Les comiques inséparables ft Boule de Poivre -end

Eclat de Crépuscule se réveilla, dans la tanière des guerriers. Même si la plupart de ses collègues dormaient dehors, elle aimait la chaleur qui s'émanait de ces lieux, et le confort de sa mousse, qu'elle pétrissait sans relâche avant de dormir. Au moins, elle savait qu'elle dormirait bien ici, et qu'elle ne serait pas dérangée par une averse qui la tremperait sans qu'elle n'ait le temps de partir en courant. Et vu le ciel bien menaçant qui s'annonçait, elle s'était posée à l'abri. Ce matin-là, elle était courbatue de partout. Les venteux n'avaient pas arrêté de leur demander de les accompagner partout, autant en patrouille qu'à la chasse. Enfin, c'était surtout elle qui insistait lourdement pour servir les autres. Elle était guerrière, il fallait bien profiter de sa disposition !

Mais là, elle ne sortit pas d'un pas vif pour aller courir partout, cherchant quelque chose à faire. Elle voulait prendre un peu de son temps, profiter simplement du temps qui tenait pour le moment. Et il fallait se l'avouer, elle avait un peu faim. Oh, pas de quoi dévorer un mulot tout entier, mais juste une moitié de souris, pour apaiser les grondements de son ventre. La rouquine sortit lentement, prenant garde de s'étirer pour échauffer ses muscles déjà trop douloureux. Elle prit la direction du tas de gibier, saluant les quelques chats qui la croisaient. Elle renifla les proies, et jeta son dévolu sur une musaraigne qui n'avait que la peau sur les os. Elle lui conviendrait parfaitement ! Elle la chopa par la gueule, et s'éloigna, ne voulant pas gêner ses congénères qui allaient eux aussi se nourrir.

La femelle balaya la clarière principale du regard, et ses iris ambrées s'arrêtèrent à côté de la pouponnière. Là-bas, un chaton qui n'était pas bien gros qu'elle connaissait bien ! Boule de Poivre ! Elle retint un soupir profond, se demandant si le petit lui en voulait de ne pas l'avoir prévenu qu'elle n'était plus apprentie. Mais en même temps, c'était pas comme si elle n'avait pas essayé de le prévenir. Juste avant son baptême, elle l'avait réveillé mais il n'avait que eu le temps de grogner avant l'appel d'Etoile Tropicale. Et il avait observé son changement de grade, alors qu'il n'avait pas vraiment le droit. Mais c'était bien compliqué de forcer le noiraud à obéir ! Elle remua les moustaches, et rit doucement, amusée. Même sans lui parler, il la faisait mourir de rire, celui-là !

Plus rapidement, elle s'élança vers lui, et arrivée à son niveau s'assit à côté de lui, après lui avoir donné un coup de langue sur la tête en guise de bonjour. Elle était un peu gênée, à vrai dire, puisqu'elle n'avait pas pris le temps d'aller le voir depuis qu'il savait. Et elle avait bien compris sa déception : ils ne seraient pas apprentis en même temps … Mais elle ne montrait que sa joie, sachant bien qu'il bouderait sûrement un peu. Dans tous les cas, elle n'aurait pu l'ignorer plus longtemps. C'était l'un des félins auxquels elle tenait le plus ici. Peut-être presque autant que sa mère. Plus que son père, ça c'était certain ! Bientôt, ils deviendraient inséparables, à ce rythme ! Elle passait tous les jours, ou presque, le voir, maintenant !
"Coucou toi ! Alors, on ne se prosterne pas devant Eclat de Crépuscule, la meilleure guerrière de tous les temps ?"

Elle éclata de rire, fortement amusée par sa blague qui n'était pas extraordinaire non plus. Loin de là, elle n'était absolument pas drôle, mais elle riait de tout. Et c'était ça qui forgeait si bien son caractère ! D'ailleurs, même son nom indiquait sa joie de vivre, alors … Plus sérieuse, elle reprit, souriant quand même :
"Tu m'en veux parce que j'suis guerrière alors que tu n'es pas apprenti ? Mais tu sais, c'est qu'une question de lunes, hein. Et on aura quand même des sorties ensemble, on chassera et tout et tout !"

