Quand t'es petit, tout est grand ! [PV Museau Bleu] - Fin

Plic.
Ploc.
Plic.
Ploc.
Plic.

La mélodie familière de quelques gouttes tombant de sa fourrure pour s'écraser, perles scintillantes, cristallines, sur le sol, fit sourire Museau Bleu, accompagnée par ce petit son au fil de son retour au camp; sortie de la rivière, sa pelisse épaisse aux nuances de sable et d'écume ne lâchait qu'à regret les dernières traces que son amie l'onde avait laissées sur elle - et la lieutenante ne s'en plaignait pas. Elle sécherait bien assez vite, dans le vent, et sa fourrure la protégeait du froid. En réalité, ça la faisait sourire. Le torrent était son royaume, l'endroit où la princesse se sentait le mieux, là où l'ancienne apprentie avait fait le plus ses preuves - et les deux truites qu'elle ramenait ce matin-là, pêche fructueuse après une belle baignade, montraient pourquoi. Elle était bonne pêcheuse, et nageuse merveilleuse, mais surtout, elle aimait l'eau. Sans hâte, elle rentra donc au camp, entre les tiges de roseaux, posa ses proies sur la pile, puis s'installa un instant au soleil pour sécher, avant d'entamer une petite toilette; sans hâte, elle esquissa ces mille petits gestes du quotidien, distribua quelques conseils à un novice, renvoya une balle de mousse à un des chatons des quatre saisons, reçut un rapport de patrouille, puis se perdit un instant dans ses rêves et ses souvenirs... Un visage la fit s'arrêter - son apprentie. Sa fille. Nuage de Méduse.

La jolie apprentie dormeuse
La petite chatte mauve volontaire
La chatonne la plus paresseuse
Et la jeune fille devenue mère

Nuage de Méduse

Gentillesse et dévouement
Expérience d'une maman
Tendresse et amusement
Jeune et déjà des enfants

Le Clan ne se posait pas vraiment de questions sur les raisons qui poussaient Museau Bleu à se rendre régulièrement à la pouponnière, comme ce jour-là; après tout, la petite chatte taupe et mauve était encore son apprentie, le serait en tout cas en quittant son rôle de reine, et la lieutenante au museau taché comme d'une petite myrtille avait toujours eu pour habitude de jouer avec les chatons; alors cette visite, une fois de plus, n'aurait rien anormal. Tout au plus, ce serait une petite surprise pour sa fille ?

En réalité, elle fut la plus surprise quand un bruit se fit entendre près de sa patte avant.
Baissant les yeux pour scruter le sol, ses prunelles jade tombèrent sur un petit enfant.
Fourrure blanche, tache violacée sur le dos, couvert de bave par son feulement raté...
C'était un des enfants de Nuage de Méduse, Petit Hippocampe; un des bébés.
Déjà, couvert à présent de terre après s'être contorsionné, il soufflait, dépité:

« Oh non ! ‘Zui tout sale !
Maman Méduse va encore me faire la toilette !
Mais Maman Méduse, elle sent mauvais le poisson !
Z’aime pas sentir le poisson ! Le poisson, ça pue ! »

Le petit cheval des mers la fit sourire instantanément.
Tant d'innocence, de maladresse et de sincérité...
Il lui rappelait ses frères. Aucun filtre. Décidément...
Certaines choses ne changeaient jamais. Et elle aimait.
Elle les avait aimés, les aimait et toujours les aimerait.

Le garçonnet leva les yeux jusqu'au visage souriant de la vétérane, dont les yeux vert jade, vert d'eau et de plantes au bord de la rivière, aussi, brillaient d'une petite étincelle de tendresse, de douceur et d'amusement mêlés. Cette dernière émotion ne scintilla que davantage encore quand il reprit, un instant sa fourrure oubliée:

« Han ! Mais t’es IMMENSE ! Plus que Mémé Turquoise ! Toi aussi tu touche la ciel et t’es illuminée par la lune ? Dis ? Tu t’appelles comment, zolie madame grise et heu…. BEIZE ! C’est quoi ton nom, hein zolie madame bleue et beize ? Toi aussi, t’attends des bébés comme Maman Méduse ? C’est pour ça que tu viens souvent à la pouponnière ? Dis, Jolie Madame ? Est-ce que tu sens le poisson ? Sinon, tu peux me faire la toilette, z’y arrive pas encore très très bien et Maman Méduse veut pas que z’la fasse tout seul, parce qu’elle dit que ze suis trop petit, mais c’est faux ! Ze suis plus grand que Sœur Sangsue et Frère Axolotl ! Un zour, ze serais plus grand que Papa Zaspe ! Et toi, ils s’appellent comment ton Papa Zaspe et ta Maman Méduse ? T’as une Mémé Turquoise aussi ? Han mais ! Ze te déranze pas, z’espère ? »

