LP ◊ Tu m'expliques ce que tu es en train de faire ? (ft Emeraude) - end

Ce matin-là, tout était calme. Le parfum de l'eau se mêlait aux plantes qui embaumaient, devant la tanière du guérisseur où Nuage des Ruisseaux rangeait ses remèdes, aux fragrances de poisson et de gibier formant un petit tas au milieu des roseaux, et aux nuances familières de chaque félin du Clan. Le soleil pâle venant de se lever, ne pouvant réchauffer l'atmosphère encore froide, et effleurait délicatement le paysage pastel, le ciel d'un bleu glacé répondant aux yeux vert jade de la féline qui observait, songeuse, ce tableau habituel qu'elle appréciait chaque jour. Ou plutôt... Presque chaque jour. Mais pas cette fois. Ce matin-là, tout était calme, trop calme. Et l'heure matinale n'y changeait rien: d'ordinaire, les nombreux chatons mettaient toujours de l'animation et de la vie dans ce lieu si cher au cœur et aux yeux de Museau Bleu. Ce silence n'était pas naturel, et lui serrait le cœur, tandis qu'un frisson la parcourait malgré sa douce et chaude fourrure couleur de sable et d'écume, un frisson qui n'avait rien à voir avec le froid. Depuis l'attaque du Tonnerre et de ces étranges chats venus d'ailleurs, leur faisant tant de mal, il manquait des petits, et le camp était différent. Le Clan de la Rivière se remettait de la bataille, les chatons restants ayant perdu de leur innocence... Avec un pincement au cœur, la guerrière acheva sa toilette, passant un dernier coup de langue sur sa pelisse avant de se lever, se secouant et se préparant à partir à la chasse pour aider son Clan. Le temps viendrait pour se venger et sauver les petits, mais ils devaient panser leurs blessures, Étoile de Pierre retrouver toute sa force, et ensuite, ils récupéreraient les chatons. Alors, tous les matins, quoique pensive, elle se levait et se forçait à partir en patrouille frontalière ou à la pêche, se rendant utile et laissant ses pensées se dissoudre dans l'eau, s'envoler dans le vent, tandis que la vie continuait. Mais elle n'oubliait pas. Étoile de Suie avait tourné le dos aux Étoiles, piétiné le Code du Guerrier, brisé l'équilibre entre les Clans, et la meneuse du Tonnerre le regretterait un jour. C'était une promesse.

Lentement, la guerrière se leva et se dirigea vers la pouponnière, d'un pas souple et agile, passant la tête à travers l'entrée pour observer le précieux tableau endormi. Eau Turquoise, les yeux fermés, blottie dans son nid, était entourée de chatons, seule reine du Clan s'occupant de tous les petits. Avec un demi-sourire, Museau Bleu compta les minuscules silhouettes aux fourrures diverses, souriant à cette vision malgré son regret de ne pas avoir pu assumer son rôle. Pour l'honneur, elle avait sacrifié cette famille, même si elle aimerait pour toujours Petite Ambroisie, Petite Méduse et Petit Blaireau, en silence. Ils seraient toujours ses petits, tous les trois, tandis qu'elle s'était doucement attachée aux autres. Avec précaution et sans la réveiller, elle replaça une des petites boules de poils contre le flanc de sa mère, et lança un dernier regard autour d'elle avant de sortir. Une absence lui sauta alors aux yeux: Petite Émeraude. L'aventureuse chatonne rousse aux yeux verts, la meilleure amie de Petit Blaireau et, surtout, sa camarade de bêtises en tous genres... En préparant sans doute une autre. S'éloignant agilement, la femelle à la fourrure beige et grise bleutée fouilla le camp de son regard couleur de jade, une première fois, puis une seconde, avant de repérer une petite flamme, près de la barrière d'ajoncs. Sans un bruit, semblant flotter au-dessus du sol, elle s'approcha, prenant la petite à revers jusqu'à s'arrêter derrière elle tandis que la petite creusait son tunnel. Amusée mais anxieuse et un brin agacée face à cette imprudence, Museau Bleu s'éclaircit la gorge, signalant sa présence et demandant:

« Tu m'expliques ce que tu es en train de faire, Petite Émeraude ? »

Tu m'expliques ce que tu es en train de faire, Petite Émeraude ?
Une voix à la fois douce et sévère fit sursauter Petite Émeraude, qui était affairée à se frayer un chemin à travers le mur d'ajoncs qui se dressait devant elle. De bon matin, alors que le reste des chatons était encore endormi et que le camp était calme - les patrouilles étant à l'extérieur -, la rouquine avait profité de l'opportunité pour filer droit vers l'entrée du camp - ou plutôt sa sortie, dans le cas présent. Au début, elle avait bien pris garde à ne pas se faire prendre, en s'arrêtant régulièrement pour surveiller que personne ne venait ; puis, elle s'était laissé prendre par ce qu'elle faisait, et avait fini par s'y mettre corps et âme, de sorte qu'elle n'avait même pas entendu ou senti Museau Bleu arriver derrière elle.
Le bond qu'elle fit fut magistral, et le pelage de Petite Émeraude s'était instinctivement gonflé sous l'effet de la frayeur. Elle se retrouva au sol, dans les ajoncs, le pelage en bataille et les yeux hagards, cherchant l'origine de la menace.

« MUSEAU BLEU ! » cria-t-elle, très agacée, les oreilles plaquées sur sa nuque et les yeux lançant des éclairs. « Ça va pas ou quoi ?! »

Elle se releva et s'ébroua, visiblement très offusquée de l'irruption brutale de la guerrière au poil clair. Mais un rapide coup d’œil à la situation fit changer son attitude : elle n'était clairement pas dans la bonne posture pour disputer Museau Bleu, d'autant qu'elle venait de se faire prendre la patte dans le sac - ou plutôt dans les ajoncs. La guerrière aux yeux de jade n'était pas bête, elle avait deviné que la chatonne souhaitait se faire la malle ; d'autant qu'elle en avait la réputation. Depuis que ses frères et sœurs étaient portés disparus, enlevés par les membres du Clan du Tonnerre, Petite Émeraude ne pensait qu'à une chose : partir au camp du Tonnerre les sauver.

« Euh... Euh... Ben... » Petite Émeraude jeta de brefs coups d’œil vers les ajoncs, réfléchissant à toute vitesse à une excuse. « Ben tu sais... Il faut réparer les ajoncs... D'ailleurs, c'est Douce Orchidée qui m'a punie l'autre fois et qui m'a donné comme corvée de réparer le mur d'ajoncs ! Oui, voilà, tu vois, je suis raisonnable, je le fais ! » broda-t-elle en faisant mine de remettre les ajoncs à leur place. L'un d'eux, qu'elle avait tenté de faire tenir debout, s'écroula aux pieds des deux félins, l'air minable ; mais pas autant que Petite Émeraude, qui releva les yeux vers Museau Bleu, l'air penaud.

L'attitude de Museau Bleu se voulait sévère, mais la situation l'amusait plus qu'elle le laissait voir à sa cadette, renfermant précieusement ses émotions et son amusement, ses moustaches ne bougeant absolument pas malgré le bond incroyable que fit la petite étincelle flamboyante, la fourrure hérissée par la crainte, ses prunelles, perles d'émeraude, envahies de panique avant qu'elle ne reconnaisse la guerrière beige et grise bleutée. Avachie dans les ajoncs qui jonchaient le lieu de son "crime", la chatonne se releva et se mit à crier, visiblement agacée et les oreilles couchées en arrière. Immobile, la guerrière aux yeux jade l'observa s'énerver, gardant tout son calme et attendant que la jeune féline se calme... Ce qui ne tarda cependant pas. Avait-elle finalement réalisé qu'elle était bien mal placée pour faire des reproches ?