Spoiler:

Quelques jours, lorsqu'on avait son âge, c'était aussi long qu'une année. Boule de Poivre avait l'impression bizarre de ne plus parler à personne, depuis quelque temps. Son papa ne venait plus le voir, sa maman était de plus en plus absente, son frère et sa sœur étaient prodigieusement inintéressants, ainsi qu'à peu près tous les habitants de la pouponnière. Il guettait aussi Petite Rainette d'un œil revanchard, conservant le souvenir humiliant de s'être fait maîtriser par elle, alors qu'elle était toute petite et que la neige n'était pas encore fondue. Bref, tout le rendait furieux, et en même temps, il s'ennuyait.

De temps en temps, Nid de Mousse leur rendait visite, mais il n'accueillait jamais respectueusement ce guerrier trop gentil et pas assez imposant. Sans doute aurait-il aimé être pris au sérieux par quelqu'un, mais... il ne savait plus par qui. Alors il restait, roulé en boule, à attendre que le temps passe. Et de temps en temps, il se bagarrait contre un autre chaton pour montrer qu'il était encore là même s'il n'en avait pas tellement l'air.

Il s'imaginait bizarrement que Crépule ne reviendrait plus, occupée comme tous les guerriers devaient l'être à se tenir loin de la pouponnière. Sinon, se disait-il, ça ferait longtemps qu'elle serait revenue. Cette absence de quelques jours n'avait en fait pas duré une année, mais une éternité. Boule de Poivre en oubliait quelques habitudes, mais conservait quelques souvenirs confus. De moments rigolos qui lui manquaient déjà, de quelques mensonges un peu gros de son invention.

Sans doute n'avait-elle jamais vraiment cru, au fond, qu'il méritait autre chose qu'une vie passée à courir après les autres grands qui s'enfuyaient presque à son approche, ses parents en tête. Sans doute avait-elle même raison. Le chaton doutait rarement, mais l'heure était propice au doute : bientôt, apparemment, il deviendrait un apprenti, et tout changerait alors.

Il eut une petite exclamation de surprise lorsque tout à coup, il sentit qu'on s'asseyait à côté de lui. Et son flair le ravit en lui indiquant qu'il s'agissait de la rouquine. " Salut !!! " piailla-t-il tandis qu'elle lui léchouillait le dessus de la tête.

Ça faisait même plus longtemps qu'une éternité... songeait-il, même s'il était parfaitement incapable d'imaginer ce que signifiait cette impression, et encore plus, d'avouer qu'elle lui avait manqué.

" Coucou toi ! Alors, on ne se prosterne pas devant Éclat de Crépuscule, la meilleure guerrière de tous les temps ? " lança-t-elle, gaiement, en laissant sa tête un peu ébouriffée désormais. Il releva la tête, un peu curieux de savoir si oui ou non elle était un peu sérieuse lorsqu'elle parlait de la meilleure guerrière de tous les temps, mais extraordinairement calme, également.

Calme, sans doute, parce qu'il avait envie de ne pas trop ressembler à un gros bébé pleurnichard, mais qu'en même temps, il avait envie de se mettre en colère pour de faux, ou de lui parler de son ennui, sa tristesse, ou encore de renchérir quelque chose comme...

Il se le permit, parce que ça refaisait un peu battre son cœur :

" Pff ! " soupira-t-il avec une suffisance un peu théâtrale, " J'vois pas pourquoi je devrais alors qu'on sait très bien que d'abord ça va bientôt être moi !
- Tu m'en veux parce que j'suis guerrière alors que tu n'es pas apprenti ? Mais tu sais, c'est qu'une question de lunes, hein. Et on aura quand même des sorties ensemble, on chassera et tout et tout !
- Je t'en veux pas du tout. " rétorqua-t-il, en feignant la plus totale indifférence. Et plutôt que de gambader entre les pattes de la guerrière en lui demandant, surexcité, ce qu'ils chasseraient ensemble, il léchouillait sa patte à lui, comme si rien n'était plus important à ce moment précis que sa toilette pourtant déjà faite et refaite, et qui ne l'empêchait bizarrement pas de toujours sentir assez fort pour attirer le regard désapprobateur des inconnus qui passaient près de lui sans être venus pour lui.

Ces inconnus-là avaient été si nombreux, depuis la dernière fois qu'il avait vu Crépule...

Si elle voulait le ravoir, il faudrait qu'elle fasse un effort ! songeait-il, incapable encore d'oublier le souvenir maussade de ses derniers jours pendant lesquels il n'avait pour ainsi dire jamais pu parler. Parce que d'abord, c'était sa faute, elle ne lui avait même pas rendu visite depuis qu'elle était devenue guerrière, argumentait-il intérieurement. Les millions de questions qu'il avait à lui poser passeraient après cette indispensable remise au point.