Elle secoua délicatement la tête de droite à gauche, en riant, et s'assit près du chaton, lui accordant sa matinée, son temps - ils en avaient pour un moment... Ca ne la dérangeait pas; le petit félin était drôle sans même le vouloir, et aussi attachant, avec toute son imagination, ses petits mots à la prononciation imprécise d'enfant, et ses mille questions; et sa bouille de bébé la faisait tout simplement fondre. Et puis, et puis... Il était sa famille. Commençant avec délicatesse la toilette de l'enfant, elle répondit donc, entre deux coups de langue très doux:

« Parce que mémé Turquoise touche le ciel, mon grand ?
Quant à moi, c'est Museau Bleu, et non tu ne me déranges pas. »

Elle riait légèrement, face à la vision du monde qu'avait le chaton - elle devait vraiment sembler immense, si à ses yeux, elle frôlait les étoiles; et en même temps, la pluie de questions sans fin auxquelles répondre, lui faisant tourner la tête, presque, l'amusait.

« Je n'attends pas de bébés, tu sais » murmura-t-elle ensuite. « En réalité, je viens voir ta maman, et si tu veux ça, je viendrai te voir toi. Pour jouer... Et si tu n'aimes pas l'odeur du poisson, je pourrai toujours t'apporter d'autres choses de dehors pour savoir ce que tu aimes ? Des fleurs, des plantes, des souris et des oiseaux quand tu seras en âge d'en manger... Tu aimerais ça ? »

C'était rare, un chaton qui n'aimait pas le poisson, au Clan de la Rivière, mais il ne serait pas moins aimé, et elle ferait tout son possible pour qu'il trouve sa place, et puisse profiter, lui aussi, être à l'aise, en ce lieu... C'était fait pour ça, une famille, non ? Même s'il ne le le savait pas - même s'il ne le saurait pas. Se penchant pour reprendre la toilette, elle chuchota aussi, complice:

« Bien sûr que tu es grand ! Et un jour, je suis sûre que toi aussi tu toucheras le ciel.
Dis-moi, tu m'as parlé de Sœur Sangsue et Frère Axolotl, mais c'est quoi ton nom à toi ? »

Les seules interrogations laissées sans réponse étaient celles sur sa famille... Un fil d'émotion dans la voix, Museau Bleu répondit néanmoins, ne voulant pas lui montrer sa tristesse et accompagnant donc ses paroles d'un grand sourire, un peu trop grand, comme ceux esquissés par les enfants, empreint d'une légère nostalgie:

« Toi, tu as ton Papa Jaspe et ta Maman Méduse.
Mais moi, mon papa s'appelait Étoile Pâle, et ma maman, Lune d'Eau.
C'est joli, non ? Et puis j'avais des frères et sœurs, aussi !»

Puis, tout en l'écoutant, elle reprit la toilette du chaton tout mignon.

Cadeau:

Les ronrons légers que faisait le petit vibraient dans son petit corps, sous les coups de langue très tendres de la lieutenante qui s'appliquait, tentant de transmettre au chaton, par chaque geste, toute son affection. Heureuse de leur différence de taille, elle s'accorda le droit d'une larme, d'un seul regard peiné, puis reprit son air joyeux et esquissa un sourire plein d'enthousiasme et d'amour pour le cheval des mers, tandis qu'il se redressait le plus possible pour défier l'azur et la regarder en face. Quand ce fut fait, il se remit à piailler, petit bébé oiseau qu'un rien charmait. Et elle rit gentiment. Il était vraiment innocent, et sa vision du monde était rafraîchissante, se parant de la pureté de l'eau la plus cristalline, en une mélodie délicate. Et la guerrière riait, simplement, parce que... Comment faire autrement ?

« Oui Mémé Turquoise, elle touche le ciel ! Même que ben, quand elle était plus petite, son pelaze était plusse bleu et encore plusse zoli ! Et que bah, les étoiles, elles étaient pas contente de la zoliesse de Mémé parce qu’elles étaient plus moches, et du coup, du coup ben elles lui ont piqué sa couleur de pelaze pour essayer de lui piquer sa zoliesse ! Et que ben du coup, comme être zaloux, c’est pas zoli, c’est Mémé Turquoise qui me l’a dit, eh ben, eh ben du coup, Mémé Turquoise, elle est devenue encore plus belle ! Moi ze vois que ça comme raison de la zoliesse de Mémé Turquoise ! Z’aime bien son pelaze tout bleu ! Tu crois que plus tard, z’aurais le pelaze de la même couleur que Mémé Turquoise ? Z’aimerais bien moi ! C’est zoli comme bleu ! Mais toi aussi t’as un joli pelaze, Museau Bleu ! Elle est rigolote ta trace bleue. On irait que tu t’es frottée dans du bleuet, ce matin, c’est vraiment rigolo ! »

Bleuet.

