Pas d'Emmerdes

Il se rappelait la dernière fois qu'il avait foulé le bourbier, forçant ces pauvres guerriers à gaspiller leur journée en faisant diversion pour un énième ami du Clan du Vent. Il n'avait jamais su leurs noms, s'étant contenté de les surnommer "Le Chien Fou", pour le fier-à-bras sur qui il avait bondi sur le nez, et "Plume de Sable", son camarade aux longues dents (qu'il savait désormais distinguer comme le frère de Bouquet de Muguet).

Il se rappelait avoir escaladé un pin et avoir détesté l'expérience. Leurs branches étaient fragiles, leurs épines lui rentraient dans la peau, et leur écorce était en cabosse, compliquant l'ascencion. C'est pourquoi, après avoir traversé la terre noire du Chemin du Tonnerre, il avait longé les Passiflores pour s'enivrer des souvenirs d'un coup d'après-midi vers ce qu'il avait vu depuis la hauteur de leur sycomore, de l'autre côté du Chemin.

Et ce qu'il avait vu l'avait toujours intrigué. Maintenant plus que jamais, à vrai dire.

Car lorsqu'il fut nez à nez avec l'écorce flétrie et grisâtre du cèdre dont le tronc s'ouvrait sur de longues spirales friables, où s'acharnaient à pousser des champignons (morts pour la saison froide), Étoile Foudroyante sentit son dos s'enflammer. Sur la respiration, sa propre cage thoracique voulut se tordre et s'ouvrir de la même façon que s'était ouvert le tronc.

Il chassa la sensation d'un coup d'oreille, de queue, serrant ses dents dans la chair du gros écureuil qu'il avait traîné avec lui avant de se ramasser sur lui-même et bondir pour escalader le vieil arbre. Sous la patte, il était moins fragile qu'il en avait l'air: il put monter jusqu'à la verticale du tronc, à l'endroit où il se séparait en branches dépouillées de muscles et tendons. En trois bonds il trouva des branches (craquelantes) où se poser le ventre et inspirer l'altitude. Ses oreilles se dressèrent en reconnaissant non-loin la fourrure charcoal du Géant de l'Ombre qui s'avança, la tête basse, le pied lourd, dégageant la prestance de son expérience de guerre alourdie par une lassitude qu'il ne pouvait s'empêcher de partager, vers les racines de son Cèdre calciné.

Il y était. Maintenant, comment aborder un type pareil?

— Étoile Feulante, l'appela-t-il depuis les branches dénudées de feuillage. Elles découpaient son pelage à la fois d'ombres et de lumières — à la fois invisible, et à la vue de tous. En s'approchant, Étoile Feulante fut pommelé de la même façon.

— Tu te souviens? Je suis venu partager.

Son offrande pendait de sa bouche, balottant sa queue touffue sous le vent.

Le nez noir du gros matou marbré traînait au sol, poussant de son souffle des petits nuages de poussière. Il avançait doucement, gueule entre-ouverte, perplexe. L'odeur acre d'un étranger se camouflait dans l'air froid, apportant avec elle des touches de châtaigne et de chaire fraiche.

Le tonnerre n'était pas loin et tout portait à croire qu'il s'était accordé le droit d'emporter avec lui une proie qui, il inspira, ne semblait pas typique du territoire de l'ombre.

" Étoile Feulante, "

La cime du cèdre calciné lui souffla ses réponses. Elle tenait entre ses doigts noirs le corps sombre d'un visage familier. Tapis contre l'écorce, écureuil au bec, la tête des grimpeurs se tenait.

" Tu te souviens? Je suis venu partager. "

La mémoire d'Étoile Feulante fit un bon de quelques mois, lorsque sous la pleine lune estivale les quatre clans s'étaient rassemblés. L'atypique charcoal lui avait proposé un repas qu'il avait presque oublié. Le meneur des marais ne pensait pas qu'il été sérieux, encore moins qu'il s'hasarderait vraiment à s'enfoncer en territoire "ennemi" sans escouade pour le protéger.

Lorsqu'il dressa son museau vers les cieux, aucune agressivité ne se dessina sur les traits du gros matou marbré. Il dévisagea un instant son interlocuteur, gonfla sa cage thoracique d'air lorsqu'il huma à nouveau et fini par venir à la conclusion que l'étranger était venu seul. Si la brute demeurait prudente l'expression neutre de son minois pouvait laisser penser chose contraire.