Ses yeux jaunes se posèrent sur elle, et elle poussa un soupir de soulagement silencieux. Elle n'allait pas lui avouer qu'elle avait eu peur qu'il lui en veuille, sinon il risquait de se vanter pour le reste de son existence, mais elle n'en pensait pas moins. A vrai dire, elle ne le dirait sûrement à personne. La joie qui se lisait dans ses prunelles de jais étaient réellement un acte d'amitié bien plus fort que les mots. Eclat de Crépuscule n'était pas si seule, en fin de compte. Elle comptait beaucoup de connaissances, toutes étaient positives, si l'on omettait son père, mais pas quelqu'un comme Boule de Poivre. Elle passait le plus clair de ses après-midis avec lui.
" Pff ! J'vois pas pourquoi je devrais alors qu'on sait très bien que d'abord ça va bientôt être moi !

Il n'avait pas ce ton si insupportable qu'il utilisait exactement pour l'agacer. Cette voix qui la faisait sortir de ses gonds sans qu'elle ne le veuille. En un clignement de paupières, la rouquine sut que le noiraud lui en voulait. Elle le connaissait assez. Seulement, ce n'était pas si simple de se faire pardonner du chaton sans laisser sa fierté de côté. Parce qu'elle était bien trop fière pour se rouler sur le dos, comme un chien, en attendant qu'il lui saute dessus et qu'il se sente supérieur. Là, tout le clan serait au courant, et le respect nouveau qu'on lui accordait disparaitrait trop vite. Il répondit, neutre :
- Je t'en veux pas du tout. "

Et il se mit, comme un grand à lécher sa patte. Ce qui amusa la guerrière, bien qu'elle s'en veuille de l'avoir délaissé sans lui donner d'explication. Mais elle n'avait pas eu le choix ! Lui-même serait bien plus pris quand il aura son nouveau rôle d'apprenti, qu'il ira enlever les tiques des anciens, ou chasser et patrouiller sans relâche. Et là, il comprendra. Mais le sombre avait cinq lunes et quelques nuits. Bientôt, il quitterait la pouponnière. Eclat de Crépuscule se languissait qu'ils partent du camp tous les deux, qu'elle lui apprenne tout, même si elle n'était pas son mentor, c'était sûr et certain. Ce serait si amusant !
"Oh, Poivre, j'ai pas eu le temps de te voir. Je m'excuse, ça ne se reproduira pas, c'est bon ? On peut se reparler sans que tu me prennes la tête pour un oui ou pour un non ?

La rouquine fut surprise de sa propre réflexion. Sa voix était un peu énervée, mais en même, il était pénible à force. Elle avait l'impression de retrouver le chaton ridicule qu'elle avait répondu quand il était tout petit. Et ce Boule de Poivre là ne lui avait absolument pas plu. Elle n'avait pas le choix, il fallait qu'elle se forge un rôle, qu'elle se sente utile. C'était pas si impossible à comprendre, si ? Elle secoua la tête. C'était juste la fatigue qui lui jouait des tours, elle n'avait pas changé depuis son baptême. Elle n'avait pas pris le melon juste parce qu'elle n'était plus apprentie. Elle s'avança, et s'allongea en face du fils de Pelage de lui, juste pour être à sa hauteur.
"Désolée, je suis juste un peu fatiguée. Mais bref, on en parle plus ? Sinon, tu veux manger un peu de ma musaraigne ? J'ai pas super faim."

Elle croqua le petit corps inerte sans grand appétit. Elle attrapa un bout de cuisse, et mâchouilla pensivement, malaxant sans l'avaler le bout de viande. Elle n'avait plus faim en fait. Mais la rouquine ne voyait pas reposer la minuscule souris sans l'avoir mangé, ou elle subirait les regards interrogateurs des autres félins du clan. Et ils n'avaient pas besoin de savoir qu'elle était plus maigre qu'eux, qu'elle n'avait jamais faim. Et fit rouler dans la terre l'animal auparavant chassé, en direction de l'autre.Elle se demanda si Boule de Poivre savait, se rendait compte qu'elle était plus mince que la moyenne. Au pire, elle n'allait pas mourir, et elle n'espérait pas qu'il lui fasse la morale. Il était mal en point aussi, alors comme ça, c'était un point de ressemblance en plus !