« MUSEAU BLEU ! Ça va pas ou quoi ?! »

Un autre guerrier, plus encore un vétéran, aurait sans doute senti sa colère s'embraser pour moins, mais Museau Bleu était calme, posée, et avait presque adopté la rousse, qui s'avérait la meilleure amie de son fils. Alors elle restait là, laissant la petite se secouer afin de replacer sa fourrure avant de tenter de trouver une excuse. Bien piètre excuse, d'ailleurs. Elle se tenait au milieu des débris de sa bêtise, et tentait de faire croire à quelqu'un qu'elle tentait de réparer... Bien sûr, évidemment. Avec un regard transmettant toute son incrédulité et un peu de sarcasme, la guerrière à la pelisse de sable et d'écume observa la silhouette de feu qui tentait désespérément de faire tenir un des végétaux désormais coupé et abîmé au sol, puis levait les yeux vers elle, penaude, un air gêné sur le visage. Plutôt que de hurler, la guerrière se contenta alors de s'asseoir, face à la chatonne, et demanda, d'une voix douce qui, elle le savait, valait souvent davantage :

« Tu sais que tu n'as pas le droit de sortir du camp ? Que je pourrais te punir pour ça et pour avoir menti en évoquant Douce Orchidée ? Et que ces temps-ci plus que jamais, les défenses du camp sont précieuses ? Tu es intelligente, Petite Émeraude. Alors pourquoi ? »

Petite Émeraude fixait Museau Bleu sans ciller, d'abord l'air penaud, puis la provocation venant peu à peu prendre place dans ses prunelles vert forêt. Elle avait l'habitude de se faire gronder ; tellement l'habitude qu'elle ne prenait plus ça comme un moment désagréable. Bien souvent, désormais, elle contentait de se moquer de ce qu'on lui reprochait, voire d'adopter une attitude nonchalante ou insolente qui lui valait souvent des punitions supplémentaires. À bien y réfléchir, la petiote était sans doute celle qui avait obtenu le plus de punitions depuis sa naissance ; elle n'était vraiment pas un cadeau. Et si elle semblait s'être calmée depuis l'enlèvement de ses frères et sœurs, ce n'était que partie remise. Elle se préparait au terrible assaut qu'elle allait mener, de loin la plus grosse bêtise qu'elle n'aurait jamais l'occasion de réaliser autrement, mais aussi l'acte le plus courageux de sa jeune vie : attaquer le camp du Tonnerre et sauver le monde !
Mais évidemment, ça, Museau Bleu n'allait pas le prendre en considération. Comme tous les autres avant elle, elle allait certainement se contenter de réprimander la bêtise qu'elle voyait - c'est-à-dire la tentative de fuite - et ne plus y songer. Les grands ne comprenaient rien... D'ailleurs, les premiers mots de Museau Bleu confirmèrent ce sentiment : Tu sais que tu n'as pas le droit de sortir du camp ? Que je pourrais te punir pour ça et pour avoir menti en évoquant Douce Orchidée ? Et que ces temps-ci plus que jamais, les défenses du camp sont précieuses ? Petite Émeraude haussa les yeux vers le ciel, agacée. Combien de fois avait-elle pu entendre ce type de paroles moralisatrices ? Des centaines de fois. Museau Bleu ne faisait pas dans l'originalité... Et pourtant. Tu sais que tu n'as pas le droit de sortir du camp ? Que je pourrais te punir pour ça et pour avoir menti en évoquant Douce Orchidée ? Et que ces temps-ci plus que jamais, les défenses du camp sont précieuses ? Tu es intelligente, Petite Émeraude. Alors pourquoi ?
Ça par exemple ! C'était la première fois qu'un grand s'intéressant un tant soit peu aux raisons qui poussaient la petite à agir comme elle le faisait ! Bon, évidemment, avant, il n'y avait pas vraiment de raison hormis l'amusement. Mais ça, c'était avant... Car désormais, il y en avait bien eu, de raison, et c'était même la meilleure qui soit !