Son regard d'ambre se glissa le long du tronc meurtri de l'arbre, il savait grimper mais descendre demeurait une tâche délicate. Si haut? Il ne s'y risquerait pas alors il finit par miauler à son tour:

" Descend, j'monte pas. "

Sa queue s'était dressée derrière lui en réponse à sa propre curiosité, plumeau noir uniforme que les rayons du soleil constellait de petites éclaboussures lumineuses. La présence de Foudre sur ses terres ne lui faisait pas offense, pas tant qu'il laissait ses problèmes diplomatiques et ses idées sottes (il présumait qu'aucun des chefs ne pouvait rattraper l'autre) à la frontière.

Quand Étoile Feulante le dignifia d'un regard, les pupilles du bengal s'arrondirent. Il y avait un monde de différence entre s'attirer l'attention du géant au milieu d'une assemblée, c'est à dire devant tout le monde, et se l'attirer comme ça, sur ses propres terres, à la vue du jour, en isolation. Son coeur battit plus vite, mais pas longtemps: Étoile Foudroyante s'exorta au même calme de son interlocuteur (qui... n'avait toujours pas parlé), chassant sa précédente impression d'un succinct battement d'oreille.

De sa hauteur, il avait une vue sur tout. Sur l'épaisse crinière qui fournissait les joues d'Étoile Feulante, remontant en crête sombre sur son dos, se coulant en marbrures à ses épaules, ses flancs et ses cuisses. Son épaisse fourrure avait repoussé par-dessus ce qu'il suspectait être des traces de dents et de griffes, mis en évidence par les lambeaux troués et déchiquettés là où auraient du se trouver ses oreilles.

— Descend, j'monte pas.

Étoile Foudroyante ne put s'empêcher de dresser les siennes. Il balança son poids dans l'autre antérieur, donnant un élan à sa tête.

— Quand c'est si gentiment demandé... Il projeta l'écureuil au-delà des branches. Le rongeur termina sa chute d'un impact sec aux pattes du géant, tandis que le bengal se laissa baîller histoire de désankyloser sa mâchoire. Comment refuser!

Il ne se fit pas prier, descendant les branches pour mettre la patte sur le tronc (et appuyer dessus, s'assurant que l'écorce ne s'efrite pas sous son poids), puis il se laissa tomber à son tour. Il se réceptionna à côté de son homologue, qui le salua (?) en levant sa queue.

Étoile Foudroyante fit de même, le ronron en gorge, contournant le géant pour lui faire face de son propre côté de l'écureuil.

— Après toi Étoile Feulante, lui dit-il. J'espère que tu as faim.

Tout sourire et les pattes rassemblées, il lui laissa le privilège de savourer la première bouchée.

" Quand c'est si gentiment demandé... "

Pouf.

Dans un bruit sourd la carcasse de l'écureuil tomba a ses pieds. Il n'avait pas souvent eut l'occasion d'observer ces rongeurs qui ne traînaient typiquement pas de leur côté de la forêt. A sa surprise il constatait que l'animal devait bien faire la taille d'un chaton, voir plus, il les avaient toujours imaginés plus petits.

" Comment refuser! "

Tandis que Foudre se glissait le long du cèdre jusqu'à ses racines Etoile Feulante se pencha pour renifler la fourrure rousse et grise de la proie. Son regard, d'abord rivé sur le cadavre, s'échappa sur le côté afin de suivre attentivement les mouvements de son interlocuteur lorsqu'il entreprit de le contourner.

" Après toi Étoile Feulante, J'espère que tu as faim. "

Le grand mâle sombre se redressa, faisant à nouveau face à l’hôte du repas... Ou était-il d'avantage un invité ? Sa patte s’aplatit contre le corps de leur déjeuner avant qu'il ne le pousse en direction de l'atypique chef marbré. (Cela en faisait deux, donc.)

" Toi d'abord. "

Il lui faudrait bien plus qu'un sourire pour pouvoir gagner sa confiance. En soit, rien ne poussait à croire que la nourriture avait été empoisonnée d'une quelconque façon: son odeur était succulente et sa chaire n'était pas ouverte mais il valait mieux prévenir que guérir. Il en avait entendu (et vécu) des histoires de chats s'étouffant sous l'influence d'un poison qui avait été glissé dans leur diner. Le clan des étoiles lui avait accordé neuf vies, certes, il n'y voyait pas une raison pour baisser sa garde.

Le Géant de l'Ombre accueillit la proie en pesant sa grosse patte dessus. Étoile Foudroyante s'attendit à ce qu'il prenne cette première bouchée, que le chef adverse poussa l'écureuil vers lui.

— Euh — Venait-il de les confondre? Il était "Étoile Foudroyante", pas "Étoile Feulante". Étoile Feulante insista:

— Toi d'abord, vrombrit sa voix carverneuse.

