Parce que pêcher c'est difficile -end

En cette froide journée d'hiver, le soleil inondait le camp du Clan de la Rivière de sa lumière gelée. Les guerriers qui n'avaient pas à participer aux patrouilles restaient surtout dans leur tanière : l'hiver était arrivé, voilà tout. Les proies se faisaient plus rares, les jours moins longs, le froid chaque jour plus mordant, alors autant économiser son énergie quand on pouvait. Enfin, je suppose que ça devait être comme ça dans le camp, à cet instant, puisqu'en tout cas, je n'y suis pas.

Je ne supportais pas vraiment de rester sans rien faire, juste à conserver la chaleur de la tanière des guerriers, alors tous les jours j'allais à la rivière, histoire de voir si elle gelait, puis de chasser un peu dans la zone. Jusque là, aucun signe de la mince pellicule de glace qui s'installait parfois sur le cours d'eau au début d'une période de gel. Je le sentais, aussi : malgré quelques rafales de vent de temps à autre, l'air n'était pas encore tout à fait assez froid. Cette journée n'était pas une exception. Le flot de la rivière continuait sa vie normale, ininterrompu, imperturbable. Je longeais le cours d'eau, doucement. C'était un peu ma patrouille à moi, finalement. C'était agréable de se sentir seul de temps en temps aussi. Je me disais souvent que le calme permettait d'éclaircir les pensées, de réfléchir plus précisément. Mais cette solitude n'était bien souvent que momentanée, et aujourd'hui ne serait pas une exception.

J'aperçus d'assez loin un félin inconnu, sur la rive, à la limite de notre territoire. D'ici, je ne distinguais qu'un pelage clair mais sombre - du roux ? Mais pas comme le mien ? Je ne savais pas trop. Quoiqu'il en soit, c'était un intrus, et je me mis directement sur mes gardes. Il avait plutôt immobile, sur le bord de la rivière, alors je m'écartai un peu de la rive pour arriver hors de son champ de vision, ne pas me faire détecter à l'avance. Je voulais en apprendre plus, plutôt que de le faire fuir directement. Plus je me rapprochais, plus j'avais l'impression qu'il attendait quelque chose de la rivière. Une fois arrivé dans son dos, je marchai doucement dans sa direction, en essayant de bouger le plus furtivement possible, sans faire de bruit. Quand je jugeai être assez proche, je l'interpellai :

"Que fais-tu ici, étranger ? Tu es tout juste sur un territoire qui ne t'appartient pas." lui dis-je calmement, mais aussi froidement qu'à mon habitude, sans émotion.

— « Que fais-tu ici, étranger ?
— « FUC--   K

N'a-t-on jamais vu un dos monter si vite en l'air. Si les chats n'étaient pas aussi flexibles on aurait pu croire qu'il venait de se casser. Un coup de patte dans l'eau - un coup de patte pour la ramener - une grive fusant de nul-part dans la neige, le poil hérissé Rusty se pivota sur ses postérieurs d'une volte vive pour faire aussitôt face au rouquin qui l'avait interpellé:

— Tu es tout juste sur un territoire qui ne t'appartient pas. »

Les yeux rendus noirs de ses pupilles qui s'étaient presque entièrement dilatées dans ses yeux, l'abyssin retint à la fois plainte, feulement que son air qui s'était bloqué dans sa gorge en s'étouffant dessus. Il n'était pas bon chasseur - il s'était dit qu'il serait peut-être bon pêcheur? Ses oreilles s'ourlèrent sur son crâne tandis que sa bouche se desserra vivement comme si elle s'était disloquée, succédant des mono-syllabes en sons, confus, frustrés, poivrés de tous petits désolés.

Désolé d'être ici, désolé de son comportement, désolé d'avoir juré - à force de vivre avec Trash il s'adaptait peu à peu à la manière de parler de ce-dernier et il en oubliait ses bonnes manières mais promis, il était un bon chat (est-il utile de préciser qu'il s'abaissait de plus en plus dans la neige sur le bord de la rive?) qu'il n'avait pas complètement oubliées ses bonnes manières voire qu'il ne s'était pas lui-même complètement oublié.