« Oh ! Ben tu vois, j'allais partir pour attaquer le camp du... » Petite Émeraude s'était redressée, enjouée, s'apprêtant à détailler tout son plan de vengeance. Mais elle s'était arrêtée en pleine narration. « ... Enfin... Ce papillon ! J'allais attaquer ce papillon. » Elle fit soudain mine de courir après un papillon qui venait par chance de passer derrière elle.

Elle venait en fait de réaliser que déblatérer sur le plan qu'Opale et elle avaient monté n'était pas forcément une bonne idée. Sinon, elles allaient se faire disputer et punir, et les grands allaient piquer leur idée et devenir les héros, à leur place ! Pas question !

Une lueur de défi s'était allumée par la suite dans les yeux de pierre précieuse de la petite flamme, scintillant plus fort encore dans le soleil qui s'était doucement levé, la jeune féline se détachant nettement sur l'arrière plan neutre, pâle et froid. Pourtant, aucune ne bougeait, pas un frisson. Les fourrures des deux interlocutrices les protégeaient du froid, et il n'y avait aucune crainte désormais dans les yeux de l'enfant. La guerrière, quant à elle, canalisait son énergie, ne cédant pas à la colère et observant posément la silhouette menue qui, face à elle, semblait vouloir refaire le monde, se croire déjà chef et se ficher éperdument de ce sermon supplémentaire. Après tout, il était vrai qu'elle en avait reçu sans doute davantage que tous les autres habitants de la pouponnière réunis, malgré son nombre restreint de lunes... Et elle possédait un caractère qui, maîtrisé, ferait d'elle une bonne apprentie. Se surprenant à une bouffée d'affection et d'agacement mêlés que son visage aux traits doux tous en courbes ne trahit pas, elle posa un regard attentif sur Petite Émeraude, sa réaction étrangement maternelle restant soigneusement enfouie en elle. Du reste, la petite semblait avoir été surprise par la dernière question de la guerrière, ce qui fit sourire celle-ci : Museau Bleu n'avait pas oublié ce qu'était cet aspect de la vie de chatonne, à se faire punir sans que les guerriers écoutent nos raisons, et plus que tout, elle était curieuse, face à cette petite aussi espiègle et aventureuse qu'intelligente. Et la lumière dans les yeux de la rousse avait changé, loin de la simple volonté d'amusement qui s'y lisait autrefois. Il y avait autre chose. Impression qui se confirma quand la cadette répondit.

« Oh ! Ben tu vois, j'allais partir pour attaquer le camp du... Enfin... Ce papillon ! J'allais attaquer ce papillon. »

En plein milieu de sa phrase, Petite Émeraude avait changé d'avis, et décidé de poursuivre un papillon, rare en cette saison, qui passait tout près, ses ailes dispersant un peu de couleur dans ce monde hivernal. Mais elle en avait dit assez pour que Museau Bleu comprenne immédiatement. Petit Quartz. Petite Améthyste. La bataille. Les enlèvements. Le Clan du Tonnerre. Et une mission de sauvetage sans aucun doute savamment orchestrée, devait penser la fille d'Aigue-Marine. Mais la dernière chose dont le Clan de la Rivière avait besoin à cet instant, c'était une nouvelle disparition de chaton. D'une voix douce et mélodieuse mais légèrement teintée d'ironie et d'amusement, Museau Bleu questionna :

« Où se trouve donc le Clan du Papillon ? »

Puis son regard se fit à nouveau sérieux, dénué de pitié mais empli de compréhension, d'attention et de compassion. Elle savait bien qu'au milieu de ce maelstrom d'émotions, de préparatifs, de blessures et autres, les chatons n'avaient sans doute pas du être beaucoup écoutés sur ce sujet là. La perte de vie d’Étoile de Pierre n'avait pas aidé non plus, le meneur ne pouvant être là pour ses enfants. Aigue-Marine disparue, les chatons veillaient les uns sur les autres et le regard vert levé vers elle avait toujours cherché les autres, pour des complices de bêtises, pour veiller sur eux ou juste par habitude. La guerrière beige et grise bleutée savait déjà qu'elle ne dirait rien aux autres adultes du Clan, mais elle savait aussi qu'elle ne punirait pas son interlocutrice. Doucement, elle demanda :

