicablement, elle ne pourra pas la sortir de sa caboche : « Et si... c'était eux qui partaient ? ».

Tout à coup, Feuille sort de sa sombre protection.
Sans prévenir personne.
Sans même consulter le regard de son père.
Ni quoi que ce soit d'autre.
Elle sort et elle crache tout ce qu'elle peut cracher, le poil en bataille ; elle se sent impressionnante, mais ce qu'elle ne sait pas c'est qu'elle est bien minuscule et dérisoire.

« - Partez !! Allez-vous-en, vous toucherez pas à ma tante, ni à mon père !!! »

Toutes griffes dehors, elle voit l'enfant face à elle qui a un soubresaut de recul, « Je lui ai fais peur ! Haha ! J'ai gagné, ils vont nous laisser tranquille et papa va être encore plus fier de moi que tout à l'heure ! ». Dans sa petite tête, Feuille pense tout simplement que les bipèdes vont s'en aller et les laisser tranquille si elle leur fait suffisamment peur. Depuis qu'elle a réussit à tenir tête à Ciel – ce qui est, pour elle, d'un gigantisme non négligeable – elle se prend pour la plus courageuse et la plus géniale des guerrières, prête à tout, capable de tout. Comme quoi, il en faut peu. Mais peu peut être trop.

Car hélas, les adultes non loin réagissent vite.
Bien trop vite.

Leurs grandes mains se rapprochent.
Tandis que l'un éloigne l'enfant, l'autre frôle les moustaches de Feuille de ses doigts qui, incrédule, ne peut que se tétaniser.

« Je n'ai pas gagné... ? »