Freestyle _ Ft. Coup de Foudre [END]

C'est vrai, confirma le bengal après la démonstration théorique de Nuage d'Émeraude. La sensation qui envahit la rouquine tandis qu'elle voyait le félin lui donner raison, opiner du chef, avouer que son raisonnement était bon, et que peut-être il ne s'y attendait pas, fut indicible. Un sentiment de victoire emplit son poitrail ; la fierté de sentir qu'elle pouvait tenir une conversation important avec un plus haut gradé qu'elle fit briller ses pupilles ; l'excitation à l'idée d'aller raconter ça à Nuage de Blaireau la tenait en haleine - elle l'aurait sans doute aussi partagé avec Nuage de Jaspe si elle n'était pas sûre qu'il la rabrouerait pour avoir parlé avec l'ennemi. En résumé, les sensations qui emplirent le corps et l'esprit de la rouquine furent indescriptibles et l'envahirent d'une joie toute nouvelle, celle de la sensation palpable d'appartenir au monde des grands.
Mais dans le monde des grands, tout n'est pas ou tout blanc ou tout noir ; le bengal allait le lui montrer tout à l'heure. Aussi se lança-t-il dans une démonstration sur du long-terme que tous ces malheurs n'avaient pas pris racine uniquement dans le cerveau tordu d'Étoile de Suie, mais dans des événements bien plus lointains, qui s'étaient ancrés en chacun, et plus particulièrement en l'ancienne meneuse du Clan du Tonnerre ; et que la rancœur, l'envie de vengeance - les mêmes que ressentait aujourd'hui Nuage d'Émeraude - étaient allées grandissant, déboulant ensuite directement sur les malheurs que nous connaissions. Je comprends l'origine de ta souffrance et je comprends que mes mots sont peut-être déplacés au court terme, mais j'essaie de t'expliquer ma vision au long-terme. Pourquoi le Tonnerre a-t-il visité votre campement? D'où venait cette émotion? Pas de nul-part, et comme les arbres, elle a du pousser à partir d'une toute petite graine qui s'est nourrie de frustration, qui a grimpé, qui s'est ramifiée en branches et qui s'est solidifiée comme un tronc. Laisse-moi te faire voir le problème d'un autre angle, Nuage d'Émeraude : Étoile de Suie a organisé qu'on kidnappe vos chatons avec l'aide des Lunar Pods - mais elle ne s'est alliée aux Lunar Pods qu'à cause de la défaite qu'elle a essuyée une fois contre la Rivière - et cette défaite était contre Étoile du Corbeau, qui était venue la provoquer - et elle n'a jamais lâché l'affaire depuis, au point de l'embusquer et de vous mettre tout ses malheurs sur le dos même longtemps après sa mort.

« Oh oui, et il est tout à fait louable qu'une frustration de ce type - parce qu'on n'a pas réussi à s'affirmer face à un autre félin - finisse en alliance redoutable et dangereuse, en attaque non justifiée, en enlèvements dont on se demande bien ce qu'ils sont venus régler dans l'affaire ! » Nuage d'Émeraude avait compris le raisonnement du bengal, et elle comprenait où il voulait en venir ; que tout ce qui arrivait dans ce monde n'arrivait jamais sans raison. Mais expliquer ne voulait pas dire pardonner... Et la rouquine ne concevait pas que tous les malheurs connus par Cerfblanc ces dernières lunes puissent être excusés par le simple fait qu'un jour, Étoile de Suie avait été vexée par une provocation d'autrui - d'autant que cet autrui n'était personne d'autre qu'Étoile du Corbeau, qui était finalement autant dérangé que la vieille chatte. Autant dire que cette bagarre de tyrans était aussi risible qu'elle n'avait commis de malheurs dans la forêt.

