Imagine | ft Fifou -end

— « La prochaine fois... Toi, moi, et la rivière.
Ce genre de suggestion réveillèrent ses sens au Prince des ombres dont les yeux reluisirent dans la nuit.

— OoOoHhh, à vos ordres ma belle Museau Bleu ♡ »

Un ménage à trois entre lui elle et la Rivière? Volontiers - elle le faisait rêver et nourrissait son envie d'être bercé et caressé et qu'on le morde rudement à la nuque -- un frisson le secoua en constatant qu'il se laissait encore voguer vers ses vilains fantasmes.

— « Tu fais ça souvent ? Venir tutoyer les étoiles ?
— Mm, il acquiesça, mais pas ici. C'est la première fois que je grimpe en haut d'un des Quatre Chênes.

Ha hah, dire que toi, c'est la première chose que tu grimpes tout court! »

Si haut, on aurait dit qu'ils ne pouvaient rien se cacher. Il lui avait déjà parlé de sa tête cassée et ça ne l'avait pas dissuadée à discuter... Alors il se faisait honnête - le plus honnête qu'il pouvait l'être avec quelqu'un d'autre sans la noyer de la moindre réflexion qui germait dans les coins de son esprit. Et elle le remit à l'ordre tout en le taquinant:

— « Tu ne m'as pas répondu... Peur de l'eau, peut-être ?

Il ne s'en était même pas rendu compte - ses deux oreilles pointèrent et il rondit les yeux et il retint un gloussement comme un enfant qu'on avait prit sur le fait, avant de fermer les yeux et la priver un peu de leur brillance. Il voulait la faire languir. Il voulait l'intéresser. Il la voulait complète et entre les branches, mais il voulait surtout son entière et complète complicité.

— Nmm, noooon, rien de ça, la Rivière me fascine et son bruit me berce quand je dors sur les Rochers, mais... je crains que si je m'y jette, je consentirais à la laisser me faire ce qu'il lui plaît...
Il secoua doucement sa tête, et entrouvrit un œil pour tenir son regard une seconde:
— Ça ne m'ennuierait pas d'être détruit, et la véracité de cette remarque m'est très ennuyant, ha ha-ha ♡

Bien que leur conversation était douce comme l'était la brise dans les branches, il s'illustrait dans un coin de l'esprit la violence des rapides contre les berges de pierre et son corps qui y était ballotté et il ne put s'empêcher de ronronner. Piégé dans le courant avec comme option rien d'autre qu'une parfaite capitulation... Le défi d'escalade était une épreuve de Force et de Persévérance mais celui de nager en était plutôt une de Volonté, et à moins d'y être encouragé, il était beaucoup trop curieux de tout essayer sous les eaux qu'il en oublierait de respirer... L'idée que Museau Bleu ne vienne le pêcher après chaque échec ralluma l'éclat de son sourire, et lui fit retenir ses esclaffées en une série de petits gloussements éhontés dans leur clair-obscur sous la voûte étoilée.

« OoOoHhh, à vos ordres ma belle Museau Bleu ♡ »

Elle ronronna face aux mots du matou, qui, clairement charmeur, se faisait courtisan à la cour des étoiles, en cette nuit qui voyait se mêler le prince de l'obscurité et la princesse de lune; ce compliment lui plaisait, bien sûr, mais plus que tout, l'amusait - elle ne lui reprocha même pas le vouvoiement, cette fois. Au moins, elle savait, à cet instant, que c'était une discussion amicale - avec quelques commentaires vacillant sur la corde raide du platonique, certes, mais bon - et non une preuve de révérence quant à son rang. Et ça, pour la lieutenante de la rivière, qui à cet instant, pouvait n'être qu'une femelle ordinaire... C'était le plus beau des cadeaux. Alors elle lui sourit, attendant, paisible et espiègle tout à la fois, la suite de ses réponses. La suivante, d'ailleurs, la rendit quelque peu admirative.

« Mm, mais pas ici. C'est la première fois que je grimpe en haut d'un des Quatre Chênes. »

Et moi, c'est la première fois que je grimpe tout court, pensa-t-elle, rieuse.