Alors il termina cet après-trigger en miche de cannelle en neige, la queue enroulée comme une canne à ses pattes, ses oreilles noires aplaties comme si le simple petit avertissement du guerrier du Clan de la Rivière avait été la plus grande des répréhensions. Difficile pour un chat autrefois reluisant de santé dans le poil de se soumettre à manger des poubelles et de s'aiguiser et de s'amincir et de se sentir vieillir et rouiller et perdre toute sa vigueur faute de la faim. Il se ressaisit, à en croire par ses pupilles qui passèrent de "terreur vitreuse je suis machine" à "petits ronds frémissants sans être (trop) cafardeux" :

— T...      toutes mes excuses, Monsieur, euh...  Euh,  la limite, la limite des terres est difficile à sentir pendant les Grands Froids, il crut bon de se justifier, et il tourna la tête pour désigner du nez la Rivière et son courant nettement moins tonitruant que ses rapides en été:

J'ai vu quelque chose bouger, et...

HRP:

Le chat inconnu se releva brutalement, bondissant presque dans les airs, et de façon totalement chaotique. Il mit un coup de patte dans l'eau - pourquoi ? - et se retourna pour me faire face, l'air hagard, dans tous ses états. L'étranger s'étouffa un peu sur sa propre respiration, puis se confondit en excuses, toujours sous le coup de la surprise. Visiblement, je lui avais mis un sacré coup de pression en arrivant dans son dos ! C'était amusant de le voir comme ça, mais je me retins de sourire. J'entendis aussi un oiseau s'envoler précipitamment. Un peu dommage, mais pas assez pour me mettre en colère contre le chat cannelle. Faire fuir une proie, ça peut arriver à tout le monde après tout.

"T... toutes mes excuses, Monsieur, euh... Euh, la limite, la limite des terres est difficile à sentir pendant les Grands Froids..." dit-il pour se justifier, hésitant, essayant de se reprendre un peu en main. Ses pupilles se rétrécissaient un peu au fur et à mesure qu'il se calmait. Je m'en voulais un peu de l'avoir secoué comme ça, mais bon, au moins j'avais la main dans cette rencontre. Il se tourna un peu, montrant la rivière du bout du museau.

"J'ai vu quelque chose bouger, et... "

Cette dernière phrase retint mon attention. Quelque chose avait bougé dans la rivière ? Avait-il essayé de pêcher sur notre territoire ? Je sais bien qu'il avait déjà dit qu'il n'avait pas fait bien attention à la frontière, mais il aurait pu mentir. Si c'était le cas, alors c'était un très bon menteur. Non, quelque chose me disait que son excuse était véritable. Puis de toute façon, les chats des autres clans ne savaient pas pêcher, alors je ne pouvais même pas être sûr que ce félin en était capable. S'il ne savait pas pêcher, alors sa tentative était assez innocente, finalement. Je n'allais pas pour autant relâcher la pression aussi facilement, alors je continuai, calmement, sans montrer ni colère ni empathie.

"Tu as essayé de pêcher sur notre territoire ? Sais-tu pêcher, au moins, étranger ?"

J'attendis patiemment sa réponse, me tenant bien droit sur mes pattes malgré ma faible carrure. Il s'agit de ne pas le laisser prendre ses aises pendant qu'il serait sur notre territoire. Si un jour je le rencontrais à nouveau en dehors, ou à la frontière, alors oui, on pourrait discuter tranquillement. Mais pas ici.

Ici, c'était chez le Clan de la Rivière.

Chez moi.

C'est précisément parce-que l'autre chat refusa de relâcher la pression que Rusty ne sortit en rien de sa miche de cannelle en agitant sa queue en serpe dans la neige, nerveux, tendu et embarrassé tout en même temps.

— « Tu as essayé de pêcher sur notre territoire ?

N-non, il n'essayait pas de pêcher sur leur territoire, per say, il essayait de pêcher tout court!... Un peu interdit par l'accusation, Rusty fronça ses sourcils tout blancs et entrouvrit la bouche pour protester mais un coup de fatigue le prit. Sans doute à cause de son ventre si peu rempli et de presque toute l'énergie qu'il avait dépensée en venant ici.