Je te demande, en toute sincérité : ne crois-tu pas que tout ce conflit aurait pu être évité si Étoile du Corbeau avait partagé ses Rochers au lieu de narguer Étoile de Suie ? Oh, oui, Étoile du Corbeau aurait dû partager les Rochers du Soleil, et en échange, sans doute que sa rivale lui aurait permis de s'approprier de la moitié d'un de ses territoires, c'est certain ! pensa Nuage d'Émeraude en sentant un sourire sarcastique étirer ses babines. Elle n'était absolument pas convaincue par la théorie du guerrier du Tonnerre. Ne crois-tu pas que tout ce conflit aurait pu être évité si Étoile de Suie avait décidé de pardonner à Corbeau plutôt que de laisser le feu de sa vengeance consumer toute la forêt ou presque? Et les Lunar Pods - se serait-elle vraiment abaissée à demander leur aide plutôt que de les chasser, s'il y avait une quelconque graine d'union et d'entente entre nos Clans? Mais l'avantage de cette théorie était qu'elle ne remettait pas toute la faute sur un seul et même côté ; il semblait assumer les méfaits d'Étoile de Suie, et il paraissait même vouloir les expliquer, non pas les excuser. Un bon point pour lui ; mais sa théorie restait tout de même fragile, parce qu'elle reposait uniquement sur des si.

« Avec et "et si ?", on refait le monde. Pardon, mais ça n'excuse rien. » Nuage d'Émeraude ne pouvait avouer qu'elle était en partie d'accord avec le bengal ; mais elle n'avait aucune difficulté à montrer qu'elle était têtue. « Mais tout ton discours explique en tout cas pourquoi j'ai pu traversé ta frontière sans gagner une belle cicatrice » souffla-t-elle avec un sourire provocateur.

Puis vint la demande de la faveur ; la rouquine n'y croyait qu'à moitié, mais là encore à sa grande surprise, le matou y accéda. L'excitation vint à nouveau faire frétiller les moustaches de Nuage d'Émeraude tandis qu'elle réfléchissait à toute vitesse. Que pouvait-elle bien lui demander, là, à l'instant ? Elle rêvait d'avancer un peu plus dans ces terres inconnues, son poil se dressait sur son échine tellement cette l'idée l'excitait. Elle avait aussi envie de goûter au met emblématique du Clan du Tonnerre : l'écureuil. Mais était-ce une faveur vraiment raisonnée ? Nuage d'Émeraude y réfléchit bien et prit finalement une décision que le bengal aurait sans doute approuvé : une décision au long-terme. Un sourire intelligent se dessina sur sa bouille mi-chaton, mi-adulte.

« Je garde cette faveur pour plus tard » dit-elle simplement, persuadée que cela pourrait lui servir plus tard.

La suite de la discussion intéressa beaucoup la fille de l'étoile du Clan. En échange, je peux te poser une question sur un des membres de ton Clan? Ma mémoire est trouble et j'oublie facilement les noms à moins de me les répéter, et l'une d'elles m'a beaucoup marqué durant la Lune Rouge. Elle a défendu un des nôtres pour empêcher qu'il ne se fasse blesser. La réflexion du bengal la poussa même dans une réflexion intense. La Lune Rouge... Oh, bien sûr, elle en avait entendu parler. L'Assemblée était entrée dans les légendes, et on racontait à tue-tête les exploits de chacun durant la grande bataille. Et, notamment, le combat ardu d'Étoile de Pierre et d'Écaille d'Or contre Étoile de Suie, qui avait trouvé la mort ce soir-là, tout comme les Lunar Pod avaient connu leur extinction de la forêt. Nuage d'Émeraude connaissait les histoires sur ce qui s'était passé ce soir-là ; mais elle n'avait pas entendu qu'un des siens avait protégé un chat adverse. Elle ne savait pas ce qu'elle en pensait : le code du guerrier commençait à rentrer dans son esprit et lui soufflait que c'était une trahison ; son code à elle, sa curiosité à connaître les autres Clans, à façonner un nouveau monde, la poussait à penser qu'elle aurait sans doute pu être ce félin qui avait pris la défense d'un adversaire.
Alors, elle releva les yeux vers le guerrier adverse, prête à identifier le félin dont il parlait.

« Je n'ai pas entendu parler de cette histoire » dit-elle, perplexe mais impatiente d'en apprendre davantage sur ce grand événement. Surtout si cela devait rester secret... « Peut-être que si tu me décrivais la chatte que tu as vue défendre l'un des tiens, je pourrais t'apprendre son nom. »

Elle était tout aussi impatiente d'en savoir davantage que ne devait l'être le guerrier.