" Oh, Poivre, j'ai pas eu le temps de te voir. Je m'excuse, ça ne se reproduira pas, c'est bon ? On peut se reparler sans que tu me prennes la tête pour un oui ou pour un non ?
- Ah bon, je t'énerve ! Mais je t'ai dit que je t'en voulais pas du tout. Il aurait fallut que je dise quoi ? " répondit-il, faussement excédé, juste pour faire son emmerdeur.

Au fond, d'ailleurs, il se le demandait bien. Il se doutait que ça ne se faisait pas, de pleurnicher, implorant : " Tu m'as TROP manqué j'ai l'impression que je suis tout seul quand tu n'es pas là. " Ça c'était pour les chochottes, pas pour un presque-apprenti comme lui qui rêvait d'impressionner une grande. Et puis d'ailleurs, si Éclat de Crépuscule ne l'aimait plus, elle en avait bien le droit : après tout, peu de guerrières perdaient leur temps à aller voir des chatons qui n'étaient même pas de leur famille. Rien ne la forçait à venir souvent, c'était même plutôt le contraire, sans doute.

Mais son acidité à lui restait intacte, car il trouvait quand même ça injuste de se retrouver séparé d'elle de la sorte.

Tout cela fut un peu ébranlé lorsque la rouquine s'allongea devant lui, car les souvenirs de moult moments agréables passés sur (ou sous) son ventre chaud pendant l'hiver lui revinrent. Il était bien tenté à cette seule vue de tout pardonner et même de faire un gros câlin à son amie.

" Désolée, je suis juste un peu fatiguée. Mais bref, on en parle plus ? Sinon, tu veux manger un peu de ma musaraigne ? J'ai pas super faim. "

Il remarqua soudain la frêle proie qu'avait emmené la guerrière. Pour lui, le moindre petit morceau de proie était non seulement appétissant, mais même suffisamment précieux pour mériter qu'il se le dispute avec son frère ou sa sœur. Méfiant, il tourna la tête dans toutes les directions pour s'assurer qu'ils ne viendraient pas essayer de toucher eux aussi à cette jolie musaraigne.

Et après ça seulement, il répondit à la guerrière :
" Quoi " t'as pas faim " ? " répéta-t-il, un peu surpris. Visiblement, il sentait qu'il y avait, dans l'air, quelque chose qu'il ne comprenait pas. " Tu veux dire que t'as déjà mangé et que tu l'as apportée pour moi ? "

Le petit n'était pas vraiment assez expérimenté ni même assez instruit pour faire la différence entre ceux qui ne mangeaient pas assez et les autres. Jusqu'ici, il n'avait vu que l'hiver, et l'hiver, personne ne mangeait vraiment à sa faim dans le Clan du Vent. Chétifs, les membres de sa portée avaient parfois suscité un peu de compassion, mais Puissant Guépard, leur père, leur avait toujours dit qu'il n'y avait que les imbéciles pour s'inquiéter de la maigreur des chatons.

Et lui, il s'était toujours dit qu'il fallait être fou pour refuser de la nourriture. Mais cette fois-là, assez exceptionnellement, il se retenait. Parce qu'il y avait quelque chose de... de mystérieux, dans l'air. Il avait l'impression vague que ce serait une erreur de se précipiter sans réfléchir sur cette musaraigne à peine entamée.

" C'est toi qui l'a chassée ? " questionna-t-il, cédant tout à fait à sa curiosité désormais. Car maintenant qu’Éclat de Crépuscule était guerrière, il avait l'impression qu'elle avait mille choses passionnantes à lui dire : des histoires de chasse et de bagarre contre des écureuils, des poissons ou des chats-des-marais.

hrp:

Boule de Poivre ronchonna, et la regarda, tentant de paraître énervé face à elle. La rouquine se demanda combien de temps il tiendrait avant d'arrêter de bouder, tel un chaton qui n'obtenait pas ce qu'il voulait. Il pouvait être autant adorable qu'exécrable. C'était ça qui était fascinant chez lui. Il savait ce qu'il voulait, et faisait tout pour l'avoir. Elle l'observa, intriguée de voir ce qu'il allait pouvoir lui sortir comme idiotie :
- Ah bon, je t'énerve ! Mais je t'ai dit que je t'en voulais pas du tout. Il aurait fallut que je dise quoi ? "

