Ces Premiers Matins

C'est facile de se lever tous les matins à la même heure quand on se lève tous les matins, à la même heure. Surtout quand on a pas beaucoup de matins marqués dans la tête — aussi poreuse soit-elle.

Pour Lune, c'était un matin comme un autre, dans lequel elle se réveillait, ni avant toute sa fratrie (pas comme Petite Pie qui détalait aux premières lueurs) ni après toute sa fatrie (pas comme Araignée qui s'accrochait à la fourrure en bataille de leur Maman). Un peu entre deux, quand il faisait encore assez frais dans l'air pour perliner l'herbe de rosée (une fois elle avait vu Silex les lécher), quand les oiseaux s'échauffaient encore la voix avec des chansons pas aussi jolies qu'en journée.

Mais surtout, c'était quand le soleil, là, ce maudit tire-au-flanc, peinait à se soulever au centre des branches des Trois Pommiers. Pour l'empêcher d'aller se cacher le nez dans le feuillage, il fallait s'asseoir quelque part dans une colline, près de la bordure du centre du territoire. C'était pas vraiment un promontoire (les anciennes terres agricoles où la Tribu du Soleil avait élu domicile étaient, pour la plupart, plates et battues) mais une fois elle avait vu Petit Silence s'y asseoir, juste avant d'entamer la journée sur les pas de Maman, à regarder le ciel.

Juste, regarder.

Alors qu'il voyait pas, Silence.

Parce-qu'il avait les yeux pâles (normal).

Alors c'est ça que Lune elle faisait, ce matin.

Lune s'était assise sur les fesses, au même endroit, levant son nez de la même manière qu'elle avait vu son frère le faire, affrontant l'Oeil de Feu qui s'étirait les rayons après avoir confié toute la nuit à la Lune pour surveiller les lieux à sa place. Ce soleil tire-au-flanc qui avait donné son nom à leur tribu, eh bah Lune le dévisageait avec l'ardente détermination d'une enfant certaine de pouvoir le vaincre à un concours de regard.

Lune s'était cramponnée à la terre, le dos rond et les joues gonflées. De chaque côté de sa tête, ses petites oreilles s'étaient ourlées vers l'arrière. Sa concentration de garder ses yeux verts ouverts se démesurait tellement qu'elle lui en faisait vibrer tout ses os.

Le résultat était indéniable: Lune n'était pas en train de gagner.

Un matin comme les autres, mais pas tout à fait comme les autres. Les évènements s'étaient succédés à la Tribu, et Flair n'avait pas tout à fait retrouvé ses habitudes. En termes d'occupations, oui, bien sûr : il emplissait toujours ses journées par un peu de chasse, un peu d'exploration, un peu de bavardages... et hop, la journée était mangée. Quand le gibier se faisait rare, alors il fallait sacrifier les deux dernières activités au profit de la première. Solidaire, le félin gris ne se défilait pas devant cette tâche, que personne ne lui assignait explicitement d'ailleurs.

Non, c'était plus dans la tête que ça se jouait. Les choses avaient vite changé. Flair avait espéré retrouver un semblant de stabilité, après ces nombreuses lunes d'errance. Et pendant quelques temps, il avait cru tomber juste. Malgré la proximité des Clans, la vie de la Tribu lui était douce. Mais tout avait changé, avec le décès d'Aurore, puis l'arrivée de nouvelles têtes issues des Clans. Au milieu de tout cela avait quand même eu lieu un évènement plus réjouissant. Depuis quelques jours maintenant, on voyait la portée de Vent du Nord explorer les environs, sur leur petites pattes maladroites de chaton.

D'ailleurs, n'était-ce pas l'un d'entre eux juste là, sur cette toute petite butte ?

En train de regarder en l'air ?

Droit vers le soleil ?

Amusé mais surtout inquiet, Flair s'élança dans la direction de la petite forme grise, et vint se placer juste devant elle, bloquant ainsi les rayons du soleil. Il fixa un instant les prunelles vertes de la petite boule de poils. N'ayant guère de compétences de soigneur, un vrai examen était au-delà de ses capacités. Néanmoins, il n'y avait pas de dégâts évidents à noter, c'était déjà ça. Sa position traduisait l'intensité du combat qui l'opposait à l'astre céleste. À présent rassuré, Flair lui sourit, intrigué par ce qui avait bien pu la pousser à défier l’œil du ciel.

