Je me sens à bout de souffle, mais j'ai bien récité ma leçon, comme une bonne enfant, comme quand ma mère me posait des questions, pour savoir si j'avais bien tout retenu. C'est au tour de Luciole des Bois de parler. Et son flot de paroles envahit l'espace. Elle commence par les sang-mêlés, posant de multiples questions, mais je n'ai pas le temps d'y réfléchir avant de donner une réponse selon ce que j'ai appris, qu'elle enchaîne sur les déviants, je ne retiens qu'une chose qui me dresse le poil sur l'échine et me donne envie de lui feuler encore dessus. Moi, devenir une déviante? Ma mère, qui aurait pu devenir une déviante? Un proche? Impossible! Mais je n'ai pas le temps de m'offusquer verbalement et de démentir qu'elle continue à m'inonder de ses questions.

La conversation enchaîne sur le sujet des traîtres et de leurs familles. Elle ne voit pas le lien, mais bien sûr qu'elle ne voit pas le lien, elle est concernée et a dû le nier depuis le début. Et les petits de Branche Pâle ne font pas exception d'ailleurs! Ils sont mes ainés et j'en frémis de rage. Puis la tête de la guerrière arrive à la hauteur de la mienne et je ne peux m'empêcher de frissonner. Ses yeux verts sont plongés dans les miens et j'ai l'impression qu'elle peut lire en moi et je n'aime pas ça, pas du tout. Elle parle des punitions à envisager, tuer les déviants, tuer les sang-mêlés, tuer les traîtres et leur famille, la tuer elle.

Un frisson de dégoût me parcourt, rien qu'à l'idée de tomber amoureuse d'une femelle. Ca n'arrivera jamais. Et puis l'amour n'a rien à voir avec le fait d'avoir des petits. C'est pas pareil. Pour avoir des petits, tu choisis un mâle de bonne ascendance et puis c'est tout. Si tu en tombes amoureuse, tant mieux, mais ce n'est pas important.

Je tremble un peu. De froid? D'avoir tant parler? Je ne sais pas, je suis fatiguée. Pourtant le jour commence à peine et de retour de cette... Patrouille? Et bien Brume du Matin m'emmènera sûrement en entraînement. Enfin peut-être. je n'arrive pas à savoir si j'ai envie ou non d'y aller, car oui il faut que je m'améliore, mais en même serais-je capable de faire quoi que ce soit de bien aujourd'hui?

Et puis Luciole reprend la parole et me fait presque sursauter. Elle veut me rendre la pareille? Un air méfiant s'installe sur mon visage, tandis que je me demande ce qu'elle entend par là. Oui je lui ai dit ce que je pensais d'elle, du moins mon avis sur les liés de traîtres et oui, un peu sur elle, mais ai-je envie d'entendre ce qu'elle pense de moi, ce qu'une potentielle traîtresse en devenir peut penser de moi? Une brise particulièrement fraiche me fait frissonner et pendant un instant, j'appréhende un peu ce que je vais entendre. Mais bon, je dois être forte, après tout je suis une pure Ombre, je me dois d'être forte. Et qu'est-ce qu'elle pourrait me faire? Si elle avait voulu me blesser ce serait déjà fait, n'est-ce pas?

Je n'aurais pas dû croire ça. Décevante... Je cloche. Ces quelques mots me figent sur place, comme si la bise avait enfin réussi à me geler sur place. J'ai l'impression de faire face à un autre félin, dont les mots auraient plus d'impact. Décevante, pas à la hauteur, faible, pas digne de mon rang, pas digne de mon sang. Décevante... Mes yeux s'écarquillent, mais je lutte pour réussir néanmoins à retenir mes larmes, non je ne pleurerais pas, non cela ne m'attend pas, je.. ce n'est que son avis à elle. Je secoue la tête pour effacer la silhouette de Maman qui se superpose à celle de l'autre guerrière.Décevante...

La silhouette de Fine Terre disparait et les mots de Luciole reprennent. L'avis d'une autre, un problème, aucun libre arbitre. Ces mots résonnent en moi et laissent comme une impression de salissure, comme si ça entachait le souvenir de Maman. Non, je ne peux pas la laisser dire, je ne peux pas, elle n'a pas le droit, elle n'a pas raison, elle ne sait rien. Je n'ai pas à me poser de questions, je n'ai pas besoin de ça, Maman ne m'aurait jamais mentie, et je sais, je suis sure qu'elle a forcément raison, elle ne m'aurait jamais raconté de mensonges. Décevante...

Et puis comme pour m'achever, elle se redresse. Elle me parait immense. Un problème, chats dociles. Non je ne suis pas docile, j'ai envie de lui crier cette phrase, mais ma voix se bloque et je suis incapable de parler. Une boule se forme dans ma gorge et j'ai envie de vomir. Non, elle ne sait rien. Je ne répète pas bêtement les paroles de autres, c'est Maman qui m'a appris ça. Maman qui m'a éduquée selon ces préceptes, elle n'avait pas tort, elle ne peut pas avoir eu tort. Individus forts, j'en deviendrai une. Je sais que j'ai beaucoup à apprendre, mais j'en deviendrais une, je le sais, Maman me l'a dit. J'en serais une, car je le dois. J'en serais une car sinon je serais... Décevante... Non! Je refuse. Maman avait foi en moi, elle savait que je m'élèverai dans le haut du Clan, que je serais forte. Pour l'instant, je ne le suis pas encore assez, mais avec de l'entraînement... Non, je deviendrai un élément essentiel du Clan, ou du moins utile, je veux être utile, je dois être utile, il faut absolument que je sois utile. Sinon... il ne restera plus rien.

Luciole a arrêté de parler, mais ses mots résonnent dans ma tête, que je secoue comme pour les en extirper. Je ne veux pas entendre ça. C'est faux, c'est faux, c'est faux. Ca ne peut pas être vrai. Non, non, je refuse.

Je tremble encore et encore, je ne peux pas m'arrêter, je dois lui dire, lui faire comprendre, au moins essayer.

Sans réussir à arrêter mes tremblements, je m'effondre vers le sol, tant pis pour la boue qui macule quasiment tout mon pelage, tant pis pour le travail de toilettage que j'aurais à faire. C'est pour plus tard. Dans l'instant, il y a plus important, plus urgent.

Ma voix se brise. Je ne veux pas admettre qu'elle a inséré la graine du doute en moi, que j'ai peur qu'elle ait raison, j'ai peur de réfléchir à ce que Maman a toujours raconté, j'ai peur d'y réfléchir et de ne pas être d'accord, c'est tellement plus simple si je crois en tout ce qu'elle dit, parce que.. c'est plus simple. Je ne peux pas ne pas être d'accord avec elle, parce que sinon... elle ne m'aimera plus, si? Elle ne me regardera plus de là-haut, elle sera déçue de moi. Décevante... Ce mot résonne encore dans ma tête et la première larme s'échappe. Je secoue la tête pour la chasser. Je baisse la tête pour qu'elle ne voit pas cette faiblesse.