— « Sais-tu pêcher, au moins, étranger ?
— Pêcher?...

Il n'avait pas du manger de poisson autre qu'en pâté, mais le mouvement de l'ombre sous l'eau avait été si vif qu'il avait réveillé tout ses réflexes du temps où il pourchassait le bâton-pointeur de son humain. Pêcher devait être comme chasser, mais dans l'eau, et rien qu'à penser à sa piètre technique de traque et les airs exaspérés de Monsieur Houx (et ses longs poils) Rusty sourit comme vieilli, secouant doucement sa tête au chat âgé de moins de lunes que lui:

— Je ne pense pas... J'ai bien essayé de tendre ma patte, mais...

Perché au bord de l'eau, il joignit la parole à l'action et tendit la patte au-dessus de la surface gelée pour la raser du bout de ses griffes, pivotant ses deux grandes oreilles vers l'arrière. C'est qu'elles étaient devenues longues, depuis... Trêves de distraction, il donna un coup dans l'eau, souleva une vague et deux ^plics en remontant sa patte sous ses yeux, en vain et vide de toute prise.

"Pêcher ?..." miaula-t-il doucement, hésitant. Il avait plein de raisons d'être effrayé - je lui avais fait peur, déjà, puis il était sur notre territoire, et même si je ne faisais pas vraiment peur moi-même, je savais que je mettais facilement des inconnus - et parfois des membres de mon propre Clan... - mal à l'aise, à force de parler calmement, tout le temps. Mais tant mieux, ce n'était pas chez lui, et mieux valait qu'il ne s'y sente pas trop le bienvenu, même s'il n'avait pas bien l'air agressif, loin de là. Maintenant que j'étais à une distance raisonnable du chat cannelle, je m'aperçus de sa maigreur. C'était sans doute un solitaire, avec une corpulence comme celle-ci. Mais si maigre dès le début de la saison des neiges, ce n'était une bonne nouvelle pour personne.

Voyant que j'attendais une réponse un peu plus fournie, le solitaire continua, avec un sourire : "Je ne pense pas... J'ai bien essayé de tendre ma patte, mais..." Il accompagna ses paroles d'un coup dans l'eau, la surface de la rivière s'agitant localement autour du point d'impact. Au moins, c'était clair : il ne savait pas s'y prendre. Mais en voyant sa maigreur dès le début de l'hiver... C'était un chat pour qui les repas ne devaient pas avoir été très fréquents, récemment. La rivière abritait bien assez de gibier pour un chat de plus. S'il savait pêcher, et qu'il le faisait en aval de notre territoire, nous ne verrions pas la différence, alors que ça l'aiderait à survivre plus confortablement.

Ma décision était prise. Je lui apprendrai. Mais pas ici, pas sur le territoire de mon Clan.

"Je vois..." miaulai-je en retour, avant de poursuivre, sur mon ton toujours aussi neutre : "Bon, déjà, sortons de mon territoire, veux-tu ? On descend la rivière, la limite n'est pas loin." Je ne lui laissai pas le temps de répondre, me dirigeant déjà vers la limite du territoire du Clan de la Rivière, longeant le cours d'eau qui nous donnait notre nom. "Mon nom est Brasier Glacial." lui lançai-je, sans m'embêter avec de quelconques manières. Nous avions déjà échangé quelques mots après tout, alors je me dis que ce serait aussi bien qu'il connaisse mon nom, si jamais le hasard nous réunissait à nouveau.

— Je vois... »

Il avait donné le loisir à l'autre chat de voir toute la pauvreté de sa technique, et en lui ayant tourné le dos pour l'exécuter, comme ça, sur l'eau, l'autre avait eu toutes les occasions pour l'attaquer ou le pousser en bas. Alors malgré son ton froid...

— « Bon, déjà, sortons de mon territoire, veux-tu ? On descend la rivière, la limite n'est pas loin.
— Je vous suis, répondit Rusty en hochant la tête, secouant sa patte en l'air pour enlever les gouttelettes d'eau gelée dessus tout en la remettant dans la neige pour se hisser maladroitement à quatre pattes, devant vite se rééquilibrer à l'aide d'un ou deux coups de sa queue en serpe.