Eclat de Crépuscule leva les yeux au ciel. Elle ne prit même pas la peine de répondre à cette imbécilité. Elle avait mal aux pattes, se forçait à manger, était presque en train de dormir sur place, à discuter avec un apprenti prépubère qui parlait pour ne rien dire. Génial. Elle aurait bien été mieux à chasser avec des guerriers, à discuter et à se réveiller en même temps que les landes. Mais la discussion avait le noiraud était inévitable dans tous les cas. Et plus le temps passait, plus il lui en voudrait. Et elle n'allait pas partir sur un coup de tête, sachant bien que la sentence serait irrévocable, et qu'il bouderait un temps infini.

Cependant, une lueur d'espoir s'alluma dans ses iris orangées, quand il fixa avec convoitise la proie qu'elle avait déposé devant lui. Il observa les alentours d'un vif mouvement de coup, observa une nouvelle fois la musaraigne, sans doute pour s'assurer qu'elle n'était pas due à sa seule imagination. La guerrière fut un peu intriguée par son comportement, elle qui s'était mentalement préparée à le voir dévorer la petite souris sans retenue, comme un morfale. Au moins, il savait se retenir, bien que son impatience était palpable.
" Quoi " t'as pas faim " ? Tu veux dire que t'as déjà mangé et que tu l'as apportée pour moi ? "

La rouquine baissa les yeux, et pétrit le sol mou de ses griffes. Elle s'extasia un instant sur le mouvement de ses pattes, acquis si naturellement au fil de la découverte des muscles de son corps. Cependant, elle savait qu'elle devrait subir le regard intrigué du chaton, et elle savait aussi que son jeu d'actrice bien piètre ne lui suffirait pas. Il n'y avait qu'à espérer que Poivre ne comprendrait pas qu'elle souffrait d'une sorte … d'anorexie ?
Je ne ressens pas le besoin de manger. Mais je vois que tu meurs d'envie de la manger, alors n'hésites pas !

Elle sourit avec un enthousiasme un peu exagéré. Oh, elle se détestait, elle n'aimait pas paraître ennuyeuse, aigrie et molle ! Pour la forme, elle grignota la fin du bout de cuisse qu'elle s'était attribuée, et se détourna pour en cracher la moitié. Elle mâcha alors qu'il commença à s'extasier, pour son plus grand bonheur :
" C'est toi qui l'a chassée ? "

Un peu déçue de ne pas pouvoir approuver, elle grimaça. Non, ce n'était pas une de ses proies. Quand elle était allée la récupérer, son odeur écœurante ne portait pas son propre effluve. Elle ne savait pas qui lui avait porté le coup fatal, mais certainement pas elle. Dommage, elle aurait adoré faire sa fière devant le chaton, qui était impressionné de tout et de rien. Même s'il ne voulait pas le montrer.
Oh, nan, mais y'en a plein qui portent mon odeur là-bas, fit-elle en désignant du museau le tas de gibier entassé dans le chêne. Dans quelques nuits, tu en rapporteras aussi ! Elle attendit un instant, et, retrouvant sa bonne humeur naturelle, reprit : Tu n'es pas trop impatient ? Le pire est d'attendre ton mentor, si tu veux mon avis !

" Oh, nan, mais y'en a plein qui portent mon odeur là-bas
- Ah... " répondit-il, un peu déçu peut-être de ne pas avoir eu droit à un récit de chasse palpitant. Mais pour une fois il fit un effort pour ne pas être trop désagréable. Peut-être parce qu'il craignait avoir fâché la guerrière en voulait la provoquer.

" Dans quelques nuits, tu en rapporteras aussi ! rebondit-elle alors.
- Ouais ! " s'exclama-t-il, tout fier déjà de ses futures prouesses.
- Tu n'es pas trop impatient ? Le pire est d'attendre ton mentor, si tu veux mon avis !
- Bah... bah... " il ne connaissait encore le mot "impatient" que comme un reproche, mais répondit quand même, l'air assez sûr de lui : " En fait j'ai hâte ! "

Et bizarrement, ça se voyait dans son regard qu'il réfléchissait surtout à ce qui arrivait à Éclat du Crépuscule. Sa vie de chaton l'insupportait en tout point, et parfois, il se demandait si son mentor serait, comme les grands qui entraient dans la pouponnière, du genre à le regarder avec des yeux méfiants. Si c'était le cas, Boule de Poivre aurait intérêt de lui faire ses preuves.