« Ha hah, dire que toi, c'est la première chose que tu grimpes tout court! »

Si haut, à l'écart du monde, loin des Clans pour les séparer, leurs pensées s'unissaient, et qu'il dise cette phrase, qu'on aurait pu penser tout juste sortie de sa tête, la fit rire doucement. Oui, c'était la première fois qu'elle grimpait... À cet instant, installés sur une branche tout en haut du grand chêne, parlant de la rivière, ils partageaient chacun le royaume de l'autre - et ça, c'était beau. Des esprits qui se rencontraient, sympathisaient, s'harmonisaient, se caressaient... Si haut, rien ne nécessitait, pour l'heure, de se séparer, malgré toute la loyauté de la guerrière pour ceux qu'elle aimait. Alors elle discutait, calme et sincère, avec le prince de l'obscurité, qui, à présent, dérobait à sa vue les prunelles soleil. Elle feula, joueuse. Elle les aimait, elle, les jolies pierres précieuses ! Mais déjà, il répondait:

« Nmm, noooon, rien de ça, la Rivière me fascine
et son bruit me berce quand je dors sur les Rochers, mais...
je crains que si je m'y jette, je consentirais à la laisser me faire ce qu'il lui plaît... »

L'occasion était belle, et Museau Bleu, en amie de la rivière, se fondant presque avec elle, parfois, profita de cette jolie ouverture pour, elle aussi, entrer dans la danse, complice, souriante, enjôleuse, aussi. Elle était belle, sûre d'elle, et n'hésitait absolument pas à se montrer elle aussi un peu charmeuse... Sa fourrure vint frôler celle du matou, tandis qu'elle lui répondait.

« Et ce serait un problème ? » susurra-t-elle donc. « Qui sait, ce qu'elle te ferait te plairait... »

Ils parlaient de la rivière, mais en filigrane, des pensées d'une clarté limpide se dessinaient, comme de petites roches, affleurant sous la surface. L'eau, comme une caresse sur la fourrure. Les gémissements, les cris, les grondements du torrent. La violence, aussi, des flots contre les pierres, contre la berge, contre les corps. Les combats de volonté, le courage, la fierté, puis la capitulation, pleine, entière... C'était tout un jeu que celui-là. Jouer avec la rivière, la comprendre, se laisser flotter, plonger pour en admirer la beauté la plus profonde... La laisser voler un peu d'air, ne revenir à la surface qu'au moment crucial, le souffle court mais ivre d'un grand élan de vie, en poussant loin les défis... Coup de Foudre ajouta, en riant:

« Ça ne m'ennuierait pas d'être détruit, et la véracité de cette remarque m'est très ennuyant, ha ha-ha ♡ »

Il ronronna, ensuite; pourtant, une autre pensée le fit bientôt glousser. Elle lui lança alors un regard interrogateur, amusé, tout en laissant échapper un nouveau rire - elle n'avait pas eu ce genre de discussion depuis la mort de Matin Embrasé, et jamais à ce point, alors, sans parler de sentiments, c'était amusant. Qu'est-ce qui le faisait rire, lui ? Songeuse, elle souffla malgré tout:

« Il y a une beauté dans la destruction, je suppose. Dans les contrastes. »

Dans l'automne, où le monde se mourait dans un dernier flamboiement.
Dans l'hiver, féerique, sous son manteau blanc, glacé, la saison de la mort.
Dans la pluie, qui, unie au soleil, formait une merveilleuse œuvre, arc-en-ciel.
Dans les éclairs des tempêtes qui parfois, brisaient des arbres, par leur puissance.
Dans les mugissements du vent en plein ouragan, quand il jouait avec les sapins.

Il y avait une certaine beauté dans la destruction
- pour peu que dans l'ombre reste un peu de lumière.
Et c'était peut-être toute la beauté de ce jeu avec la rivière
Toute la poésie de ce royaume qu'elle aimait tellement;
Le danger et la joie,
Les couleurs et l'ombre,
Les murmures et les cris,
La mort et la vie
Enlacés.
Il fallait certes un peu de prudence...
Mais on ne vivait pas sans prendre quelques risques.

— « Il y a une beauté dans la destruction, je suppose. Dans les contrastes.