S'il arrivait à convaincre une personne d'ouvrir son cœur sur la possibilité que les guerres et les vieilles amertumes tiraient leurs graines d'une émotion intériorisée, s'il arrivait à convaincre une seule personne, il avait réussi. Surtout s'il s'agissait d'un apprenti - les apprentis n'étaient pas encore complètement endoctrinés et c'est d'eux que viendraient les changements. C'était eux qui posaient les questions - c'étaient eux qui évoluaient - une fois devenus guerriers ils en oubliaient l'importance de la curiosité et cessaient de s'améliorer.

Et leur eau autrefois ruisselante de vie devenait stagne - il avait ensuite besoin d'utiliser tous les trucs qu'il connaissait pour provoquer ne serais-ce qu'un mouvement ou un remoud là-dedans. Une étincelle - une décharge--...

— « Je n'ai pas entendu parler de cette histoire, répondit Nuage d'Émeraude, et Coup de Foudre sentit le contact fantôme d'un apprenti à la fourrure sombre se presser contre lui, et le paysage des Rochers et du cours de la Rivière grésilla à ses yeux pour lui remettre sous le nez le champ de bataille noirci de corbeaux venus se nourrir de la charogne des guerriers tombés au combat.

— Peut-être que si tu me décrivais la chatte que tu as vue défendre l'un des tiens, je pourrais t'apprendre son nom. »

Le Bengal opina du chef à nouveau, et ferma ses paupières - des centaines d'oiseaux sombres s'envolèrent à tire-d'ailes en croassant avec sa vision pour la remplacée par le blizzard perpétuel dans sa tête, non sans éprouver quelques difficultés à chercher dedans : tout le monde se confondait et il n'arrivait vraiment à délimiter que Vipère Audacieuse et leurs corps-à-corps contre Étoile Vaillante. Son oreille tiqua, il chercha à remonter un peu avant, ses tympans vrillèrent au souvenir d'une montée de feulements qui se déformèrent et il entraperçut celle qu'il cherchait prenant place à côté du Géant Bleu de la Rivière. Le souvenir se stoppa sur la chatte mais il était capable de lui mettre aucun visage, aucun nom. Même les traits de sa fourrure lui étaient flous - mackerel? marbrée? tabby? tachetée?... Coup de Foudre entrouvrit un œil, tira ses babines vers l'arrière sur une grimace de douleur, et il leva une patte devant sa face pour vite se couvrir de l'intensité des rayons maintenant qu'il avait remis le pied dans la réalité.

— « Elle avait une robe couleur soir... il lui décrit alors. Ses poils étaient longs, et elle avait, une, je crois une douceur dans les yeux, mais elle brûlait aussi de confiance, forte d'esprit, un peu comme toi. Une chatte comme ça je n'ai pas le droit de l'oublier.

Il secoua sa tête, ouvrit le deuxième œil et descendit sa patte sur le rocher pour se coucher en sphinx.

— Connaître notre passé et ses causes ne l'excuse pas, Nuage d'Émeraude, mais il nous revient d'en tirer quelque chose. ... .... Je pense que c'est notre responsabilité de comprendre d'où vient la souffrance qui nous a été infligée, pour ne pas la perpétuer ensuite. Pour briser le cycle. »

Il haussa haut ses sourcils et détourna vite les yeux, et un petit dodelinement de la tête le secoua sur un rire d'auto-dérision.

— « Enfin...     ...Simple observation. »