« Ils te manquent sans doute beaucoup... »

Où se trouve donc le Clan du Papillon ? Petite Émeraude se figea, son attention se détournant immédiatement du papillon qui avait pourtant subitement eu de l'intérêt jusqu'ici. L'air à nouveau penaud, elle revint vers Museau Bleu et s'assit devant elle, la tête basse. Elle fixait ses pattes, rousses, joufflues, en bataille, et surtout minuscules à côté de celles, plus puissantes et au poil plus discipliné, de Museau Bleu. En relevant la tête vers celle de la guerrière, la chatonne eut encore plus une impression d'un gouffre entre elles deux : elle était si petite, et elle si grande ! Elle baissa à nouveau les yeux et soupira : il était loin, le temps où elle recevrait son nom d'adulte...
Évidemment, Petite Émeraude n'avait pas répondu à la question de la guerrière au poil claire : elle était assez intelligente pour comprendre que c'était une question ironique. Museau Bleu était elle aussi très intelligente... Elle avait tout de suite compris ce que préparait la boule de nerfs devant elle. Ils te manquent sans doute beaucoup... Petite Émeraude tressaillit en plein cœur. Touchée coulée.

« S'ils me... Que... Hein ? Quoi ?... Qui ? Quand ? De quoi ? » Petite Émeraude se perdit en bafouillements, complètement désemparée. Bien qu'elle était très sensible, elle n'avait pas l'habitude de le montrer, préférant de loin l'image du garçon manqué aventureux et casse-cou qui n'a peur de rien. Mais Museau Bleu semblait lire en elle comme dans un livre ouvert. Impossible de s'échapper. « Pff... Cette petite tanche de Quartz me manque pas du tout. Et sans Amé', eh ben on a plus de place pour dormir ! Et puis sans Nuit aussi. Et puis sans Am... » Petite Émeraude se stoppa tout net. Elle venait de penser que de dire du mal des petits disparus n'allait peut-être pas arranger son affaire. Petite Émeraude était une peste, mais elle connaissait ses limites. Elle n'avait plus le choix. Elle avait reculé pour mieux sauter.

« Euh... oui... Toujours... Ils me manquent tous les jours... »

Elle baissa les yeux, l'accablement se lisant sur ses épaules baissées sous le poids de la peine. Elle ne savait pas ce qui l'attristait le plus : la situation, le manque de sa famille ; ou le fait qu'elle venait de se dévoiler à Museau Bleu comme elle ne l'avait jamais fait, et surtout, sans l'avoir vraiment choisi. Museau Bleu semblait avoir un super pouvoir. Cette pensée fit renaître de l'énergie dans le cœur de Petite Émeraude. Waw ! La guerrière avait un super pouvoir ! Trop cool !

« Et à toi, ils te manquent, Museau Bleu ? » demanda-t-elle en relevant la tête, se demandant si elle aussi avait ce pouvoir.

La question de l'aînée était plutôt rhétorique, mais surtout, elle était bien ajustée, et cela, elle le comprit immédiatement en voyant la réaction de la petite. Se doutant que Petite Émeraude, malgré sa sensibilité, ne voulait pas le montrer et supporterait peut-être mal un mouvement d'affection trop vive, Museau Bleu ne bougea pas immédiatement, laissant le temps à la petite de se reprendre, de calmer ses bafouillements et de répondre. Le plus ironique, c'était de la voir tenter de nier, alors que le tremblement de sa voix, à lui seul, était une réponse parfaitement éloquente... Il n'y avait aucune honte à souffrir, même s'il avait fallu du temps à la guerrière de sable et d'écume pour accepter sa propre sensibilité. Finalement, la jeune féline de feu sembla trouver assez de courage et d'apparence pour répondre, mais le cœur n'y était pas, et il n'y avait pas besoin d'être particulièrement empathe pour le savoir. Du reste, c'était normal. On souffrirait pour moins.