« Oui, Eau Turquoise est très belle, c'est vrai... » souffla-t-elle sincèrement.
« Mais elle est toute belle, ta tache violette, tu sais ! Et puis...
Quand j'étais petite, mes frères disaient que j'avais mangé trop de bleuets,
que c'était pour ça que j'avais cette tache-là ! »

Une pointe de nostalgie envahit son cœur en repensant à eux.
Ils l'avaient laissée seule, à présent, avec ces souvenirs heureux...
Et ils lui manquaient. Mais elle savait bien qu'un jour, elle les reverrait.
Un jour, ils descendraient de la voûte céleste pour la chercher, l'emmèneraient.
En attendant, elle rêvait, elle vivait, elle aimait: ils seraient très fiers d'elle.
Mais elle en était sûre, de son côté; les étoiles, c'était leur présence qui les rendait si belles.

« T’as pas de bébés ? T’en veux pas ? » reprenait déjà Petit Hippocampe, sautillant sans cesse. « Si t’as des bébés, et que tu viens à la pouponnière avec, ça veux dire que ze serais leur « Grands » comme les bébés de Mémé Turquoise sont mes « Grands » ? Fin, veux dire que ze serais enfin le « Grand » de quelqu’un ? C’est pas cool d’être le plus petit, passeque les tout grands tout grand, les chats qui touchent le ciel, ils me traitent comme un bébé, alors que chuis trop grand pour être un bébé, pas vrai, coupine ? »

Elle hocha la tête, amusée.
Trop grand pour être un bébé...
Ca n'empêchait pas de le protéger.
Et même si elle comprenait ses souhaits
Ceux-ci ne se réaliseraient sans doute jamais.
Elle avait déjà des enfants, des secrets...
Et de toute façon, personne qu'elle aimait.

Heureusement, la jolie boule de poils toute gaie et enthousiaste sautillait déjà à nouveau face aux promesses de jeux. C'était bien de son âge, après tout, et elle en était sûre, qu'il en serait content. En plus, Museau Bleu songea, avec amusement, qu'elle en apprenait beaucoup, en l'écoutant parler - ce qui était une bonne chose, vu le débit de paroles, à en concurrencer les grandes chutes d'eau.

« Han ! Zouer ! Tu zouerais avec moi ! Trop chouette ! Z’adore zouer ! Surtout avec Sœur Sangsue ! Passkelle zoue tout doux ! Frère Axolotl est plus brusque quand on zoue. Y s’arrête que quand ze chouine. Des fois, y me fait très mal. Mais toi, tu zoues tout doucement, hein ? C’est promis si tu viens zouer avec moi ? »
« Promis. » ronronna-t-elle, avec un petit coup de museau, attentionnée.
« Et z’adore les fleurs violettes et bleues ! Elles sont zoulies ! Et plus tard, ze veux être un oiseau ! Y sont tout petits et y touchent le ciel ! Tu crois qu’ils voient comment notre monde ? Comme nous ou pas ? Plus tard, quand ze serais guerrier, ze veux qu’on m’appelle Oiseau Qui Vole ! Et les cailloux ! Z’aime les cailloux tout ronds, tout plats, tout gris clair ! »

Et Museau Bleu de noter en pensées les souhaits de son petit-fils et petit protégé.
C'était drôle de penser qu'elle était la même qui avait fait plier les danseuses de lune;
Face à cet enfant, elle redevenait douce, elle redevenait tendre, et plus que tout
Elle déposait son cœur aux pattes du petit roi. Parce qu'elle l'aimait beaucoup.
Parce qu'elle l'aimerait toujours. Et elle offrirait les trésors du monde à sa jolie merveille.

« Moua, c’est Petit Hippo-Hipopo-Hopipi-Hoppi Carpe ! Ze s’appelle Petit Hoppi Carpe ! »

Hoppi Carpe.
Les yeux verts brillaient
Hoppi Carpe.
Le sourire s'élargissait
Hoppi Carpe.
Museau Bleu riait.

« Hippocampe, plutôt, non ? » murmura-t-elle, infiniment douce.