Elle avait une robe couleur soir... commença alors le bengal, sur le même ton qu'usaient les anciens lorsqu'ils racontaient une histoire à toute une tripotée de chatons venus chercher le goût de l'aventure auprès de leurs aînés. Nuage d'Émeraude pencha la tête vers la droite, perplexe : une robe couleur soir ? Qu'est-ce que cela voulait dire ? La chatte dont il essayait de se rappeler avait-elle le pelage roux, comme le coucher du soleil, ou bien plutôt le pelage gris ou noir, comme la nuit ? Il s'agirait d'être un peu moins poétique et un peu plus précis, pensa intérieurement la jeune novice, qui, dans son jeune âge, n'adhérait pas vraiment à un langage qui ne soit pas franc et direct, bien que quelquefois maladroit. Ses poils étaient longs Ah, ça c'était une information concrète qui permettait d'éliminer de nombreux félins de son Clan. Mais le guerrier du Tonnerre continuait déjà : et elle avait, une, je crois une douceur dans les yeux... Nuage d'Émeraude sentit sa tête pivoter toujours un peu plus, atteignant son niveau de perplexité maximum. De la douceur dans les yeux ? Mais c'était quoi, cette description à la noix ? Est-ce qu'elle passait son temps à regarder ce qu'il y avait au fond des yeux de ses compagnons de Clan ? ...mais elle brûlait aussi de confiance, forte d'esprit, un peu comme toi. Cet ajout ne contraria pas la rouquine : au contraire, elle se sentit plutôt flattée de la comparaison, même si elle n'était toujours pas sûre de l'identité de la chatte que le bengal essayait de lui décrire. Au moins savait-elle qu'un guerrier adverse la considérait comme une chatte confiante et forte. C'était pas rien ! Oh, la tête que ferait Nuage de Blaireau lorsqu'elle lui raconterait ça ! Une chatte comme ça je n'ai pas le droit de l'oublier, finalisa le mâle au poil sombre.
Nuage d'Émeraude l'observa avec attention pendant un long moment. Il semblait absorbé par le souvenir de cette chatte ; c'était évident, elle l'avait véritablement marqué. Et quand on connaissait ne serait-ce qu'un peu le guerrier, on se doutait qu'il n'était pas facilement perturbé par autrui ; le fait que cette chatte ait réussi cet exploit la plaçait indéniablement parmi les félins les plus impressionnants de la forêt.
Bon, reprenons : une chatte au poil long, couleur coucher de soleil... Dans le Clan, il y avait plusieurs félins roux, mais si on omettait Nuage d'Émeraude, qui n'était pas présente et qui n'était visiblement pas celle qu'il cherchait ; si on omettait Boule Orangée, qui n'était qu'un chaton ; et si on omettait Brasier Glacial, qui était bien roux mais loin d'être une femelle... Il ne restait plus qu'Écaille d'Or.
Ce constat causa une certaine stupeur chez Nuage d'Émeraude, qui recula d'instinct. Écaille d'Or, sa marraine ! Quand elle y pensa, la chatte que recherchait le guerrier adverse ne pouvait être qu'elle. Rousse, le poil long, mais surtout respirant la force d'esprit... ça lui correspondait parfaitement. Et puis, c'était elle qui avait combattu Étoile de Suie pendant la bataille ; pas étonnant qu'elle ait été remarquée.
Mais à présent que Nuage d'Émeraude avait deviné l'identité de la femelle inconnue, elle se méfiait. C'était sa marraine, sa mentor, c'était ce qui se rapprochait de plus d'une mère pour elle, avec Eau Turquoise bien entendu. Et si la rouquine aux yeux verts était la première à avoir envie d'être en contact avec les autres Clans, savoir qu'un chat adverse voulait quelque chose à sa marraine réveillait en elle un instinct protecteur qu'elle ne se connaissait pas jusque-là. Que lui voulait-il ? Du bien, ou du mal ? Voudrait-il reprendre contact avec elle ? Voudrait-il que l'apprentie envoie un message à Écaille d'Or ?
Nuage d'Émeraude posa les yeux sur le bengal.

« Celle dont tu parles est sans doute Écaille d'Or » dit-elle, se demandant si elle faisait bien de lui révéler l'information. Mais après tout, les noms des félins n'étaient pas secrets. Désireuse de faire comprendre au bengal qu'il ne s'agissait pas de n'importe quelle chatte, et qu'il n'avait pas intérêt à lui apporter le moindre mal, l'apprentie ajouta : « Ma marraine. »