« S'ils me... Que... Hein ? Quoi ?... Qui ? Quand ? De quoi ? Pff... Cette petite tanche de Quartz me manque pas du tout. Et sans Amé', eh ben on a plus de place pour dormir ! Et puis sans Nuit aussi. Et puis sans Am... »

La cadette se coupa net, semblant comprendre qu'il y avait des limites à ne pas franchir, mais le mal était fait. Une flèche droit dans le cœur, la gorge se nouant, la guerrière mobilisant toute la force de sa volonté pour ne pas laisser ses larmes couler. Elle pleurerait ce soir, comme toujours, quand il n'y aurait personne pour la voir, laissant libre cours à sa peine. Ou plus tard, seule, à la chasse, laissant sa peine se diluer dans l'eau et s'envoler dans le vent. Mais pas maintenant, pas devant la chatonne. Pas par manque de confiance, mais parce qu'elle ne voulait pas qu'un autre guerrier la voie ainsi. Ils n'auraient pas forcément compris. Mais si tous les chatons lui manquaient, l'absence de Petite Ambroisie était merveilleusement cruelle... C'était son fils, ce le serait toujours, et elle l'aimait. Et on le lui avait arraché, sans qu'elle puisse rien faire.
Clan des Étoiles, pourquoi...

« Et à toi, ils te manquent, Museau Bleu ? »

Petite Émeraude reprit la parole, admettant la réalité et tirant Museau Bleu de ses pensées. La guerrière, ramené de ses pensées, fut peinée de remarquer la silhouette prostrée flamboyante près d'elle. Celle-ci semblait, du reste, d'autant plus déçue de s'être livrée... La guerrière savait bien ce qui l'attendait, à présent, quand sa cadette releva la tête pour lui poser une question : elle ne tenta donc pas de cacher ses prunelles jade un peu trop brillantes, ou la fatigue et la peine parant un peu son visage. Elle souffla, simplement, posément, l'espérait-elle, maîtrisant tout juste sa voix :

« Beaucoup... »

Autrement, elle ne l'aurait pas admis. Mais c'était un cas particulier, une discussion particulière. Et elle parlait à la meilleure amie de Petit Blaireau, trouvant dans son cœur une tendresse presque maternelle. Posant délicatement le bout du museau sur le front de la petite chatonne en un geste de consolation et s'éloignant, en un contact rapide, pour ne pas trop brusquer son interlocutrice, elle hocha à nouveau la tête et sourit tristement.

« Tu voulais aller les délivrer, je me trompe ? Es-tu vraiment obligée de le faire toute seule ? »

Petite Émeraude ne s'était pas vraiment attendue à toucher Museau Bleu en plein cœur. Lorsqu'elle lui avait demandé si les chatons disparus lui manquaient, à elle aussi, c'était surtout un moyen de détourner la conversation de ses sentiments à elle, qu'elle n'aimait vraiment pas sentir à découvert. Elle avait donc voulu que la discussion s'oriente sur les sentiments de la guerrière qui, de par son âge adulte, saurait forcément mieux comment les gérer et les exposer. Mais jamais, jamais la petite rouquine n'aurait deviné que la jeune mère allait se montrer si sensible, au point qu'un voile de larmes avait couvert ses yeux.
Évidemment, en elle, Petite Émeraude sentait une détresse, une compassion, une envie de la réconforter. Mais elle était si petite.. Si démunie... Comment pouvait-elle s'y prendre ? Elle n'en avait aucune idée et elle se contenta de rester prostrée devant la guerrière au poil clair, l'air à nouveau penaud, sentant un malaise grandissant l'envahir.