Il tiqua de la langue.
Il referma son œil, tendit le cou et modula le son d'un râle:

— « ...MMmrrraaAAHHh, Mumuuuse, et il se tourna sur le flanc, sur sa branche, frottant sa joue et son front là où il s'était couché en se sentant s'échauffer. Déjà qu'elle ne l'avait pas aidé avec sa suggestion plus tôt, maintenant il ne pensait plus à rien d'autre que d'être mouillé dans la Rivière - non de s'y jeter - n-non de plonger - non de--

Ses dents se serrèrent sur un sourire carnassier avant d'ouvrir les yeux et de fusiller la coupable d'un regard gentiment réprobateur, car elle devait se douter des émois qu'elle lui faisait vivre avec toutes ces illustrations, non? Sa crise de ronron se termina lui sur le dos, le ventre au ciel, accoudé dans les branches du Chêne et suspendu au-dessus du niveau des feuilles comme dans un hamac, retrouvant son souffle d'un lourd soupir d'aise. Sa queue fit effet de balancier jusqu'à remonter sur la chatte pour garder un contact contre elle mais il fit mine de l'ignorer en levant très haut le nez - au point que le dos de ses oreilles et de son crâne touchèrent les branches où ils étaient couchés, les faisant grincer.

— « Tu n'as pas le droit de dire tout ce que j'ai envie d'enteeendre, c'est de la triiiiche ♡

Et pour détourner le sujet - plutôt pour l'attirer dans le même train de pensée que lui, il baissa les yeux pour tristement se considérer:

— Ohh, j'ai des feuilles collées dans le poil, et des lambeaux d'écorce... »

Bien sûr il était moins question de l'état de son poil, que de pouvoir permettre à la Princesse de le voir dans une position aussi vulnérable et bien à découvert à la lumière des Étoiles... Ça ne lui donnait pas envie de se rapprocher? Pour un brin de toilette, bien sûr!

« ...MMmrrraaAAHHh, Mumuuuse »

La belle vétérane eut un petit rire, en posant son regard vert sur le guerrier qui, auprès d'elle, semblait perdre de son calme; au fond, ce petit jeu, ils pouvaient bien le jouer à deux, et désormais, dans ce berceau créé par les branches qui, peu à peu, perdaient de leurs feuillages, c'était une joute pleine de volonté, avec en filigrane des propositions moins innocentes, qu'échangeaient le prince d'obscurité et la princesse de lune; c'était à qui craquerait le premier, pour poser sa couronne aux pieds de l'autre, enfin, capitulant en une douce agonie, pour que les corps créent, par la suite, une toute nouvelle danse... Cette discussion avait un goût d'interdit - mais c'était un jeu amusant que celui-ci et, oui, la muse de la rivière avait bien l'intention de le gagner. L'appellation soufflée par le félin du tonnerre, par ailleurs, la fit sourire avec un peu de nostalgie; auparavant, seul Matin Embrasé l'avait appelée ainsi. Peut-être était-ce le privilège de ses camarades de jeu - même si, elle devait l'avouer, Coup de Foudre jouait moins innocent et moins guignol, aussi. C'était une nouveauté, qui la fit beaucoup rire.

Comme le regard gentiment réprobateur que lui lança Coup de Foudre.
Tiens donc, on ne cachait plus ses yeux de topaze, à présent ?
Elle lui rendit un regard vert jade, un clin d'œil, malicieuse, en ronronnant.
Quand on lançait un jeu, il fallait s'assurer d'être prêt à jouer...
La belle lieutenante était sûre d'elle, et sincèrement, elle pouvait bien gagner.
Mais pas sans un challenge... Allez, de la part d'un Bengal avec ce nom-là !

Coup de Foudre frôlait délicatement la pelisse de sable et d'écume de la muse de l'eau, qui régnait sur la lune, mais les yeux de soleil, à présent, la boudaient; tiens donc, peur de perdre, désormais ? Au fond, dans la nuit noire, ils étaient tous les deux à la fois la lumière et le papillon de nuit; et cette valse qu'ils esquissaient, ce combat de mots, de volontés, les menait l'un à l'autre - à chacun, à présent, de faire attention, pour ne pas, cette fois, se brûler les ailes... Museau Bleu fixait son camarade de jeu pour oublier le vide - et de celui qui s'étendait sous les branches ou de l'abîme au-dessus duquel ils jouaient sur une corde raide, elle ne savait lequel était le plus à craindre. Infinie volupté. Rêve et luxure. La lumière de la lune jouait sur les courbes et les arrêtes des corps, les ombres ajoutaient à la sensualité de ce clair-obscur, drapant leurs mots d'un voile de secrets. Coup de Foudre répliquait, un brin capricieux, faisant scintiller les yeux de son interlocutrice, les pierres fines de jade de celle-ci s'illuminant avant même de répondre:

« Tu n'as pas le droit de dire tout ce que j'ai envie d'enteeendre, c'est de la triiiiche ♡ »
« On ne lance pas un jeu, si on a peur de le perdre, Coup de Foudre. » susurra-t-elle alors.

Une voix, douce comme une caresse
À peine plus haute qu'un murmure
Mais sans hésitation, et amusée.
Elle était curieuse au fond, de découvrir
Jusqu'où il mènerait le jeu. Même si
Elle savait où l'arrêter. Elle était curieuse.
Alors... Allait-il relever le défi, à présent ?

« Ohh, j'ai des feuilles collées dans le poil, et des lambeaux d'écorce... »

Elle le considéra avec amusement, comprenant aussitôt l'invitation;
Le prince de la nuit se brûlerait les ailes... Elle était la rivière.
Poursuivant son cours sans se soucier des volontés, traçant son chemin,
Pouvant bercer, emporter, murmurer, chanter, gronder. Elle était à la fois
Le calme et le tumulte; elle était imprévisible, douce, et parfois sans pitié.
C'était une étreinte étrange que celle de l'eau; et à l'approche de l'hiver,
En commençant, l'air de rien, à ôter les feuilles de la fourrure si sombre,
Elle souriait, lumineuse; elle, princesse de la lune, jouait à le faire fondre...

« Quel irrespect, de la part de ces feuilles ! » ironisa-t-elle alors.
« À moi de réparer, je suppose. Que désirerait mon prince ? »

L'air froid de l'automne s'était comme réchauffé dans son faciès et son poitrail et il resserra un peu plus ses mâchoires ensemble, sifflant son air au travers de ses dents. Il n'était plus autant question d'imagination et de philosophie, Museau Bleu était entrée dans son jeu sans la moindre pudeur et ce genre d'enthousiasme à participer le prit un peu en haleine étant données les circonstances...

Qui sait si ce que la Rivière lui ferait lui plairait, il frissonna en la voyant se rapprocher, faisant grincer sa branche pour, lentement, commencer à enlever les feuilles et les lambeaux d'écorce qui s'étaient en effet collés au poil du bengal. Ses pupilles se dilatèrent dans ses yeux en la sentant aussi proche (il battit d'une patte arrière à la chatouille de ses vibrisses contre lui) et il ne put s'empêcher de soutenir son regard, tout deux envoûtés par celui de l'autre.

On ne lançait pas un jeu si on avait peur de le perdre, elle lui avait dit - oui, à condition d'avoir peur. La frustration de jouer si près de la rive et de ne pas avoir le droit de plonger dedans était un sentiment beaucoup plus fort que celui d'une peur vestigiale qu'il était "mal-faire" de fréquenter des chats d'autres clans. Il n'était plus à ça près.

— « Quel irrespect, de la part de ces feuilles !
Il échappa un nouveau gloussement, bouillonnant dans son ventre d'une secousse dessous la patte de Museau Bleu qui le pelait des vilaines feuilles flétries sur lui.
— PPffff--hee hee hee !
— À moi de réparer, je suppose. Que désirerait mon prince ?

Preuve d'athlétisme, son Prince se tordit dans sa position sur le dos pour changer l'angle en contre-plongée et la mettre à contre-lune du ciel. Il plissa les paupières avec régal et se pourlécha les babines dans le même souffle, confortable sous son ombre.