Elle continua à épier le guerrier.
Il avait à nouveau parlé de sa théorie selon laquelle chaque acte avait une explication plus ou moins lointaine, et que si celle-ci n'excusait rien, elle permettait de comprendre les rouages de chaque événement, et d'en tirer une leçon pour la suite. Nuage d'Émeraude se contenta d'acquiescer ; en cela, elle ne pouvait le contredire. Elle avait elle-même assisté à bien trop de malheurs pour une si jeune personne, et elle ne comptait pas faire quoi que ce soit qui en créeraient d'autres, à elle-même ou à autrui. Aussi dévouée et ambitieuse soit-elle, Nuage d'Émeraude était une pacifiste dans l'âme, et bien trop curieuse et ouverte au monde pour rester emprisonnée dans le carcan impitoyable des quatre Clans ennemis. Nuage de Jaspe, son frère, était sans doute différent à ce sujet.

Depuis qu'il avait parlé à Nuage du Firmament et Raton Laveur, il pouvait voir sa langue se délier beaucoup trop facilement. Valait-il mieux ne rien dire et continuer à jouer the power card contre l'apprentie et ne rien dire sur lui? Même si garder toutes ses cartes était stratégique (du moins, en théorie), cela sous-entendait aussi pour lui de ne jamais se prononcer, de ne jamais s'impliquer et de se faire complètement impersonnel à tout - mais personne n'avait jamais rien accompli en restant impersonnel. C'était d'ailleurs pour cette raison qu'il n'avait d'autre choix que de feindre ressentir, sans quoi il serait incapable de former des liens avec autrui ou de s'entendre avec eux. Passons.

Nuage d'Émeraude sembla comme frappée par l'étrange description qu'elle réussit à tirer du guerrier. Cette chatte aux poils longs de robe couleur soir, aux yeux doux mais forte d'esprit (comme elle, d'ailleurs), la piqua d'une idée quant à son identité et elle se plongea distinctement dans une réflexion. Le bengal avait profité de son silence pour à nouveau poser ses yeux sur elle et les entraîner à se rappeler de son apparence : les poils fauves de Nuage d'Émeraude lui donnaient l'air d'être un feu dans l'eau et la couleur de ses yeux (qui lui valaient son nom) pétillaient d'une grande intelligence, bafouée toutefois par son impulsivité. Il ne connaissait pas toutes les circonstances de son existence mais il avait grappillé assez d'informations pour se construire un portrait de l'apprentie et ses envies. Elle voulait se venger, c'était évident, mais en lui parlant elle avait aussi cédé à sa curiosité. Elle aurait eu tout les droits de le planter là sans lui donner de réponse et pourtant elle s'efforçait de remonter le courant de ses pensées pour trouver qui était la chatte qu'il cherchait.

— « Celle dont tu parles est sans doute Écaille d'Or, répondit Nuage d'Émeraude après être remontée à la surface de ses pensées. Les yeux du Bengal reluisirent et il tendit le cou tout en penchant sa tête, dégageant les creux de sa nuque et de ses épaules.

ma marraine. »

Cette précision fit se pivoter les deux oreilles du bengal en arrière, puis pencher sa tête de l'autre côté. Maintenant qu'il avait son nom il avait suffisamment de cartes en main pour agir, mais il hésitait - on ne s'adressait pas à un membre d'un autre Clan aussi facilement (à moins d'être une apprentie sans foi ni loi comme Nuage d'Émeraude, bien sûr) et il avait besoin de monter un plan. Car si Nuage d'Émeraude avait été si enclin à lui parler sans sortir les griffes, peut-être serait-ce aussi le cas de certains guerriers - ou certaines guerrières, comme la vertueuse Écaille d'Or qui avait protégé leur Nuage de Mouche.

— « Écaille d'Or,       Écaille d'Or,       Écaille d'Or » comme pour Taupe, il n'oublierait pas ce nom. Le bengal hocha sa tête, satisfait de l'information qu'on lui avait fournie. Il étira ses deux pattes avant tout en rondissant bien son dos en voûte, recourbant sa queue derrière. Il fit mine de se lever ensuite, sur le pas de s'en aller. Il en avait fini avec elle.

— Ça c'est un tuyau qui va m'aider.  Avant de lui faire dos, il inclina la tête sur une courbette de politesse. Merci de ton aide, Nuage d'Émeraude. »

Il s'immobilisa dans son mouvement, une patte levée, balançant sa queue à l'opposé tout en baissant ses yeux sur l'apprentie en bas de son rocher chauffant.