Beaucoup... souffla Museau Bleu, le regard brillant et la tête basse. Petite Émeraude l'observa beaucoup. Elle se sentait quelque peu rassurée de voir une grande gérer encore moins bien ses émotions qu'elle, du moins en apparence, car elle, elle n'avait pas pleuré ! Mais c'était parce qu'elle s'était rapidement obligée à penser à autre chose, à rebondir sur autre chose, sinon, elle aurait été inconsolable et aurait certainement couru se réfugier dans une tanière pour pleurer à l'abri des regards. Et finalement, Museau Bleu adopta la même technique : changer de sujet, du moins, en dévier légèrement afin de laisser de côté la peine. Tu voulais aller les délivrer, je me trompe ? Es-tu vraiment obligée de le faire toute seule ? Petite Émeraude sentit ses muscles se tendre : mince, elle était découverte, ses plans à elle et à à peu près tous les chatons qui restaient du Clan de la Rivière étaient découverts... Et c'était sa faute ? Déconfite, elle n'eut pas d'autre choix que de répondre, cette fois sans mentir - la première fois depuis le début de cette discussion.

« BEN OUI ! Personne se bouge les fesses pour le faire, alors chui obligée d'abord ! Y'a que moi qui y pense et qui prépare des super plans top secret pour les sauver ! »

Petite Émeraude explosa. Elle s'était sentie emprisonnée, poussée dans ses retranchements : et quelle meilleure défense que l'attaque ? Et d'ailleurs, elle contenait depuis trop longtemps sa rage de ne pas voir le Clan de la Rivière se couper en quatre, et même en quatre-vingt, pour aller se venger du Clan du Tonnerre et des Lunar Pod. Bien sûr, elle savait qu'il fallait d'abord que ses membres s'en remettent, et notamment son père, Étoile de Pierre, qui avait été drôlement amoché le jour de la bataille. Mais... elle s'inquiétait tellement pour ses frères et sœurs ! Et même pour ceux avec qui elle ne partageait pas le même sang !

La tempête qui faisait rage dans l'esprit de Museau Bleu, des tourbillons d'émotions contradictoires et douloureuses se heurtant en elle comme les remous déchaînés de la rivière quand celle si se libérait de la glace pour heurter les pierres-certitudes l'aidant à tenir, s'apaisa peu à peu. Les passages traîtres disparurent peu à peu, et elle sentit un poids familier se lever de ses épaules, pour un moment, lui permettant de respirer plus librement. C'était comme si elle s'était retrouvée la tête sous l'eau, submergée, pendant une éternité... Sa douleur se calma, un peu. Son calme lui revint, camouflant peine, souffrance et blessures. Voir cet aspect de la guerrière beige et grise bleutée, à la pelisse de sable et d'écume, aux yeux vert jade glacé pourtant si chaleureux et expressifs, semblait avoir quelque peu rassurée la petite flamme rousse qui, toujours prostrée auparavant près de son aînée, s'était relevée, tendue, désolée d'être percée à jour, lumineuse de détermination et flamboyante de colère. Son feulement fit écho aux reproches que Museau Bleu aurait voulu faire aux autres, à ses camarades comme à son chef : mais cette fois, la grande féline resta posément assise, à écouter la petite.

« BEN OUI ! Personne se bouge les fesses pour le faire, alors chui obligée d'abord ! Y'a que moi qui y pense et qui prépare des super plans top secret pour les sauver ! »
« J'admets que l'idée d'un sauvetage prend bien trop longtemps à mon goût... » souffla la vétérane. « Mais te faire capturer toi aussi - ou un autre chaton d'ailleurs - n'arrangerait pas les choses. Alors cesse de voir tous les adultes du Clan comme des lâches qui ne veulent pas libérer tes frères et sœurs: on s'inquiète simplement de la sûreté du reste du Clan. »