— Mmhh, un trRRrraité de paix inteRrrrrclanique?... ♡ »

Désireux de la tirer contre lui et de lui partager sa montée de chaleur, il s'appuya sur le coude pour se relever à moitié, tendre légèrement le cou (un grincement lui fit tiquer de l'oreille) et approcher son nez tout en entrouvrant la gueule sur la gorge de la Princesse de Lune et d'Écume. Ses dents effleurèrent à peine les follicules de son poil qu'un craquement retentit et descendit les deux pêcheurs d'un gros soubresaut - premier bris. Les yeux ronds, Coup de Foudre s'entendit inspirer, sentit ses griffes sortir de leur fourreau et sentit son cœur rater un battement lorsqu'enfin le Chêne les trahit et les désarçonna de leur trône sous la voûte céleste, les faisant dégringoler dans la noirceur inhospitalière entre les griffes de toutes ses branches.

« PPffff--hee hee hee ! »

Avec douceur et du bout de la patte, la jolie vétérane ôtait, délicatement, les feuilles et l'écorce de la pelisse sombre, écoutant avec amusement le rire de Coup de Foudre; elle n'irait pas plus loin, elle, de toute façon - le jeu dansait déjà dangereusement sur le fil, flirtait avec l'abîme des interdits, et la lieutenante n'était pas folle: bien qu'elle n'ait aucun grief à l'égard des autres Clans - la mort de Suie avait eu l'avantage de redonner une chance au Tonnerre, et les décisions de Tâche d'If n'avaient pas entaché tout le Clan -, elle restait farouchement loyale au sien, et au Code. Jouer, certes. Se courtiser, pour rire, pourquoi pas. Mais elle ne romprait pas son serment à ses proches, et resterait la princesse immaculée de lune - le prince des ombres ne la toucherait pas. La belle guerrière aux yeux verts, de toute façon, était parfaitement consciente qu'ils n'avaient pas tant le choix - elle en particulier. Lui n'avait aucune conséquence, mais pour elle... C'était différent. Et il y avait eu assez de bêtises sentimentales, de sa part, dans sa vie. (Même si elle n'en regrettait rien, Blaireau, Méduse et Ambroisie étaient une immense folie.) Coup de Foudre ne serait rien d'autre qu'une connaissance, un allié, un ami. Le comprenait-il ? Pas sûr, vu la proposition suivante - qui eut, soyons honnêtes, le mérite de la faire rire.

« Mmhh, un trRRrraité de paix inteRrrrrclanique?... ♡ »

Il s'étendit vers elle, les yeux brillants, et elle s'apprêta à lui répondre par une petite pique ironique pour contrer sa proposition - elle n'en eut pas le temps. Crac. Crac. Crac. Museau Bleu était trop sûre d'elle pour montrer sa peur, mais à cet instant, dans leur cocon de branches, elle se sentait... Fragile. Vulnérable. C'était la nature qui jouait avec eux, à présent. Un jeu bien plus dangereux, un jeu mortel. Crac. La branche émit un nouveau bruit sinistre dans le vent. Crac. La princesse de la rivière chercha de ses yeux verts les orbes jaunes de son camarade. Crac. La brise souffla très fort à leurs oreilles, la gifla; les deux félins avaient très bien compris la suite, et si quelque part, c'était plutôt une bonne chose - ça avait le mérite de les séparer -, la riveuse, dont le cœur manqua un battement, ne trouvait pas la force de lancer une boutade qui détendrait l'atmosphère. Elle aurait bien aimé lui lancer qu'après avoir été chat, poisson et écureuil, elle espérait aussi qu'il sache se faire oiseau ! Mais elle n'avait pas envie de rire. Et elle n'en eut pas le temps.

Crac.

Dans un dernier bruit de fin du monde
Leur fragile perchoir se rompit
Et, tout l'équilibre complètement anéanti
Deux corps basculèrent dans la nuit
Une chute terrifiante, au fil des secondes.

Museau Bleu aurait aimé prétendre qu'elle n'avait pas crié parce qu'elle n'avait pas peur, parce qu'elle était maîtresse d'elle-même; non, la réalité était toute autre: la chute lui coupa le souffle, et elle était bien trop terrifiée pour émettre le moindre son. Elle, son monde, c'était l'eau - elle n'avait pas de plumes, même si, décidément, ces proies d'exception avaient bien de la chance de tutoyer la lune. Mais elle n'était pas un oiseau, alors elle tombait, tombait, tombait... Au fil de sa chute, ses pattes agrippèrent une autre branche. La lieutenante était forte - elle tint le choc, s'accrocha, atteignit le tronc, fichant ses griffes dans l'écorce, les yeux encore écarquillés et son rythme cardiaque peinant à retrouver sa quiétude passée, mais intacte. Au final, plus de peur que de mal; elle était vivante, et indemne. Quant à Coup de Foudre... Ce n'était pas son premier arbre, alors ça devrait aller, non ? Par acquis de conscience et pour le taquiner, aussi, elle appela, empêchant par des trésors de volonté sa voix de trembler, quoique avec moins d'assurance qu'auparavant:

« Alors, l'écureuil, t'avais envie d'apprendre à voler ? »

Quelque part, ce rituel simple, cette joute de mots... Ça la rassura.
Appuyant sa joue pâle contre le tronc rugueux, elle soupira.
Ferma les yeux un bref instant. Tout allait bien. Elle allait bien.
Et cela étant dit... Une pensée ironique, pour elle-même, la fit sourire.

Tout irait encore mieux par terre, figure-toi !

La partie rationnelle et réfléchie d'elle n'avait pas tort, bien au contraire;
Il était temps de mettre fin à ce périlleux petit jeu, et de redescendre au sol.
Ils avaient bien assez goûté les joies et les dangers de cet étrange envol.

Si seulement un deuxième accident l'avait rendu normal. Si seulement. Si seulement un violent coup derrière la tête avait pu casser la glace qui l'avait figée mais non. Non, là où Museau Bleu fut saisie par une peur au ventre qui lui coupa le souffle lui dut se retenir de pousser le sien d'un long hurlement de libération. Il dut s'empêcher de glousser lorsque les branches tentèrent de le retenir à coups de griffes et il dut retenir une bruyante esclaffée après s'être fait giflé d'une autre pour le punir d'être un goujat.

La descente était saccadée - un coup sur sa tête - dans son dos - sur une épaule et il chut lamentablement étages par étages sans ne rien faire pour se protéger de la chute car s'il ne pouvait pas avoir le plaisir et l'extase d'un bon temps à deux il se vengerait dans le plaisir qui le prenait à couvrir son si joli corps d'hématomes à petits baisers pincés. Après quatre il en eut assez et rentra le ventre, propulsa ses avant mains devant lui et s'agrippa à une branche en l'étreignant par-dessous, le contre-poids la faisant vivement se braquer sous le vent. Il la lâcha en plein vol au même moment où sa Princesse le ponctuait :

— « Alors, l'écureuil, t'avais envie d'apprendre à voler ?
— --L'écureuil? On l'entendit atterrir quelques branches plus bas, sur deux branches qui s'enchevêtraient créant un solide filet d'écorce. On l'entendit s'ébrouer, puisqu'il fit bruisser les étages autour de son mouvement.

Je ne suis déjà plus prince?? »

La douleur réveilla son corps de points de chaleur desquels il ne se défendit pas vraiment, s'asseyant comme si de rien n'était dans la noirceur du Chêne désormais. La voûte céleste, la toison et les Étoiles se voyaient au travers de la cime mais elle était si haute maintenant, si loin, comme l'étaient sans doute leurs ardeurs qui s'étaient refroidies en chutant. Il leva le nez pour l'interpeller, tout sourire:

— « Rien de cassé?

« L'écureuil? »

Rouvrant ses yeux verts pour scruter les branches en contrebas, formant un berceau providentiel, frémissant malgré tout de la hauteur comme les feuilles dans le vent, la belle vétérane chercha de son regard la silhouette du Bengal, qui se confondait avec les ombres formant sa cape, son manteau, en un sublime drapé - loin des étoiles pour former sa couronne, loin du triomphe de la cime des arbres qui formait comme un trône. Museau Bleu songea, avec une pointe d'amusement malgré sa frayeur, que décidément, c'était un drôle de royaume que le leur - et un grand éclat de rire s'éleva vers le ciel en entendant la voix faussement offusquée du matou. Quel dramatique personnage que celui-ci !