Comme il s'était calmé, après que ses petits sauts aient à nouveau sali sa pelisse toute entière, elle reprit son œuvre pour lui faire sa toilette, avec une infinie patience; combien de fois sa mère ne l'avait-elle pas fait entre deux aventures avec ses frères, quand Petit Bleuet n'était qu'une gamine trop curieuse et courageuse, enthousiaste, voulant courir après les papillons, cueillir des fleurs et sauter dans les feuilles, les flaques ou les flocons, aux côtés de sa fratrie ? D'innombrables fois... Alors elle ne fit aucun reproche au chaton mauve et blanc: de toute façon, elle lui consacrait son temps.

« UNE FILLE DE CIEL ! COMME MÉMÉ TURQUOISE ! T’es sa grande sœur ?
Du coup, si t’es la grande sœur de Mémé, t’es aussi ma Mémé ? Mémé Museau ? »

Une fille du ciel.
La grande sœur de Mémé.
Mémé Museau.

La sincérité aurait voulu que la belle lieutenante détrompe le bébé, mais elle n'en eut pas la force.
Mémé Museau. Un nouveau nom, un nouveau chaton... Mémé Museau. Un nom qui était sien.
Mémé Museau. Un nom qu'elle n'avait pas le droit de porter... Blaireau, lui, l'appelait Madame Bleue. Mémé Museau. Et elle ne dit rien, parce qu'elle avait l'impression, cette fois, de retrouver sa famille.

« Et, moi paraît que Maman Méduse, elle a pour Papa Zaspe une Étoile de Corbeau et pour Maman Méduse, bah, Mémé Turquoise. Mais Papa Zaspe, il a pour Papa Zaspe une Étoile de Pierre et pour Maman Méduse une Aique-Marine ! Mais Pépé Corbeau, Pépé Pierre et Mémé Aique, ils viennent jamais nous voir ! Tu crois que c’est passeque ils nous aiment pas ? Y zont honte de Papa Zaspe et Maman Méduse ? »

Petit Hippocampe n'avait aucun moyen de le savoir, mais Eau Turquoise était la maman adoptive de Nuage de Méduse - sa maman par le sang, sa maman de loin, par le cœur aussi, c'était Museau Bleu, à qui le petit cheval des mers était en train de tout expliquer... Il lui racontait sa propre histoire, et c'était plutôt drôle. Mais à ces gouttes de joie succédèrent un courant froid, une vague de compassion, et face aux questions enfantines qui l'attristaient, la princesse de sable et d'écume perdit un moment les mots. Et pourtant, elle voulait tellement le rassurer, aussi !

« Non non, je suis sûre qu'ils t'aiment très fort, Hippocampe ! » souffla-t-elle, le serrant contre elle avec délicatesse. « Et je suis sûre qu'ils viendraient te voir s'ils le pouvaient ! Ils doivent être tellement fiers de toi et Axolotl et Sangsue ! » Enfin, en ce qui concerne Étoile de Pierre et Aigue-Marine, parce que pour Étoile du Corbeau c'est moins sûr, pensa-t-elle avec ironie. « Mais tu vois, ils ont rejoint les étoiles, tout là-haut ! Et c'est sans doute pour ça que mémé Turquoise a perdu sa couleur: le ciel a voulu lui faire un câlin, lui aussi... »

Les paroles suivantes la firent se figer.
Son cœur manqua un battement désolé.
Et elle ferma les yeux une seconde vite passée
Juste pour cacher la colère qui y étincelait.

« Y a même un vieux guerrier tout blanc et tout gris
qui a dit qu’on était des « abobimation de la nature ». Tu sais ça veux dire quoi, toi ? »
Ça veut dire que quelqu'un cherche à ce que je lui refasse le portrait, songea-t-elle, glacée.
Et qu'il faut que je parle à Étoile d'Or, parce qu'ils sont bien trop jeunes pour payer cette faute-là.
« Oui, c'est quelque chose de méchant... » choisit-elle d'expliquer, enroulant sa queue autour du petit chat en un geste protecteur. « Parce que maman Méduse et papa Jaspe ils se sont pas mariés comme on fait normalement. Donc certains pensent que toi et Sangsue et Axolotl vous êtes différents. Que c'est mal. Mais c'est loin d'être mauvais comme eux ils le disent; tu es et tu resteras toujours ma petite merveille. D'accord ? »

Et elle posa doucement sa tête contre celle du petit.
Elle le protégerait... Pour que l'innocence reste
Aussi longtemps que possible. Pour que l'espoir fleurisse.
Qu'il cueille son bonheur; elle veillerait sur lui. Toujours.

La différence, c'est pas une mauvaise chose, mon tout petit oiseau.
Au contraire; quoiqu'en disent les gens, c'est quelque chose de beau.