" J'ai aussi trop hâte que ce soit l'été. Mon papa il m'en parlait, avant... quand il fait chaud et tout... " confia-t-il même ensuite, l'air de dire que c'était top-secret.

Son papa non plus, il ne le voyait plus depuis quelque temps. Ça le rendait tout triste, d'y repenser.

Le petit écarquilla ses yeux, et ses pupilles s'arrondirent l'espace d'un instant. Son regard s'illumina, et il renchérit vaillamment. Elle rit, amusée par la bravoure et l'impatience qui l'animait, lui et elle.
- Bah… bah… En fait j'ai hâte ! "

Sans blague ? Eclat de Crépuscule remua les moustaches. Elle avait bien deviné qu'il était pressé, et de toute façon, tout le monde avait hâte de devenir apprenti. Fini les toilettages avec sa mère, les siestes obligatoires, envier les autres, qui pouvaient entrer et sortir à leur guise dans les terres. A force, elle s'était sentie oppressée, mal, dans ce campement. Le noiraud se pencha vers elle, et elle sentit son souffle sur sa tête, et murmura :
" J'ai aussi trop hâte que ce soit l'été. Mon papa il m'en parlait, avant... quand il fait chaud et tout… "

Elle haussa un sourcil, puis se rappela qu'il n'avait jamais vécu l'été. Elle avait elle-même commencé son apprentissage à cette période idyllique. Se réveiller sans trembloter, rien que ça, c'était tout confort. Elle était heureuse qu'il découvre la saison des feuilles nouvelles, de voir la nature se recomposer sous les yeux émerveillées.
"Oui, tu as raison ! Tu verras, tout le monde va se regarnir, et on n'aura plus faim !

La rouquine attendait de voir les oiseaux piailler de nouveau. Dans un coup de folie, elle ramena d'un coup de patte vif le chaton, juste sous sa tête, grâce à sa force. Ses muscles s'étaient développés depuis le début de sa vie, et bientôt elle ne pourra plus le battre à plate couture. Ce qui l'embêtait bien, car elle ne pourrait plus que jouer sur ses mots pour avoir l'avantage sur Boule de Poivre. Elle saurait user de son charme, car elle savait bien qu'il lui donnerait tout. La preuve, il avait arrêté de l'agacer quand il avait observé sa mauvaise humeur !

Spoiler:

Jusqu'ici Boule de Poivre avait toujours grandi dans un drôle de microcosme : comment imaginer ce que pouvaient être les beaux jours lorsqu'on ne conservait que des souvenirs hivernaux ? Il se doutait que ce serait très agréable et que tout le monde avait hâte, mais était incapable encore de réaliser ce que l'hiver avait de pénible. La maigreur générale, les risques de maladie, le froid et les arbres nus, ça n'avait rien d'inhabituel, pour lui. Le monde était comme ça, et d'ailleurs, son papa lui avait toujours dit qu'il n'y avait pas à voir là-dedans quoi que ce soit de mauvais. Alors il l'écoutait, et il se sentait tout fier en conséquence d'être un authentique chaton de l'hiver, tout comme son papa, même s'il ne se doutait pas que son existence avait été vraiment précaire jusqu'ici.

" Oui, tu as raison ! Tu verras, tout le monde va se regarnir, et on n'aura plus faim ! " s'éclairait le Crépuscule. Charmant tableau, songea le petit qui aimerait bien savoir à quoi la jeune guerrière pouvait bien penser lorsqu'elle parlait de ça. Et ses yeux jaunes ne cernèrent dans ceux de la rouquine aucune verdure. Il n'y avait que le soleil, Éclatant, superbement coloré, qui malgré sa position un peu basse l'inondait d'une lumière chaude et magnifique qu'il ne pouvait pas encore sentir. Elle avait les oreilles dressées, également. Il ignorait pourquoi et espérait qu'elle ne soit pas dans l'attente d'un nouvel ordre qui la ferait partir encore.

Car Boule de Poivre sentait qu'à chaque seconde qui passait, il avait envie de poser des milliers de questions à la guerrière, de l'entendre lui parler des saisons, de la chasse, de tout ce qu'elle savait mais qu'elle cachait au fond. Il s'apprêtait peut-être à lui demander, vaguement inquiet, si elle était pressée, lorsqu'il fut saisi par un imperceptible gloussement et attiré, d'un coup de patte, vers la guerrière.