Perplexe par le geste, le bengal pencha sa tête.

— Okay.

Bien qu'Étoile Feulante ne lui avait pas semblé du genre à rendre les politesses, le bengal haussa les épaules, consentant de s'accroupir au-dessus de la proie et planter à nouveau ses dents dedans. D'un regain d'énergie, il arracha poils et chairs qui se tiédèrent à la chaleur de sa bouche. Les écureuils étaient communs sur le Territoire, il ne fit donc aucun commentaire sur le goût de forêt et de chasse.

— Tu es bien tendu pour quelqu'un que j'ai invité manger. Après avoir avalé sa bouchée, Étoile Foudroyante se pourlécha les babines. Il imita son vis-à-vis en écrasant d'une patte lourde l'écureuil, le poussant vers lui de sorte à ce que la proie ne roule sur son dos et n'expose toute la vulnérabilité de son ventre. Étoile Foudroyante pencha sa tête de l'autre côté. Qu'est-ce qui te tracasses?

Foudre plongea ses crocs dans la pulpe de l'écureuil sous l’œil observateur de son convié. Lorsqu'il eut fini sa bouchée il imita le geste d’Étoile Feulante en le priant du bout de sa patte de prendre part au déjeuner.

" Tu es bien tendu pour quelqu'un que j'ai invité manger. Qu'est-ce qui te tracasses? "

Le nez noir du meneur de l'ombre contrasta avec le blanc qu'ornait le ventre de l'écureuil. Son odeur forestière l'alléchait, bien différente de celle des corbeaux, plus forte que celle des crapauds tout en étant plus douce que celle des rats. Il ne perdit pas d'avantage de temps à théoriser sur la saveur de son repas, entreprenant alors de gouter à la tendre chaire que cachait sa fourrure claire.

" J'te connais pas. "

Enfin, ils s'étaient vus ... deux fois.

Fidèle à lui même il parlait de manière franche et dénudée de filtre. Le chef du tonnerre demeurait un étranger et Feulement ne prétendrait pas qu'il en était autrement. Il s'imaginait aussi que Foudre attendait quelque chose de cette rencontre, qu'il n'était pas seulement là pour nourrir la tête du clan d'en face. Pour quelle autre raison aurait-il bien pu faire tout ce chemin si ce n'était pas par intérêt ? Par curiosité ? Pour un sens d'appartenance puisque tout deux ne semblait pas à leur place sur ces trônes couverts d'épines que les étoiles leur avaient si chaleureusement réservés ?

CRONCH, son museau se fronça lorsque ses molaires rencontrèrent un os.

Le bout de sa langue rose s'aplatit contre sa babine supérieure, il s'accorda un instant pour analyser la saveur de la bête qui, a la surprise de personne, lui convenait amplement. Le colosse était l'opposé d'une fine bouche et ses standards étaient simples: ce qui était comestible se mangeait, qu'elle qu'en soit la couleur la forme ou l'odeur. De toute manière il ne connaissait pas une seule viande qu'il n'appréciait pas.

Étoile Feulante se plongea enfin le nez dans la proie.

— J'te connais pas, il dit, suscitant une moue au bengal.
— Hm, pas faux. Ça me fait tout drôle. Penaud, il abaissa une oreille. Est-ce que tu  veux  me connaître?

Car outre se ramplir la panse, il ne lui semblait pas que son vis-à-vis ne veuille quoi que ce soit. Étoile Foudroyante le voyait s'ennuyer, pendant les Assemblées, laissant tout l'espace à Petit Serpent de chanter comme il le souhaitait sur son fichu promontoire. Lui-même ne savait rien d'Étoile Feulante, si ce n'est qu'il ne voulait "pas d'emmerdes".

Enfin, il arrivait à deviner qu'à sa corpulence, il devait s'agir d'un rigoureux guerrier (ou d'une valeureuse victime). La vue de ses griffes affûtées comme des poignards lui donnait presque envie de les sentir dans sa peau. Étoile Foudroyante se moqua de lui-même, poussant un soupir excédé, se trahissant d'un vilain petit sourire.

Au moins, le repas se passait bien: Étoile Feulante n'avait pas le visage bien expressif mais à en juger par sa première bouchée, il semblait se régaler.

Déjà ça de gagné.

— Je m'appelle Étoile Foudroyante.

Répétant le manège, il tendit la patte sur l'écureuil et se plongea le museau et les moustaches dans la plaie béante que lui avait ouvert Étoile Feulante.

— J'étais Coup de Foudre.