— « Ta faveur ?

On a rien sans rien, après tout.

Le bengal ne l'avait pas regardée aussi intensément que désormais qu'elle était sur le point de lui révéler le nom qu'il semblait rechercher à tout prix depuis la grande bataille. Et désormais que Nuage d'Émeraude le lui avait révélé, il répétait ce nom chéri à voix haute, sans doute dans le but de le mémoriser et de ne l'oublier jamais. L'apprentie rousse le regardait faire, interloquée par cette attitude légèrement étrange ; ce n'était pas celle d'un chat qui se renseignait comme ça, en passant. Non, ce guerrier-là avait quelque chose derrière la tête, c'était évident ; et la rouquine en eut la confirmation lorsqu'il murmura, plus pour lui-même que pour elle, mais sans doute aussi dans le but de la provoquer : Ça c'est un tuyau qui va m'aider. Nuage d'Émeraude sentit immédiatement les poils de son échine se hérisser et ses oreilles se plaquer contre sa nuque. Un grondement sourd commença à s'échapper de sa gorge tandis que le guerrier du Tonnerre continuait de parler : Merci de ton aide, Nuage d'Émeraude. Et l'émeraude en question s'en voulut immédiatement de lui avoir révélé cette information ; non pas que l'identité de sa marraine était top secrète, le bengal ne serait pas le seul à connaître son nom ; mais plutôt parce qu'il semblait avoir un plan en tête, quelque chose qui concernait Écaille d'Or, et cette perspective déplaisait fortement à Nuage d'Émeraude. Elle n'avait pas réussi à cerner le félin, et la seule chose qu'elle pouvait prétendre connaître de lui, c'était qu'il était insondable. Impossible de deviner ce qu'il avait en tête ; impossible de deviner ce qu'il voulait à Écaille d'Or. Mais la seule idée qu'il lui veuille quelque chose la dérangea, et elle eut des remords. Je n'aurais pas dû... pensa-t-elle en serrant les crocs.
Ta faveur ? La question du guerrier du Tonnerre la sortit de ses pensées angoissées. L'échine de Nuage d'Émeraude n'était toujours pas redescendue lorsqu'elle s'approcha de lui, se voulant menaçante ; la volonté de protéger Écaille d'Or était bien plus forte que la crainte qu'elle pouvait ressentir à se confronter au matou.

« Je te l'ai dit, je garde ma faveur pour plus tard » souffla-t-elle, persuadée que cela pourrait l'aider un jour proche ou lointain - à condition que le guerrier tienne sa parole. « En revanche, il vaut mieux pour toi que je n'apprenne pas que tu as causé du tort à Écaille d'Or. Quel qu'il soit. » Son ton s'était fait dur, déterminé et légèrement menaçant, même si la rouquine savait pertinemment qu'elle n'était pas en mesure d'impressionner le guerrier. Elle recula ensuite, laissa les poils de son échine retomber et ses oreilles se redresser. D'un ton plus calme, elle reprit : « J'insiste. »

Elle avait posé ses yeux sur le bengal. Elle était d'un calme apparent, mais elle bouillonnait intérieurement. Elle s'affairait à présent à fixer le mâle aux taches irrégulières, gravant en elle son visage, ses yeux reluisants, son sourire ineffaçable et irritant. Elle avait l'intuition que ce n'était pas la dernière fois qu'elle le voyait, mais que peu importe le nombre de fois qu'elle pourrait le côtoyer, jamais elle ne pourrait s'arrêter de se méfier de lui.
Il était de ceux qui puent le danger.
Après un dernier regard appuyé, Nuage d'Émeraude commença à reculer dans l'eau, jusqu'à ne plus sentir le sol rocailleux sous ses coussinets. Alors elle se retourna, plongea dans la rivière, désireuse de montrer au guerrier ses talents, et en ressortit quelques mètres plus loin ; elle sauta alors sur la rive de son territoire. L'eau avait effacé toute trace du Tonnerre sur son pelage ; elle s'ébroua et s'assit, fixant le bengal de loin. Il était bien moins imposant de loin ; mais cette rencontre éprouvante faisait encore trembler ses nerfs.