Alors qu'il était sous sa tête, il y eut un petit câlin improvisé, mais qui lui fit, à lui, beaucoup de bien. Il avait l'impression de ne pas en avoir eu depuis bien longtemps, et... ça lui avait beaucoup manqué aussi. En ronronnant assez fort, il frottait sa tête contre le poitrail et les épaules de la guerrière et ses épaules à lui caressaient, comme ses pattes dansaient en suivant un rythme très régulier, celles de son amie.

" J'espère que t'es contente... d'être guerrière... " souhaita le petit, qui réalisait peut-être à quel point elle était agréable, lorsqu'elle était détendue et heureuse. " Tu as sûrement fait des choses impressionantes... Tout le monde t'acclamait... Même le chef... " Ce souvenir l’impressionnait encore. Il n'avait jamais vu d'autre Assemblée.

Désormais il s'allongeait juste devant la guerrière, sa tête à demi enfouie dans le poitrail, et le reste de son corps au-dessus de ses pattes avant, mais sans jamais interrompre son ronron. Il fallait la retenir, ce serait trop injuste qu'elle parte encore.

" C'est pour ça qu'il t'a appelé Éclat : parce que tu as brillé... " reprit-il, tout bas. Il lui arrivait parfois de dire des mots gentils, lorsqu'il était tout câlin. Et d'ailleurs, il ne réfléchissait pas du tout à ce qu'ils pouvaient signifier : ils lui venaient tout naturellement, et lorsqu'il avait l'impression que c'était bien de les libérer, il les libérait.

Il éclata de rire, et ne chercha pas même à se défendre, alors qu'elle l'avait attiré d'un geste parfait sous lui. Il ronronna tel un véhicule à moteur, et elle se joignit à lui, créant une belle cacophonie de deux chats qui s'adoraient, qui étaient heureux de se retrouver. C'était tellement agréable de le retrouver, de savoir qu'elle avait un ami sur qui compter. Et si les autres trouvaient leur relation ambigüe, c'est qu'ils n'avaient strictement rien compris à la vie. C'était juste deux jeunes, qui s'étaient rencontrés, que le feeling était passé immédiatement, et que malgré quelques prises de tête, ils ne pouvaient pas se passer l'un de l'autre. Comme les deux yeux et les deux oreilles d'un chat. Ils se complétaient, elle sachant calmer ses ardeurs, lui sachant lui redonner le sourire quand elle était agacée, fatiguée, ou que sais-je encore. Ce contact improvisé quelques instants auparavant ne lui rendit que plus encore le sourire. Leurs pelages se mouvaient comme ceux d'un simple chat, tel des grains de poussière qui dansaient sous le vent. C'était indescriptible, mais tellement satisfaisant de se sentir aimé.
" J'espère que t'es contente… d'être guerrière… Tu as sûrement fait des choses impressionantes… Tout le monde t'acclamait… Même le chef… "

Boule de poivre lui rendit son regard, alors que sa tête touchait le sol, qu'il se trouvait par terre, totalement minable. Le respect qui luisait dans ses yeux jaunes qui en avaient sûrement déstabilisé beaucoup remit du baume à son cœur qui éclata d'amour pour ce petit être si chou. Alors qu'une minute plus tôt, il se prenait de haut, tel un meneur de clan, à la regarder fièrement, il avait retrouvé sa place de chat adorateur des plus grands, et l'admirait. Elle ne se permit pas d'éclater de rire à ses propos, même si le savoir interloqué et ravi de voir qu'elle avait quitté la tanière des apprentis juste parce qu'elle avait l'âge requis, et non parce qu'elle avait repoussé des ennemis, l'amusait. Mais ce serait briser ce moment merveilleux, qui se passait entre eux. Elle fut impatiente pour lui, qu'il cesse d'être dans la pouponnière, qu'il change de dortoir, et donc de physique et de personnalité. Ils se rejoindraient bientôt. Dans un peu plus de six lunes, les deux amis se rejoindraient.
Tout le monde t'acclamera aussi, quand tu passeras apprenti. Moi, je miaulerai plus fort que les autres pour toi, Poivre.