« Je ne suis déjà plus prince?? »

Tout en l'écoutant, la jolie lieutenante descendait pas à pas, trouvant son équilibre sur les branches et se jouant du vide tandis que l'arbre, graduellement, la menait plus près du sol. Pourtant, comparée à son camarade d'un soir, elle était encore perchée très haut... La chute avait eu au moins le mérite de les ramener à la réalité, loin de ce monde de rêves, au sommet des quatre chênes - et même si leurs commentaires étaient encore espiègles, ponctués de petites piques, ils se faisaient bien plus innocents. C'était mieux, comme ça, bien mieux, pensa-t-elle, que ce jeu intense, amusant, mais bien trop dangereux. Ce fut donc le regard brillant de malice mais clair et limpide qu'elle miaula, le surplombant encore et légèrement moqueuse:

« Oh, mais pardonnez-moi, ô roi des écureuils ! »

Sa pelisse se détachant nettement, beige et bleutée si pâle au milieu des ombres, l'insolente princesse de lune souriait de ses grands yeux vert jade, quand il leva le nez vers elle, une expression gentille et joyeuse sur le visage, assis sur une branche, pour l'interpeller. Elle lui rendit cette expression, quoique peut-être un peu moins malicieuse et tentatrice qu'auparavant, s'arrêtant elle aussi pour chercher sa réponse dans ses muscles et sur sa pelisse. Son épaule la lançait, bien sûr, mais ça, c'était déjà le cas avant - et les branches qui l'avaient accompagnée dans sa chute n'avaient pas laissé de marques sur la chaude fourrure toute douce de la belle danseuse de l'eau. Alors tout allait bien. Ouf ! Comment aurait-elle pu expliquer l'inverse à son Clan ? L'approche de la saison des neiges n'était pas l'idéal pour se blesser sottement... Sa voix, douce mélodie, était plus affirmée, lorsqu'elle répondit.

« Rien de cassé? »
« Non, tout va bien ! Toi ? »

Elle profita du bref délai de réponse pour bondir sur une autre branche, à la hauteur du mâle du tonnerre, aux yeux d'éclair et au cœur de foudre, pelisse de ciel d'orage, pour le Don Juan Bengal, le surprenant de ce geste; le bois oscilla un peu sous son poids, puis se stabilisa. Elle en profita alors pour feuler, en riant:

« On fait la course jusqu'en bas ? »

Et, flèche aux yeux d'eau et de plantes pastels, elle fila sur ces mots, vive comme la lumière.
Qu'il la rattrape, à présent, c'était le jeu; et elle, petite rivière riant aux étoiles, elle voulait gagner.

Une fois capable de la distinguer au travers des branches et du vide, il se permit de pousser un long soupir de soulagement, baissant sa garde en s'ébrouant un peu après le rude traitement sur son corps. Museau Bleu descendit et lui répondit de sa voix toute aussi limpide:

— « Non, tout va bien ! Toi ?
— « Sa majesté est indemne, il mentit comme de rien, ponctuant la tombée de la Princesse sur sa banche avec la pointe d'un rire qui s'entrecoupa de petits gloussements.

Elle le défia du regard, il le lui rendit, se hissant sur le bout des antérieurs pour s'agrandir devant elle et deviner ce à quoi elle pensait mais

« On fait la course jusqu'en bas ? »

elle ne lui en laissa pas le temps, plongeant vers l'étage de branches dessous sans demander son reste. Il eut un rire - qui par effet doppler suivit sa chute en se jetant avec lui en bas de sa branche, toutefois il contrôla sa descente au lieu de laisser le Chêne en faire à sa tête. Un tour de queue et une extension de tout son corps et son poitrail se heurta sèchement au tronc de l'arbre dans une folle retombée en l'étreignant entre ses griffes, (il expia son air par le nez), le relâchant pour gagner en vitesse au fil où des copeaux d'écorce s'enrubannaient au-dessus de lui.

Il voulait gagner tout autant qu'elle mais il n'était pas aveugle à ce qui se passait. En lâchant le tronc, en se laissant tomber, en succombant à l'ivresse de la chute ils s'éloignaient de leur cocon d'intimité et ils n'auraient bientôt plus l'occasion d'y retourner. Ou peut-être qu'une autre occasion se présenterait, et Coup de Foudre préféra garder ses options ouvertes plutôt que de les fermer - soudain une griffe cogna un noeud, il perdit sa prise sur l'arbre et la force cinétique de la vitesse de sa chute versus l'accroc soudain l'envoya propulser dans les airs, les quatre pattes étendues, les yeux ronds et en baissant le nez pour voir le sol lui foncer dessus il battit le vide de ses pattes en échappant la pointe d'un rire.

