[LP] Frétillements (avec Perche Farouche) - end

Il était trop, très tôt, mais c'était le dernier des soucis de Matin Embrasé. Le soleil se lèverait dans une heure, environ. Les terres du Clan devaient être surveillées sans arrêt, et particulièrement à ces heures vulnérables, où de brusques assaillants auraient toutes les chances de rejoindre le camp inaperçus, libres d'y commettre les pires méfaits. C'était l'heure où on savourait le silence, les brumes nocturnes qui se transformaient, au printemps, en rosée, brusquement, toujours à la même heure, les rapaces de la nuit qui rentraient se cacher, pour finalement permettre aux rares oiseaux qui osaient passer la mauvaise saison à Cerfblanc de se mettre à chanter. Tout cela en l'espace d'une seconde.

Le rouquin faisait partie des rares habitués à ressentir, chaque matin, lorsqu'il rentrait au camp à la fin de sa ronde, cette impulsion invisible, incompréhensible, mais pourtant régulière, attendue et reconnue de tous. Comme le plus sensible des animaux, ou le plus sauvage des félins. Nuage de Rosée avait fait partie du cercle, un court instant, mais elle avait chuté. Aussi à cette heure-là le silence était-il revenu, définitif dans la vie de Matin Embrasé mais provisoire dans la forêt.

Il n'était pas absolument seul, cette fois-là, mais c'était tout comme. Perche Farouche s'était arrêtée près du tas de gibier, bien maigre à cette heure-là, car peu de proies avaient le temps de passer la nuit dehors, lorsque le Clan de la Rivière, affaibli et affamé par l'hiver et par les combats, semblait manquer de chasseurs.

Saloperie. se hérissait Matin Embrasé, qui se rendait compte que ce jour-là encore, il espérait en vain que l'ingrate guerrière se montrait pour lui, pour le narguer. En réalité, elle ne lui accordait pas même cette faveur. Elle semblait ne pas le voir. Et pourtant, elle regardait partout, dans toutes les directions. Elle pensait peut-être que le monde l'oublierait très facilement, songea-t-il, avec colère. Il contenait beaucoup moins ses souffrances et ses passions, lorsqu'il était seul.

Il fut tout étonné de ne pas la voir s'installer à sa place, pour manger sa proie. Il savait où elle se mettait d'habitude. Il ne pouvait pas s'empêcher de le savoir, même si ça le piquait toujours un peu de le reconnaître. Au contraire, elle s'éloignait. Drôle de direction, à cette heure-ci. Surtout pour elle, qui d'ordinaire, dormait plutôt avec les autres, mais sans personne. Il eut dans l'obscurité une expression mi-hargneuse mi-satisfaite. Au moins Perche Farouche n'avait-elle jamais pu trouver mieux que lui.

C'était normal.

Saisi par une curiosité quelque peu coupable, le rouquin décida de la suivre, de loin. Après tout, c'était bien son boulot, de surveiller le territoire, à cette heure-là.

Si un gamin avait été à côté de lui, il lui aurait même chuchoté à l'oreille que ce n'était pas la surveillance la plus désagréable du monde.

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Faisait-il des efforts inhabituels pour rester discret ou bien était-ce elle qui était trop préoccupée pour le voir, le rouquin n'en savait rien. Il n'avait en tout cas pas la moindre envie d'être vu, même si dans le fond, il ne faisait rien de répréhensible. Et pourquoi devait-il donc avoir peur d'elle, maintenant qu'il n'y avait de toute façon plus le moindre rêve à détruire ? Silencieux, souple, il restait assez loin dans les ténèbres, et sa curiosité augmentait avec la distance qui le séparait du camp.

Venait-elle de voler une proie ? Que faisait-elle donc ? Bien malgré lui, il avait jusqu'alors eu l'impression de connaître mieux que quiconque la guerrière grise, et ça l'intriguait plus que tout d'être témoin d'un comportement aussi inhabituel. Quand elle s'arrêta, il redoubla d'efforts pour être silencieux, invisible. Son cœur avait beau battre très fort, il put se rapprocher assez pour deviner qu'elle n'était pas seule, dans cet endroit isolé, à cette heure si... matinale.