« Salut, l'inconnu. »

Et elle s'en retourna sans un regard de plus.

— Je te l'ai dit, je garde ma faveur pour plus tard.
— Ach, c'est vrai! Très bien, très bien. »

Il secoua sa tête comme s'il cherchait à bien la revisser sur son corps-machine, sortant ses pattes de leur immobilité en secouant vigoureusement un postérieur en l'air, arquant sa queue en panache sur son dos. En plus de devoir se rappeler du nom d'Écaille d'Or, Écaille d'Or, Écaille d'Or, il aurait à se rappeler qu'il devait quelque chose à Nuage d'Émeraude, quel qu'il soit. Il devait s'avouer que ce genre de contrainte, ce sentiment qu'on lui liait les pattes en douceur, ne lui était pas complètement désagréable... Aussi il se fit tout ouïe à l'apprentie qui renchérit:

— « En revanche, il vaut mieux pour toi que je n'apprenne pas que tu as causé du tort à Écaille d'Or. Quel qu'il soit.
Le sourire du bengal se surit et ses paupières se plissèrent légèrement, donnant à son visage cette expression contrite.
— Après toute notre discussion, il pesa, c'est la seule conclusion que tu as réussi à en tirer?... »

Qu'il voulait un mal quelconque à la chatte qu'il avait voulu se rappeler, chatte qui, durant la Guerre de la Lune Rouge, avait laissé tombé les hostilités à un moment pour protéger un des leurs? Il préférait laisser Nuage d'Émeraude arriver à ses propres conclusions - il n'avait pas besoin d'essayer de lui ouvrir les yeux comme il avait tenté de le faire avec Raton-Laveur. Il n'avait pas envie qu'un autre chat ne décide subrepticement de former une alliance sans gains avec lui. Lui devoir une faveur lui seyait parfaitement et seyait parfaitement à sa vision de l'échange.

Le feu dans l'eau plongea : et le bengal revint sur ses pas tout en penchant la tête pour admirer sa technique à se mouver aussi facilement dans le corps aquatique jusqu'à la berge à l'opposée. Elle ne portait plus une trace de son odeur (ce qui le piqua d'intérêt malgré lui) et elle s'ébrouait pour se débarrasser du trop plein d'eau dans sa fourrure. Il bondit sur place avec un « Whoo! » enthousiaste, retombant sur ses pattes au même moment où l'apprentie s'assit pour le fixer.

Sa queue à lui ondulait de droite à gauche et son cœur battait vite en réfléchissant à la possibilité que dans son utopie tous les chats apprendraient à nager ainsi - même lui.

— « Salut, l'inconnu.
— À une prochaine fois, Nuage d'Émeraude.

Et le bengal consentit à lui redonner son air en se pivotant d'un petit trot sautillant et dansant, ne lui décochant un regard qu'une fois à demi-tourné:

— « Peut-être que d'ici là, tu auras enfin le courage de me demander mon nom !

Taupe, Taupe, Taupe,

Écaille d'Or, Écaille d'Or, Écaille d'Or,

Et il devait maintenant une faveur à Nuage d'Émeraude.

Inexorablement le destin du Tonnerre semblait lié à celui de la Rivière, et il laissa ses yeux suivre le cours de de l'eau qui creusait leur frontière. Les chats du bengal, de leur ascendance sauvage, étaient réputés maîtres grimpeurs, mais aussi d'excellents nageurs... Qui sait si son désir d'Entente n'était pas inné et dû à son sang.

Entre temps, il s'était suffisamment diverti pour arrêter de penser à la mort d'Étoile de Suie, ou la présomption qu'il eut besoin de faire un deuil quelconque. Il ne célébrait pas son exécution, comme Nuage du Firmament, mais il ne s'en attristait pas non plus comme Raton-Laveur voulait qu'il le fasse. Il continuait d'avancer, et lui et ses yeux jaune électrique continueraient d'observer et de voir les opportunités s'offrir à lui et il continuerait de tendre la patte pour les immobiliser, les saisir, et ultimement les partager.

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