La jolie muse de la rivière esquissa un sourire en voyant le petit cheval des mers à la tache violette hocher la tête et ses prunelles étinceler de joie et de bonheur; tant d'innocence, tant de simplicité... Comme elle aurait aimé retrouver cette âme-là, elle aussi, et pouvoir s'amuser comme le chaton qui se tenait à ses pieds, tout mignon ! Mais en réalité, elle ne savait pas ce qui lui manquait le plus: les jeux, les rires, les défis et l'émerveillement devant n'importe quoi - des fleurs, des pierres, des couleurs, des plantes, des proies - ou tout simplement sa famille... Cœur de Fougère. Pierre Lustrée. Ombre de Lune. Ses frères de portée lui manquaient, de même que Petit Galet et Petit Ruisseau, leurs cadets. Elle était heureuse de sa vie, et elle savait qu'elle les rejoindrait un jour dans les étoiles, bien sûr, mais malgré tout... Ils lui manquaient. Un pincement au cœur, elle revint au présent pour écouter le miaulement de l'enfant, étouffé par un immense concert de ronrons.

« Oui ! Elle est de la même couleur que Maman Méduse !
Et Maman Méduse, c’est la plus belle et la plus gentille des Maman Méduse ! »

Et la plus belle et gentille et merveilleuse des filles, aussi.

Elle sourit. Ça, personne ne le savait, personne ne le saurait, mais... Méduse était sa fille.
Le serait toujours. Et quoi que le monde dise, Museau Bleu était fière de son apprentie.
Fière de sa fille, de sa gentillesse, de sa douceur, de sa tendresse avec ses petits.
Fière de la reine, qui se montrait aimante, maternelle et dévouée, quoique jeune, à sa famille.
C'était beau... Et aux entraînements, sa novice s'était prouvée volontaire, persévérante...
Quoi que disent les gens, cette petite chatte mauve, née hors mariage, était une fierté de la lieutenante.

« Y sont rigolos, tes frères !
Ça se mange pas le bleuet !
La brimbelle, ça sent plusse meilleur !
Paraît que c’est tout sucré !
Pourrais goûter un jour, tu crois ? »

« Tu me parles de la fleur, là, mon grand ?
Le bleuet, c'est un petit fruit, aussi.
Je t'en ramènerai si tu veux ?
Ça ressemble à des myrtilles, un peu.
Tu voudrais quelques bleuets ?
Et des framboises, et des mûres ?
Et oui, si je trouve de la brimbelle.
Je t'en ramènerai. »

Et, avec douceur, tout en riant, elle lui donna un petit coup de museau
Tout tendre, tout doux, un coup couleur de myrtille pour l'enfant mauve.
Il tremblait de rire sous les coups de langue, roula même sur le dos en riant.

« Voui ! Petit Hoppi Carpe ! »

C'est beau, un rire d'enfant. Ça vous communique la joie et ça répare le cœur.
C'est comme la magie de Noël: c'est unique, c'est un don des plus petits.
Et en l'entendant, aucun doute, la muse de la rivière croyait à cet enchantement.
Elle pouvait presque croire à cette légende qui faisait naître les fées d'un rire d'enfant.

Mais un rire d'enfant qui se meurt, c'est triste.
Une fleur qui se fane, le soleil qui disparaît.
La pluie s'installe, et le monde semble froid.
C'est triste, la fin d'un beau rire d'enfant...
Surtout qu'elle avait l'impression de savoir,
De comprendre les raisons. Honte, abandon.
Avec douceur, elle souffla, complice, attentionnée:

« Hey, Petit Hoppi Carpe... Moi, je pourrai venir te voir.
Mémé Museau te laissera pas tout seul. Et puis...
Je pourrais te raconter comment ils sont ?
Et tu comprendras qu'ils n'ont pas honte du tout.
Au contraire, les étoiles m'ont dit qu'ils t'aiment beaucoup... »

Elle lui laissa le temps d'y réfléchir, répondant ensuite à ses interrogations sur Eau Turquoise.
Enfin, répondant... Elle ferait de son mieux, mais c'était compliqué, de savoir comment la rendre heureuse.
La belle reine allait mal ces temps-ci, ce n'était pas un secret; comment cacher ce qui se voyait ?

« Si moi, je fais un câlin à Mémé Turquoise, elle sera plus triste, tu crois ?
Je veux pas que les gens que j’aime soient tristes !
Je veux voir Papa Jaspe et Maman Méduse heureux,
Frère Axolotl et Sœur Sangsue content
et Mémé Turquoise et Mémé Museau pas triste du tout !
Comment je peux faire pour que Mémé arrête d’être triste ? »
« Je suis sûre qu'un câlin lui fera très plaisir. » ronronna la lieutenante.
« Et puis si tu es content, elle le sera aussi. Le bonheur des gens qu'on aime...
C'est tout précieux, tout joli. Et puis, tu pourrais lui faire des petites surprises, aussi ! »

Museau Bleu marqua une pause avant de souffler:

« Mais parfois, les grands ont des soucis.
C'est pas grave, ça passera.
Mais tu peux pas toujours tout arranger.
Alors si on est triste... Ne t'inquiètes pas.
Fais de ton mieux, ça la fera sourire. »

La question suivante, à défaut d'être facile, était moins compliquée que celle sur le bonheur...
Quoique. « La question. » La jolie guerrière de sable et d'écume eut un regard jade amusé.
Les questions de Petit Hippocampe tombaient comme la pluie, et là, c'était l'averse.