L’atterrissage du prince des ténèbres se fit tout sauf en grâce et en élégance, roulé-boulant dans l'herbe avec violence en arrachant des lames au sol en tentant de se débattre et retrouver son équilibre - la racine exposée d'où ils avaient sautés au pied de l'arbre le stoppa dans ses cabrioles et le menton dans le cou, la queue sur le nez, les quatre fers en l'air, le souffle fut le premier des sens qu'il recouvrit, sonné par la chute.

« Blerghf »

C'est le son que fit sa bouche en restituant une bonne motte d'herbe et de feuilles qu'il avait avalée au passage - quelle idée d'ouvrir la bouche au milieu d'une chute !

« Sa majesté est indemne » entendit la belle dame à la pelisse de sable et d'écume qui, en cette douce nuit aux côtés du prince des ténèbres aux prunelles de soleil, se faisait princesse et danseuse de lune. Les deux félins riaient.

Il s'était agrandi pour lui rendre son regard, empli tout à la fois de malice, de défi, mais déjà, avant de le laisser lire en elle ou écrire d'autres moments, elle s'était jetée vers les branches plus basses, trouvant ses appuis et ses équilibres, oscillant parfois, vacillant, mais gardant la tête haute, quoique le cœur battant. Une branche ployait, parfois, la menant à la suivante, et plus le temps passait, plus le sol se rapprochait - et plus, ravie, elle gagnait du même coup une bonne dose d'assurance. Décidément, il ne fallait pas trop en demander ! Elle était reine de son royaume d'eau, elle était à l'aise sur la terre, quoique moins, mais les poissons, ce n'est pas fait pour grimper dans les arbres. Pourtant, elle souriait; elle souriait, parce qu'en la compagnie du Bengal charmeur, elle avait défié une de ses plus grandes peurs. Le tronc, qu'entamaient légèrement les griffes, se faisait rubans pour le plus beau cadeau, se faisait amant, pour une nouvelle danse; et elle continuait. Du reste, elle entendait le rire, la voix de Coup de Foudre, dévalant la descente, et même la dépassant, quand dans une cascade merveilleuse, il sembla prendre son envol. Sauf que les chats, si doués soient-ils, ne sont pas des oiseaux, et que, dépourvu d'ailes, le matou du Tonnerre imita le fils de Dédale défiant le soleil, en un plongeon spectaculaire qui s'acheva le nez dans l'herbe, la fourrure en bataille, le corps dans une position très étrange, et arrêté uniquement par une racine qui avait décidé qu'il avait fait assez de cabrioles. Il allait bien ?

« Blerghf »

Il recracha de la terre et de l'herbe, pour respirer. Bon, il était vivant, et, selon toutes les apparences, n'avait aucune blessure grave, sinon peut-être une ou deux égratignures à l'orgueil ? La lieutenante de la Rivière éclata d'un rire cristallin et, de son perchoir sur une racine voisine, lui lança, amusée:

« Tu as essayé d'apprendre à voler ? »

Elle bondit, vint lui donner un petit coup de museau, avec un ronron, et s'éloigna.
Amicale, pas plus - ils ne le pouvaient pas, elle savait trop bien les conséquences, parfois.
Alors, pour réinstaurer la complicité sans entrer en terrain dangereux, elle souffla simplement:

« Quand je te demandais si tu allais bien, ce n'était pas une raison pour que ça change ! »

Son sourire, gentiment moqueur, doux et espiègle, illuminait la nuit, dans la pénombre des chênes centenaires, tandis qu'elle l'observait se relever, sans hâte; et une pensée lui vint. Enfin, une pensée, qu'on s'entende: l'esprit avait très peu à voir là-dedans, et le ventre beaucoup plus. Elle avait faim, puisqu'elle n'avait pas mangé depuis un bon moment. Elle proposa finalement:

« On chasse et on partage ? »

Ils devraient rentrer bientôt, évidemment, mais... Juste une fois, ils pouvaient bien faire ça.
Parce que leur soirée de jeux et de discussions, c'était une douce et simple Assemblée.
L'espace d'un instant, peu importaient les clans - dans la tribu des rêves, ils étaient deux, vraiment.