"... Et ça ne te fait pas mal, de regarder le soleil comme ça ?" lui demanda-t-il gentiment, curieux d'écouter sa réponse. Il s'assit, en prenant bien garde à son ombre, et attendit.

Vola à sa rescousse un chat avec une couleur qui se ficha pile-poil au milieu du combat.

--Pardon, de quelle couleur était ce chat?

En fait, Lune savait pas trop, parce-qu'une contre-attaque du Soleil lui perçait désormais la vision d'un gros point blanc qui se diffusait à chaque battement de paupières.

Lune savait bien que c'était pas ce gros point blanc qui s'addressait à elle. C'était un chat, tout ce qu'il y a de plus normal, qui avait un pelage, avec une couleur dedans. C'est juste qu'elle pouvait pas encore voir la couleur dedans.

— ... Et ça ne te fait pas mal, de regarder le soleil comme ça ?
— Siii! proclama Lune, tentant de se hisser sur le bout de ses orteils pour outrepasser l'obstacle à sa tâche de la plus haute importance. Mais si je fais rien il va jamais apprendre sa leçon, elle gronda, très fort, c'est à dire pas fort du tout au vu de sa forme rabbougrie.

Si ça se trouve, ce Chat Percé était un envoyé du Soleil venu rien que pour l'enquiquiner!

— Mais bouge, euh! Lune roua l'adulte de coups de patte. Bif-baffe-pouf, visant le gros point blanc devant ses yeux. Tu vas le laisser gagner!

"Siii !" dit-elle tout haut tout fort. "Mais si je fais rien il va jamais apprendre sa leçon." Lune essayait de se rendre menaçante. Adulte, peut-être le pourrait-elle. Mais un chaton trapu en colère, ça ne fait pas peur à grand monde, surtout quand cette colère était dirigée vers le soleil. Les jeunes et leurs idées perchées...

"Mais bouge, euh ! Tu vas le laisser gagner !" Même pour un chat de carrure plutôt faible, les petits coups de patte ne risquaient pas de le déloger. Flair se pencha légèrement vers Lune, la gardant dans son ombre, et essaya de regarder dans ses yeux. Avec le grabuge causé par le chaton au drôle de poil, c'était difficile de croiser son regard... Il inclina la tête à droite, à gauche, à droite, à gauche en suivant ses mouvements. Il espérait juste que la petite ne s'était pas brûlé les yeux.

"Désolé, mais je ne peux pas te laisser faire ça, tu vas te faire mal. Et si ta maman apprend que tu t'es fait mal, elle va être triste." Et si Vent du Nord apprend que j'étais là et que je n'ai rien fait, elle va ME faire très mal, pensa-t-il avec amusement. La nouvelle porte-parole ne manquait pas de caractère.

"Et puis, entre nous... Le soleil, c'est un mauvais perdant. Même si tu finis par gagner, il revient toujours le lendemain comme si de rien n'était."

Bif-baffe-pouf —

— Désolé, lui dit l'adulte, complètement indemne à son acharnement, mais je ne peux pas te laisser faire ça, tu vas te faire mal. Et si ta maman apprend que tu t'es fait mal, elle va être triste.

Lune résista tous les Diables qui tentaient de lui faire battre les cils.

— Pas si j'gagne! qu'elle aboya à l'adulte.
— Et puis, entre nous... Le soleil, c'est un mauvais perdant.

La patte de Lune se suspendit dans son mouvement.

— Même si tu finis par gagner, il revient toujours le lendemain comme si de rien n'était.

Tout le tonus dedans se rammolit; la patte alla se poser par terre, dans l'herbe, écartant ses doigts comme pour coussiner la déception qui l'alourdit.

— Mais il, il... Lune fronça ses sourcils, plissant le nez, donnant un rebond à ses joues et ses babines.

L'adulte avait raison. Le soleil, c'était un mauvais perdant. Lune gonfla ses poils, se heurta le front d'un solide coup de boule dans la patte de l'adulte qui s'était aussi assit. Bien qu'elle se bornait à ne pas cligner des paupières, peu à peu les points blancs dans ses yeux se dispersaient pour lui laisser entrevoir la couleur qu'il avait vraiment.

Pas qu'elle avait envie de savoir: elle était fâchée.

— Mais il TRICHE!!!  Son énergie sapée la fit glisser sur les fesses, s'agitant aux vas-et-viens saccadés de sa courte queue. Lune renchérit: J'en ai marre de tout faire pour lui! C'est pas juste que tout le monde fait dodo la nuit sauf moi!