« Marié ? J’ai déjà entendu ce mot, ça veut dire quoi ?
C’est obligé de se marier pour s’aimer et avoir des bébés ?
C’est nul, non ? Si on a pas envie ?
Si on veut rester tranquille dans notre coin avec notre chéri ?
Pourquoi on peut pas ? Mémé Turquoise, elle est mariée à Pépé Pierre ?
Puisqu’ils ont eût des bébés ! Je comprends pas, aide-moi Mémé Museau ! »

Elle prit une grande respiration, dans le but de préparer sa tirade;
Puis, espiègle, elle relâcha toutes les réponses. Juste pour lui montrer.

« Marié, ça veut dire qu'on s'unit devant le Clan des Étoiles.
C'est Nuage des Ruisseaux qui fait la cérémonie.
On jure de s'aimer pour toujours et de jamais se laisser.
Et en théorie, oui, il faut se marier pour avoir des bébés.
Oui c'est nul, et si on refuse c'est mal vu, alors l'envie...
Ce serait bien, uh, de pouvoir rester dans son coin ?
Avec la personne qu'on aime ? Mais c'est pas le cas.
Et non, Turquoise et Pierre ne sont pas mariés.
Boule d'Automne, Patte d'Hiver et Petit Printemps...
Ils sont nés hors mariage eux aussi.
Leurs parents étaient déjà mariés ailleurs.
C'est un peu compliqué, tu sais...
Ne t'en fais pas avec les histoires des grands.
Le mariage c'est un choix, c'est beau, mais parfois...
Ça peut être vraiment fatiguant. »

Une pichenette de la queue sur l'oreille, elle riait.

« Et s'il te plaît, laisse moi le temps de répondre quand tu poses une question ! »

Et elle ronronna, amusée.
Je t'aime si fort, petite merveille.
Toujours.

La joie et l'innocence de ce tout petit qui s'imaginait déjà grand, minuscule silhouette contre ses pattes beiges, fit sourire la lieutenante, tandis qu'elle repensait aux lunes qu'elle avait passées dans la pouponnière, elle aussi: elle n'était qu'une toute petite boule de poils à la pelisse douce et duveteuse, qui se faisait taquiner sur sa tache au museau "parce qu'elle était trop gourmande en mangeant des bleuets", et qui cherchait mille aventures dans les plantes, les fleurs, les proies et les pierres qui entouraient son petit monde, ainsi que dans les flaques d'eau, et plus tard la rivière - même dans les étoiles, le soir, racontant des histoires. Elle avait ses frères, à l'époque... Et puis son meilleur ami, en passant apprentie - et sur lui, sur celui qui était devenu par la suite Étoile du Corbeau, elle avait à dire des choses positives... Comme plus controversées - même si ça, le chaton tout contre elle ne pouvait le savoir. Sur Aigue-Marine et Étoile de Pierre, en revanche, elle avait des paroles beaucoup plus respectueuses, un peu moins proches aussi, et, parées, ça et là, de douceur, de nostalgie, de regrets ou de reconnaissance. La peine provoquée par la mort de l'ancienne lieutenante, véritable pierre précieuse, ou la gratitude par rapport à l'attitude du chef d'autrefois concernant sa portée. L'admiration, la loyauté, le respect. Oui, sans hésiter... Elle avait beaucoup de choses à raconter.

« Oh oui ! Je veux tout savoir d’eux, s’il te plaît, Mémé Museau ! »

Ronronnant doucement, la belle guerrière le veilla du regard avec délicatesse, gardant le bébé tant qu'elle le pouvait, et offrant à Eau Turquoise un petit moment de repos mérité; on sous-estimait parfois l'importance du rôle d'une reine, autrefois, quand le clan était encore misogyne, vraiment, mais la muse de la rivière n'approuvait absolument pas - elle contemplait la mère adoptive de ses petits avec une estime infinie. La vie d'une guerrière n'était pas ce qu'on pouvait appeler tranquille, mais celle d'une reine ? Ça ne s'arrêtait jamais. Et pour ça, pour tout le don d'elle-même que l'ancienne compagne d'Étoile du Corbeau avait montré au fil des lunes, Museau Bleu admirait sa camarade. Mais surtout... Elle aurait toujours une dette envers la belle femelle qui, épuisée, malade aussi ces temps derniers, avait été tout ce que la fille à la pelisse de sable et d'écume n'avait jamais pu être, pour ses enfants - leurs enfants, d'une certaine manière, bien davantage que ceux d'Étoile du Corbeau.