En y réfléchissant, ses paroles devaient sans doute sonner bien trop calmes, trop moralisatrices... Elle-même ne les supportait pas. Mais c'était ce que disaient les autres. Guérir, avant d'aviser pour les petits. Se protéger, pour ne pas répéter le même échec. Parce qu'ils avaient échoué, et si les chatons avaient été enlevés, c'était leur faute. En partie sa faute. Museau Bleu, toujours impassible désormais, paisible en apparence, revit les blessures de ses camarades, la panique, le camp mis à sac et les blessures terribles ainsi que la mort d’Étoile de Pierre. Oui, ils avaient besoin de temps. Mais pas trop. Parce que ni elle ni Petite Émeraude ne le supporteraient. Elle suggéra alors :

« Tu veux de l'aide ? »

Le calme de Museau Bleu, et sa douceur, déconcertèrent un peu plus Petite Émeraude. Elle avait l'habitude de hausser le ton face à des grands, et cela ne lui faisait pas peur. Cela dit, elle était habituée à ce qu'ils ne se laissent pas faire : soit ils haussaient le ton à leur tour, soit ils tournaient les talons en maudissant la petite, soit ils la punissaient. Mais jamais, jamais aucun adulte ne s'était comporté de façon si posée avec la rouquine, qui était insupportable, qu'on se le dise. Petite Émeraude s'attendait donc à ce que Museau Bleu la dispute pour les limites qu'elle avait franchies : la tentative de fuite du camp, les mensonges, la colère... Mais la guerrière au poil clair n'en fit rien. Elle garda son calme, et répondit tranquillement à sa petite interlocutrice, comme s'il s'était agi d'une adulte. [color=#48C6CC]J'admets que l'idée d'un sauvetage prend bien trop longtemps à mon goût... [color] Petite Émeraude sentit son poitrail se gonfler d'espoir. Museau Bleu semblait d'accord avec elle ! Ça aussi, c'était bien la première fois que ça arrivait ! Mais te faire capturer toi aussi - ou un autre chaton d'ailleurs - n'arrangerait pas les choses. Alors cesse de voir tous les adultes du Clan comme des lâches qui ne veulent pas libérer tes frères et sœurs: on s'inquiète simplement de la sûreté du reste du Clan. Ça, par contre, ça plaisait beaucoup moins à la rouquine, qui sentit à nouveau ses oreilles se plaquer contre sa nuque, agacée. Ce discours, elle l'avait entendu maintes fois, et pas que face à ses tentatives de fuite. À croire que les grands ne pensaient qu'à ça : à la sûreté du camp, mais surtout à sa tranquillité. À croire aussi qu'ils voyaient du danger partout... Parce que Petite Émeraude ne voyait vraiment pas ce qu'elle risquait !
Elle s'apprêtait à répliquer quand Museau Bleu reprit. Tu veux de l'aide ? Les oreilles de la rouquine se dressèrent à nouveau et se tendirent vers la guerrière. Petite Émeraude leva des yeux pleins d'espoir vers son aînée. Elle ne rêvait pas ? Elle venait bien de lui proposer de l'aide ? Mais... était-ce bien pour son super plan de sauvetage ? Elle n'en revenait pas ! Elle se dressa immédiatement sur ses pattes, ne souhaitant pour rien au monde louper une occasion pareille.

« Oh ! Tu nous aiderais ? Ouais ! Ce serait trop bien ! On serait invincibles et puis plus personne ne nous interdirait rien ! » s'exclama-t-elle, regardant de tous les côtés, ne sachant pas par où commencer maintenant que son plan comportait une nouvelle alliée. « Il faut que je prévienne Petit Blaireau ! Et Petite Opale aussi ! Et... Petit Jaspe, bon, parce qu'il est super fort. » Petit Jaspe agaçait sa sœur : avec elle, c'était celui de la pouponnière qui avait le plus de leadership, et ça ne plaisait pas trop à Petite Émeraude, qui revendiquait clairement le rôle de petite princesse. Et puis, il avait des attitudes à l'Étoile du Corbeau qui ne lui plaisaient pas. Mais bon. Aux grands maux, les grands remèdes ! Peut-être même qu'il faudrait faire rentrer Petit Merle dans les plans !