L'odeur étrangère du mâle qui était avachi lui parvint, alarmant son cerveau. Il réfléchissait à toute vitesse. Difficile de concevoir qu'elle œuvrait contre la Rivière, pas quelqu'un comme elle. Mais que faisait-elle ? Elle dut l'entendre redresser une oreille dans sa réflexion, car elle se retourna. Et Matin Embrasé vit quelque chose qu'il n'avait jamais vu.

De la crainte, dans son regard. Le mâle était mort.

Une peur logique. Combien de méfaits récents avaient-ils été justifiés par le prétexte de trahison ? Combien de milliers de raisons avait Matin Embrasé de lui en vouloir, à elle ? C'était si étrange, d'avoir l'impression de saisir, de capter quelque chose qui émanait de cette guerrière. Cette même guerrière qui, pendant bien longtemps, avait été la plus mystérieuse et la plus insaisissable de toutes. Maintenant, elle était comme une perche hors de l'eau. Elle frétillait.

Il n'avait qu'un mot à dire pour la détruire. Mais Matin Embrasé avait toujours été un grand joueur. Quel intérêt y'avait-il à gagner facilement ?

" Eh bien... Autrefois j'aurais pu me vexer... " commença-t-il par grimacer, un peu théâtral, comme pour se moquer du mort, plus pitoyable encore, sans doute, qu'aucun d'entre eux ne l'avait jamais été. " Des explications ? Des regrets ? J'imagine que je suis un peu moins bouché qu'Étoile de Pierre, peut-être. " s'amusait-il. Elle n'avait probablement pas souvent eu les nerfs aussi embrasés qu'à cet instant.

Pot-de-colle, tu es méprisable, je te déteste ! Quelques mots lui tournaient dans la tête. Il avait autrefois essayé de lui être utile mais n'y était jamais parvenu, probablement. Car à cet instant, Matin Embrasé comprenait qu'il était protégé du mépris stérile. Précisément parce qu'il n'était plus inutile. Les mots n'étaient que du vent, certains disparaissaient lorsque les vents se retournaient. Mais une guerre de mots n'en était pas moins une guerre de vent. Il pressentait qu'il n'y puiserait que frustration et regret. Rien ne changerait.

Il se détendit un peu, en comprenant que le combat ne serait jamais gagné. C'était une sorte de résignation, de radoucissement. Quelque chose qui se voyait peut-être, mais il doutait que quelqu'un, un jour, le comprenne.

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La fierté de la guerrière restait intacte, de toute évidence. Il se demandait à moitié si c'était par fierté qu'elle l'avait écrasé auparavant, l'autre moitié de son attention essayant de comprendre, de calculer ce qui se passait dans le présent. Perche Farouche n'avait pas de sang, sur les pattes. Elle n'avait pas tué. Mais le mâle était mort. Et elle était venue, avec à manger entre les crocs. Que lui reprocherait-on de sérieux ?

" J'en ai pas grand chose à faire de tes vexations puériles, mon grand. Et je ne crois pas te devoir d'explications, tu es mon chef ? Mon lieutenant peut-être ? Ou juste un guerrier désœuvré qui ne sait pas tourner la page ? " faisait-elle, cinglante. Elle était le chêne qui ne ployait pas et qui se briserait peut-être. Sûrement, même. Quelque chose de fort restait, là-dedans.

Matin Embrasé méprisait plus que tout les langues de vipères, ainsi que cette espèce de méfiance insupportable qui devait régner entre tout le monde, alors que l'on soupçonnait les Lunar Pods d'être aidés de traîtres. Perche Farouche n'avait probablement plus si peur. Elle s'était souvenue. Il se ramollit comme un pneu qui crevait. Bien entendu qu'il ne pourrait jamais faire passer cette guerrière-ci pour autre chose que ce qu'elle était.

