Derrière le voile des ténèbres (Petit Crapaud)

Ailleurs autant qu’ici, la Nature offrait à la vie ce qui est nécessaire.
L’eau, sans quoi rien n’aurait commencé,
La lumière, qui faisait vibrer les êtres enracinés,
L’air, où les êtres de chair puisaient leur souffle,
Enfin, l'obscurité, mère de ces trois enfants - celle que l’on oubliait, que l’on rejetait, que l’on redoutait.

Ailleurs autant qu’ici, la nature déroulait des tapis de prairie, de feuilles, d’aiguilles et d’eau sous le pas des félins, et la proie devait redouter le prédateur ; la vie se donnait et se reprenait, la vie luttait contre la vie. Mais ici, et ici plus qu’ailleurs, la nature s’ingéniait à faire obstacle à la vie. Elle creusait des gorges sous le pied des marcheurs, devenant l’ennemie. Elle engloutissait les âmes pionnières dans ses torrents rugissants. Entre deux soleils, elle dressait le rempart de l’hiver et entre deux abondances, celui de la pénurie. Elle barrait l’horizon d’un trait de glace ou de flammes. Il fallait s'accommoder de ce défi perpétuel.
Ici et plus que nulle part ailleurs, il fallait se montrer plus fort que le roc, plus fort que l’eau, plus fort que le feu, dans ce royaume appelé Cerfblanc.

Pour une raison obscure, Petit Blé avait choisi - ou bien, s’était-elle trouvée ici par hasard ? - l’obscurité. L’Ombre, comme les habitants de la forêt l’avait appelée. Le Vent, le Tonnerre, la Rivière, ces trois-là l’avaient aussi bien intéressé mais voilà, elle était désormais dans l’Ombre et ce jusqu’à-ce qu’elle retourne à son rêve.

Le pépiement des oiseaux à travers les conifères brisait le silence des marais. C’est une fois de plus sur fond de ce concert qu’elle franchit une nouvelle étape de sa vie. Ses yeux s’ouvrirent, en même temps, et tout d’un coup. La première chose qu’elle vit ne fut pas sa mère, mais un amas de poils brun foncé et deux soleils irradiant de gaieté qui la fixaient avec intensité. Depuis quand la regardait-on ainsi ? Quel était ce curieux personnage penché sur elle ?

Tout à coup, le monde se parait de nouvelles subtilités qu’il ne lui restait plus qu’à découvrir. Comment avait-elle pu passer tout ce temps sans se rendre compte de ce qu’il y avait autour d’elle ? Elle avait pourtant foulé cet endroit - rampé dessus, plutôt. Comment n’avait-elle pas pu s’apercevoir que ce grand mur de ronces la protégeait depuis le début ? Le contour des épines demeurait flou, et elle ne serait en mesure de les distinguer avec précision que dans les jours à venir. Pour lors, ce n’était pas la peine de s’échiner à voir les choses en grand.

Ouvrir les yeux déclencha un réflexe, celui de se hisser plus près de ces deux astres de lumière qui clignaient en face d’elle. Elle n’avait pas prévu le rebord du nid et poussa une exclamation de surprise en faisant un roulé-boulé. "Ah !" fut son “premier mot”. Elle atterrit en face des deux grands yeux. D’après l’odeur qui les embaumait, ce n’était pas Mère. Mère émanait une chaleur réconfortante et une odeur lactée, sucrée, si délicieuse que Petit Blé avait envie de se presser contre elle et de téter chaque fois que ce parfum lui titillait le palais. Pourtant, l’individu portait une toute autre senteur que Mère dégageait, elle aussi. Une odeur qui voulait dire “famille”.

Petit Blé trébucha sur son nid de mousse. Elle avait senti la chaleur de sa Mère décoller quelques minutes plus tôt, les laissant, elle et sa fratrie, à la merci du nid de mousse. Celui-ci était tout à fait convenable, mais elle voulait que Fleur de Gingembre revienne rapidement : ce nouveau monde était envahissant, intimidant avec ses couleurs, ses formes et ses nuances… D’autant plus qu’elle n’avait pas encore identifié le personnage qui s’adressait à elle.
Dans un premier temps, elle n’osa pas répondre : de toute façon, elle ne connaissait que peu de mots et ses oreilles n’étaient pas tout à fait terminées (à l’intérieur). Elle chercha à retourner au centre du nid, en compagnie de ses frères. Les deux autres petites croquignoles dormaient à pattes fermées : de toute évidence, elle était la première d’entre eux à poser son regard sur le monde environnant.

Une lueur cotonneuse et magique enveloppait la Pouponnière. Elle percevait le cri lointain des oiseaux qui chassaient et becquaient imprudemment au pied des pins couverts de rayons dorés. Petit Blé se résolut à reprendre sa place en face des deux soleils, car il n’y avait rien de plus intéressant à faire et Fleur de Gingembre avait disparu. Elle se planta devant le jeune matou et le toisa longuement, sans nervosité, laissant le temps à ses pupilles de s’accoutumer à la lumière ambiante.

Les deux orbes scrutateurs semblaient dans l’expectative. Petit Blé dû user de tout son maigre vocabulaire pour articuler ce simple mot : “-jour”. Du moins c’était comme cela, lui semblait-elle, que l’on se saluait, à quelques sonorités près. Elle se demanda si elle l’avait bien dit, si elle avait été comprise. Signifiant son intérêt, elle s’avança vers le félin au poil brun et le renifla. Oui, odeur familière et définitivement connue : elle osa même demander “Crapaud ?”

Il y en avait deux autres en plus d’elle, de sa fratrie et du chat devant elle dont elle attendait la confirmation du nom : un qui s’appelait quelque chose comme “ique”, et l’autre “igeon”. Elle avait encore du mal à capter les plosives, mais cela lui viendrait vite, comme le reste.

“Flair ?” demanda Petit Blé.

Depuis qu’elle entendait, la grande majorité de ce qui rentrait dans ses oreilles relevait du charabia incompréhensible. Avec le temps et tous les jours, un, deux ou trois nouveaux mots s’ajoutaient à son vocabulaire limité dont le cerveau ne demandait qu’à croître, car savoir exprimer un besoin ou une pensée et comprendre ceux des autres relevait du nécessaire pour la chatonne. C’était épuisant, d’apprendre. D’ailleurs, elle aurait bien repiqué un somme si la curiosité d’en apprendre un peu plus sur ce qu’elle voyait ne supplantait pas la fatigue d’être un petit chaton.

“De voir ?”

Ces nouveaux mots s’ajoutaient à la frustration de ne pouvoir parler, échanger avec les autres, comme une pile de proies mortes en attente d’être dévorées. Voir, ce devait être ça, ce qu’il se passait quand elle ouvrait les yeux. Pour le confirmer, elle ferma les yeux et dit dans un miaulement approximatif :

“Là, je ne voir pas,” et son interlocuteur de confirmer ses dires.

Petit Blé les rouvrit, ce qui lui demanda un petit effort car retomber dans l’obscurité l’espace d’un instant avait eu quelque chose de reposant, de rassurant, comme quand elle retombait dans le sommeil dès le réveil, alors qu’il fallait qu’elle reste bien éveillée pour manger. Elle demanda :

“Quand est-ce que je voir mieux ?”

Car c’était véritablement épouvantable : tout était beau et coloré, mais flou, et Petit Blé se demandait comment est-ce qu’on pouvait vivre dans un tel désordre de taches visuelles. Le noir total lui semblait moins chaotique.