Alors pour occuper Petit Hippocampe, le nom que celui-ci se donnait faisant encore se dessiner un sourire sur son visage, dansant dans sa tête et son cœur, au milieu d'éclats de tendresse, de rire et de beaucoup d'amour, elle lui parla du mariage, laissant les mots valser dans sa tête à lui, consacrant tout son temps à cet enfant. Rien que pour lui, rien que pour ce moment, elle ne regrettait rien des règles qu'elle avait brisées, celles qu'elle expliquait... Qu'ils gardent leur mariage, leurs fleurs et leur morale; qu'ils gardent leurs promesses, leurs moqueries, et leurs rituels, aussi. Ni elle ni sa fille ne s'étaient mariées, et pourtant... Les deux félines, chacune leur tour, avaient donné naissance au plus beau des miracles. Un tout petit miracle, d'ailleurs, qui exposait, de sa voix aiguë, des conclusions enfantines.

« C’est dur à comprendre ! C’est nul le mariage !
Je veux jamais me marier quand je serais grand.
Je voudrais plutôt découvrir le monde entier ! »

Elle riait face à ces rêves, qui étaient très sensés, et face à son attitude, tandis que son protégé, "trop grand pour être un bébé", allait droit à elle et se dressait sur ses pattes arrières, tableau très comique, pour lui donner, doucement, un petit coup de langue rose sur sa truffe. La belle féline bleue, ne voulant pas trop bouger pour ne pas briser le fragile équilibre de ce chaton qui se tenait à elle pour la regarder dans les yeux, lui répondit donc, et ses prunelles de jade s'emplirent de mille reflets qui semblaient capturer le soleil du matin; milles nuances, pastelles, lumineuses, qui exprimaient tout simplement combien elle l'aimait.

« Dis, Mémé Museau. Elles sont comment tes journées ?
Toi aussi tu fais la sieste ? Ou tu découvres le monde ? Dis-moi tout ! »

Elle riait face à cette question; mais elle lui répondrait, et lui raconterait tout ce qu'elle pouvait.
Patiemment, jouant à bouger délicatement le museau pour le faire osciller, elle souffla alors:

« Je ne fais plus la sieste, moi, Petit Hippocampe, je suis trop grande pour ça !
Et puis moi, je dois explorer et veiller sur notre monde, tu sais ? Le découvrir, le protéger... »

Museau Bleu ne mentait pas: chaque jour, son royaume, elle le redécouvrait.

« Je dois seconder Étoile d'Or quand elle a besoin d'un conseil, je veille un peu sur le Clan, pour lui permettre de se reposer, je pars en patrouille, comme les autres guerriers et apprentis du Clan, pour vérifier que les frontières sont bien gardées - et parfois on doit chasser des voleurs de proies - et aussi m'occuper de remplir le tas de gibier. Tu vois ? Je vais dans la rivière, parfois, j'attrape du poisson pour ta maman, ou je prends des oiseaux et des souris... C'est ça, mes journées. Et puis avant que ta maman Méduse elle ne vienne s'installer dans la pouponnière avec toi et Petite Sangsue et Petit Axolotl, je passais aussi du temps à l'entraîner, parce que c'est mon apprentie. »

Et aux yeux du Clan, ce n'était que cela...
Pour Museau Bleu, c'était bien plus encore.
Méduse était sa fille, et le serait toujours.
Et il restait encore une chose à raconter
À cet enfant qui était lui aussi sa famille.
Comme un tout petit secret.

« Mais moi, j'aime beaucoup sortir la nuit. C'est calme et très joli.
Et puis, à chaque fois que la lune est toute ronde dans le ciel...
Il y a les Assemblées. Les quatre Clans se rassemblent pour une nuit.
On partage les nouvelles, les baptêmes et on discute, comme des amis. »

Du moins, en temps de paix, toujours.
C'était une vision idéaliste, certes;
Mais le chaton n'avait pas besoin
De savoir que les Clans s'étaient déchirés
Et que le sang avait coulé, à cause d'étrangers
Que les enfants de la Lune avaient brisé
La grande trêve sacrée; sous la lune rouge.
Il n'avait pas besoin de savoir les blessures,
Et les morts, les larmes, le sang, les cris,
Les pleurs, les feulements.
Qu'il croie encore un peu
À la beauté du monde
Loin des conflits
Tant qu'il le pouvait
Encore, innocent.