Mais il n'était toujours pas sûr, plus de quarante-cinq lunes après l'avoir connue, de comprendre qui elle était. Il tenta un rire léger, une sorte de pirouette de clown. Quelque chose pour ne pas s'effondrer : " Entre nous c'est pas fute-fute de faire la charité en ce moment. Et à des étrangers en plus. Les idiots comme moi ne comprennent jamais très vite. "

Son autodérision à lui n'était pas une grimace. Elle n'était pas là pour le contenir et le tordre, ni pour ennuyer qui que ce soit. Il s'agissait juste de laisser s'échapper des excuses avec élégance. Et ça détendait, étrangement. Devant une presque ennemie, à une époque pourtant terrible, où le monde entier lui en voulait d'avoir perdu un chaton, il se sentait étrangement calme. Ça faisait si longtemps.

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" Joue au con, oui, tu rigolais moins quand le petit a disparu. " fit-elle, cinglante. Mais il se sentait de mieux en mieux, et l'effet rebondit : " Zut, t'as deviné que j'en faisais exprès, de jouer aux cons ! " s'exclama-t-il, excessif, théâtral. Il s'étonnait de ne pas être plus mal à l'aise, peut-être que tombé à un certain point, on ne pouvait plus creuser.

" Désolée, c'était un peu traître. "

Il ricana de son mauvais choix de mot, mais s'émut un peu d'entendre un "désolé" sortir de sa bouche, peut-être bien pour la première fois.

" Y a pas de temps pour suivre le Code du Guerrier. J'aurai aimé qu'il n'y aie pas de temps pour fliquer ses compagnons aussi.
- J'te fliquais pas. C'est l'heure où je fais ma ronde, moi ! " commença-t-il, faussement indigné. Mais comme il avait un peu honte de sa mauvaise foi, il reprit vite, avec un large mouvement de la queue : " Et ça faisait longtemps qu'on avait causé. "

Bizarre comme il avait l'impression de parler tranquillement. Tellement inexplicable qu'il se demandait si ce n'était pas tout à fait fantaisiste. Quelques minutes auparavant, le monde était comme un radeau sur le point de chavirer, et là, il avait plutôt le sentiment d'être au milieu d'une grande île, plate et silencieuse.

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" On peut parler au Camp, hein. Moi je rentre.
- Vous êtes bien pressée, mamzelle ! " rétorqua-t-il.

Parler au camp ? Elle n'avait pas dû beaucoup réfléchir. Ce n'était pas au camp qu'elle avait intérêt à lui parler, à lui. C'était bien en public que la femelle avait pressenti, longtemps auparavant, quelle sorte d'idiot il était et deviendrait. Alors maintenant que tout cela s'était réalisé... Elle devrait plutôt se venter d'avoir touché juste. Ça lui faisait tout drôle de penser aux problèmes qu'elle avait, elle.

" On ne va quand même pas rentrer avec un seul poisson. Regarde-moi comme il fait pitié, tout seul ! On va se moquer de lui ! " il parlait joyeusement, toujours. Gras dans le choix de ses images, mais fin dans la façon qu'il avait de les présenter. C'était comme cela que les clowns vivaient. " Et puis je suis sûr que je connais une jolie perche qui s'ennuie, elle aussi. "

Il tourna la tête vers la Rivière : " Là-bas. "

Il ne savait rien, strictement rien. Mais il avait quand même l'air bizarrement confiant, en montrant la direction vers laquelle ils devraient aller. Au fond de lui-même, ça l'étonnait. En tout cas il se dirigea vers les flots. Il songeait qu'en effet, si la guerrière rentrait au camp avec deux poissons dont un tout frais, on ne lui reprocherait rien. Quant au mort qu'ils quittaient... " J'irai dire moi-même que j'ai vu le mort, si tu veux. " reprit-il, plus sérieux, sur le chemin. Il était un pitre qui réfléchissait parfois.

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