Il se réinstalla, et ils se firent un peu plus face. Il ne s'arrêta pas de ronronner, sans doute satisfait pour elle. C'était si touchant.
" C'est pour ça qu'il t'a appelé Éclat : parce que tu as brillé… "

Elle fondit immédiatement devant cette petite déclaration qui la toucha en plein fouet. Bien plus que la fois où il lui avait avoué qu'elle était son namoureuse, alors qu'ils s'étaient pourchassé dans la neige. Parce qu'aujourd'hui, ce n'était pas dans un moment de folie, juste dans l'ivresse du moment. Et la rouquine savait bien qu'il ne pesait pas ses mots avant de les dire. C'est ce qui faisait sa franchise, ce qui lui plaisait chez lui, malgré l'humour qu'il avait et qu'elle adorait. Elle ouvrit sa gueule, trop émue pour pouvoir parler. Elle mourrait d'envie de lui faire un autre câlin, mais cela mettrait fin à une conversation où chacun des deux s'ouvrait à l'autre. Et elle ne voulait pas que ça s'arrête. Qu'Etoile Tropicale l'appelle pour aller chasser, elle partirait avec le noiraud, quitte à se prendre des remarques. Juste qu'elle emmène son petit rayon de soleil partout où elle le voulait.

Elle ne savait pas vraiment quoi répondre à cette adorable parole, qui lui avait fait tellement de bien. Pas juste merci, ce serait ridicule. Mais se rendait-il compte de ce qu'il venait de dire ? Sûrement, il n'était pas débile, naïf certes, mais pas débile.
Tu sais pourquoi je t'aime, moi ? Parce que tu es mon petit rayon de soleil, même quand il pleut …

Sans doute se moquerait-on pas mal de le voir aussi tendre, lui qui d'habitude faisait toujours le dur. Mais tout le monde avait besoin de se détendre parfois, c'était d'ailleurs une façon de se renforcer, de se ressourcer, de retrouver la hargne, l'espoir et la détermination dont on avait besoin pour vivre. Et chez Boule de Poivre, ces petites minutes d'affection étaient particulièrement essentielles, car en l'absence de la rouquine, il n'avait nulle part où se ressourcer : il se trouvait dans un vaste champ de bataille, et il n'y était pas seul, mais face à ses parents qui voulaient s'écarter de lui, face à son frère et sa sœur qui voulaient tout pour eux, face aux grands qui attendaient de lui qu'il soit comme eux, et face aux faux guerriers qui représentaient tout ce dont il devait s'écarter. Il y avait dans ce conflit de quoi effrayer le meilleur des soldats... de quoi lui faire apprécier chaque seconde passée un peu à côté. Sans tendresse, il était lâche et désorienté.

" Tu sais pourquoi je t'aime, moi ? Parce que tu es mon petit rayon de soleil, même quand il pleut … "

Son petit ronron le disait assez : puisqu'Eclat de Crépuscule était là, il n'avait plus peur de rien. Le monde n'abondait désormais que de belles promesses et d'encourageantes perspectives, dans toutes les directions. Il avait envie de se moquer de son frère et de sa sœur, qui n'imaginaient même pas à quel point leurs prétentions étaient ridicules, il était désormais convaincu que ses parents se contentaient de voir qu'il n'avait plus tellement besoin d'être aidé, et que tôt ou tard, lui aussi, on l'accepterait sans difficulté.

Et le voilà devenu si joyeux qu'il riait, riait, riait. D'un rire cristallin qui n'avait pas tellement d'explication, mais qui semblait pourtant particulièrement évident. Il bascula même, dans son rire, la tête en arrière, pour mieux pouvoir voir Éclat de Crépuscule, qui était au-dessus de lui. Il était d'une humeur si gaie qu'il pourrait gazouiller tout et n'importe quoi.

" Faut pas qu'on se regarde alors... " Exubérante et fausse timidité, tandis que son corps était toujours parcourus d'éclats de rire : " On va se brûler les yeux, sinon ! "

Et ça lui semblait si génial de rigoler ainsi et de se sentir à ce point en été en avance qu'il ferma à moitié les yeux, s'esclaffant doucement, et essayant de tricher quand même, pour voir si la rouquine aussi fermait les yeux ou pas. Lorsqu'il eut, peu après, l'impression qu'elle essayait de baisser la tête vers lui, il se retourna vivement sur le côté, comme pour se cacher de sa bien trop éblouissante figure. Et il posa ses pattes sur ses yeux, pour ne pas interrompre son jeu, avant de tourner une nouvelle fois la tête vers la jeune guerrière :

" Il fait si clair que ça, en été ? "