Elle lui sourit, et lui donna un petit coup de museau aimant.

« Ah bon ? Mais Maman Méduse dit toujours que la sieste, ça donne de l’énerzie
et si tu fais pas de sieste, comment tu peux avoir de l’énerzie pour tout ça ? »

L'étonnement d'un enfant, les paroles d'une maman, et le murmure du vent. Sans doute le petit félin à la grande tache mauve rêvait-il, lui aussi, comme autrefois elle l'avait fait, en compagnie de ses frères, de partir découvrir le monde, sans dormir... Tous les petits - ou en tout cas, une immense majorité, souriait Museau Bleu pour elle-même - auraient voulu pouvoir remplacer l'heure de la sieste par la réalisation d'un des mille rêves qui brillaient dans leurs yeux et fourmillaient dans les petites pattes; à voir les prunelles asymétriques de l'Hippocampe, l'une de soleil et l'autre de ciel, une mirette d'ambre et l'autre de saphir, scintillant dans la lumière du matin, aucun doute, il était animé par les mêmes souhaits... Il lui rappelait tellement, tellement d'autres boules de poils ! Ses petits frères et sœurs à elle, pour l'enchantement. Ses compagnons de portée, à la belle Muse, pour les mille projets. Mais surtout, surtout, il lui rappelait une toute petite silhouette à la pelisse mauve, qui n'avait pas ouvert les yeux que déjà la lieutenante avait du la laisser, et qui, aujourd'hui, avait bien grandi - assez, assurément, pour que cette nouvelle petite frimousse aquatique puisse l'appeler maman. Comme le temps passait !

« J'ai pas forcément le temps de faire la sieste ! » fit-elle, faussement désolée.

Elle aussi, elle avait été enfant
Avant d'être guerrière, ou maman
Avant ce rôle, celui de lieutenant
Avant les bouleversements
Avant le Fils du Vent
Elle aussi, elle avait été enfant.

Avec les rires, gaiement
Quelques larmes d'enfant
Les premières déceptions
Et aussi les passions
Les découvertes
Les premiers sourires
Les premiers fous rires
Et les aventures, certes;
Mais le plus précieux don
Accordé aux enfants
C'était cette féérie de vie
De rêves, qu'ils réaliseront:
Le cadeau de l'émerveillement.

« Han ! Trop chouette ! Ze pourrais t’accompagner, tu crois, Mémé Museau ?
Ça a l’air chouette, les Asse-ssem-Assemblées ! Ou au moins regarder le ciel avec toi !
Maman dit qu’il faut dormir, mais moi, z’ai zamais sommeil ! Ze pourrais, dit ? »

La grande femelle à la pelisse beige et bleutée remua les moustaches, amusée.
Il semblait, en tournant autour d'elle, d'ores et déjà savourer sa petite victoire...
Elle aurait aimé pouvoir lui faire des promesses, dire oui, mais pas de faux espoirs;
Elle devait, tout en continuant de le faire rire, instaurer certaines vérités...

« Désolée, mon grand ! » ronronna-t-elle, rieuse. « Ta maman aura toujours le dernier mot.
Et pour les Assemblées, il va falloir attendre encore un peu. Quand tu seras apprenti, d'accord ?
Par contre, pour regarder le ciel, on pourrait ! Ce sera, disons, notre tout petit secret ! »

Elle posa doucement le museau sur le haut du crâne du petit.
Il avait encore cette odeur lactée, de tendresse, d'innocence...
J'aimerais te protéger, te faire rire... Tout le reste de ma vie.

« Dis, c’est quand que la lune elle devient toute ronde ? »

Museau Bleu eut un petit rire, qui fit vibrer son museau.
Bien sûr, il avait hâte de pouvoir découvrir les Assemblées !
Elle les lui souhaitait belles, paisibles, même enchantées.
Elle lui souhaitait des bonnes nouvelles, des rires, des amitiés.
Elle lui souhaitait tout le bonheur de ce monde, comme cadeau.

« C'est une fois par lune ! Et toi, avant de pouvoir assister à une Assemblée...
Il faut que tu en voies encore plusieurs passer. Mais tu sais, tu peux la surveiller.
Elle devient un peu plus ronde chaque jour, et puis après, elle redevient petite.
Comme ça, tu peux attendre... Et lui demander de devenir ronde plus vite. »

Souvent, pendant des heures, c'était ce qu'elle faisait, avec Ombre de Lune...
Quand tout allait bien, et qu'ils sortaient la nuit. Quand ils étaient petits.
Quand il était en vie.