" Hm, pas faux. Ça me fait tout drôle. Est-ce que tu veux me connaître? "

Pour toute réponse Étoile Feulante haussa mollement des épaules. La discussion n'était pas simple avec lui, sa nature taciturne et son manque d'intérêt pour autrui en faisait un compagnon de pain... silencieux. De plus les banalités l'ennuyaient et il peinait à dénicher des réponses perspicaces aux questions du félin qui lui faisait face.

Voulait-il réellement le connaitre ? Non. Plus loin se tiendrait-il des autres chefs le mieux son clan se porterait-il, mais, maintenant qu'ils étaient là...

" Je m'appelle Étoile Foudroyante. J'étais Coup de Foudre. "

Un énième changement de nom qui lui couterait d'énièmes oublies. Le grand matou charcoal enroula sa queue autour de ses pattes et observa un instant l'hôte du repas se nourrir. " Il respecte pas les Étoiles. " Lui avait dit son père au sujet de l'atypique tête du Tonnerre. Avait-il donc finit par les respecter ? Ou s'était-il autoproclamé afin que les autres clans le pensent fort de neuf vies ?

Il préféra s'abstenir de commentaire et répliqua par une autre question:

" Qu'est-ce que tu m'veux, Foudre ? "

-droyante, du coup. Il s'y ferait.

Pas de réaction.

C'était attendu, mais ce n'en était pas moins soulageant. Son nom portait le poids d'une telle réputation que rare était l'occasion où on le laissait se définir par lui-même. Il pouvait les compter sur ses griffes: Bouquet de Muguet, pendant l'épidémie, qui était venue de leur côté de la berge pour se servir dans leur tas de proies sur-rempli afin d'aider sa fille Gingembre à se rétablir de la saison malade, et Moineau Cendré, son amant, qui malgré les oreilles lourdes de toutes les rumeurs qui couraient à son sujet lui avait permis de se présenter comme il le voulait. En troisième place peut-être pouvait-il compter le gosse à Source, Tempête, qui lui avait demandé non pas son nom mais "comment l'appeler" — en gros, comment le considérer dans l'étendue d'une mer de possibilités.

— Qu'est-ce que tu m'veux, Foudre ?

Force était de constater qu'il en comptait désormais un quatrième — une patte complète, si on ne comptait pas l'ergot.

— Te comprendre, je dirais.

Il se garda le commentaire qu'il adorait la manière qu'avait son nom de sortir de la bouche de l'autre chef, réaiguillant son attention sur l'écureuil, à qui il arracha une autre bouchée, repoussant la proie.

— Tout ce que je sais de toi sont les rumeurs à ton nom, "Feulement".

"Enfant sauvage", "Fils de Serpentaire", "Brute Sanguinaire"...

— Ça, et le mépris qui l'accompagne. Étoile Foudroyante se laissa coucher sur le ventre, étirant bien loin derrière un postérieur avant de sagement le replier. Dur de ne pas y voir de point commun.

Il se gratta le menton, puis:

— Comment t'as perdu tes oreilles?

Bien qu'il ne baissait pas sa garde le grand mâle charcoal se détendait progressivement au cours de leur conversation. Tour à tour l'écureuil passait d'une bouche à l'autre, poussé par des pattes claires comme une balle de ping pong.

" Te comprendre, je dirais. Tout ce que je sais de toi sont les rumeurs à ton nom, "Feulement". Ça, et le mépris qui l'accompagne. Dur de ne pas y voir de point commun. "

La forêt de Cerf Blanc avait connu une myriades d'Étoiles, on disait leurs destins exceptionnels, pavés par la bénédiction de leurs ancêtres mais le chemin sur lequel marchait Feulement ... Il le trouvait aussi hasardeux qu'inconvénient. A ce jour il ignorait pourquoi neuf vies lui avaient été accordées et il aurait préféré que les cieux refusent de le couronner, ainsi aurait-il pu laisser autrui porter son fardeau.

Entant que renégats devenus rois les deux chefs pouvaient se comprendre sur un point. C'était étrange d'ailleurs que leurs règnes se côtoient mais l'ombreux ne prêtait pas assez attention aux Étoiles pour y accorder réflexion.

" Comment t'as perdu tes oreilles? "

La question était aussi soudaine qu'inattendue, toutefois, elle ne dérangea pas pour autant Feulement qui y avait été confronté mainte fois.

" Les lunar pods, quand j'étais petit. "

Articula t-il entre deux bouchés avant de pousser l'écureuil bien entamé vers Foudre. Naturellement son regard se posa ensuite sur le corps de son interlocuteur, relevant les cicatrices qui brisaient ses marbrures.

Lui aussi avait connu sa juste part de batailles.