L'autre chat prit les devants et Rusty lui emboîta le pas, la neige au coude, les oreilles abaissées pour éviter au vent froid de l'hiver d'y pénétrer. Il s'affaissa quelques fois mais rien de nécessaire à noter - en descendant la côte avec l'autre chat ils se rendirent en dehors du territoire, enfin, selon sa marque, puisque de toute manière il n'arrivait pas à sentir la délimitation.

— « Mon nom est Brasier Glacial.

C'était un nom qui lui allait bien. Puisqu'il s'agissait d'un chat de couleur plus vif que rouille il s'était attendu à un chat plus sanguin que lymphatique - ses camarades aussi sans doute, d'où son nom. Il était froid dans ses manières mais il n'était pas réellement "froid", un peu comme Trash qui était toujours en colère mais qui ne l'était jamais "vraiment"...

Si Brasier Glacial se passa de manières, l'abyssin en revanche abaissa légèrement sa tête et colla sa queue à son flanc en se présentant:

— Je m'appelle Rusty.

Mais son visage ne rayonnait pas d'un soleil d'été comme à son habitude et ses yeux cafardeux s'abaissèrent aussitôt qu'il eut l'impression de regarder trop longtemps l'autre chat. Il avait faim - un chat comme lui ne pouvait se nourrir exclusivement de déchets humains après avoir passé toute une vie sur les formules et les pâtés de gibier alors c'est sans préambule qu'il se coucha dans la neige, déjà essoufflé par leur petit bout de chemin, affaissant son menton dans la neige en tentant de relancer Brasier Glacial à côté.

— Et vous, Brasier Glacial... il eut un bruyant soupir, son corps fut secoué de tremblotements au froid qui lui prenait les coussinets.
Huff... Vous, vous savez pêcher? »

Spoiler:

Je m'arrêtai quelques dizaines de longueur de queue hors du territoire de mon Clan. Ici, c'était une zone qui ne nous appartenait pas, ni à aucun autre Clan, et s'il arrivait sans doute à quelques solitaires ou domestiques de s'y aventurer, ce ne semblait être le territoire de personne. Nous étions libres d'en profiter. Nous avions eu quelques difficultés vu l'épaisseur de la couche de neige qui recouvrait la forêt, mais pas de problèmes particuliers : l'autre félin m'avait suivi malgré quelques déséquilibres. Je dois bien avouer que moi-même, j'avais un peu de mal à tenir sur pattes alors qu'on ne pouvait pas voir le sol avant d'y poser la patte à travers la neige. Une fois arrêtés, ma présentation fut courte, mais il me rendit la pareil avec un peu plus de formalités, la tête légèrement abaissée.

"Je m'appelle Rusty", répondit-il simplement. J'appréciais la marque de respect, même si elle ne me semblait plus trop justifiée maintenant en territoire neutre, alors note à moi-même : prendre bien soin de le respecter autant. Ce n'était pas souvent que l'on tombait sur des solitaires avec des manières, par ici.

Néanmoins, le regarder dans les yeux me fit comprendre que sa maigreur apparente, ce n'était pas juste un petit manque de nourriture. Il semblait y avoir plus que ça : la faim se faisait sentir, et peut-être pas que sur le physique. Par ailleurs, au moment où je me faisais la réflexion, Rusty s'allongea dans la neige, reprenant sa respiration, la courte marche jusqu'ici l'ayant visiblement fatigué. Sympathique, ce solitaire, mais pas très solide en hiver... À l'écouter respirer et le voir un peu trembler de froid, j'eus même peur qu'il soit malade, qu'il ait attrapé un bon coup de froid ou je ne sais quoi d'autre de peu engageant. Mais bon, si ça avait été le cas, je ne sais pas s'il aurait été capable d'atteindre le territoire du Clan de la Rivière.

"Et vous, Brasier Glacial..." Une interruption, le temps de trembler de froid, et de respirer un bon coup. "...Vous, vous savez pêcher ?" Me faire vouvoyer, c'était toujours un peu étrange, alors je décidai de lui faire remarquer directement.

"Pas la peine d'être aussi formel avec moi, Rusty. Tu peux m'appeler par 'tu' - à moins que tu ne souhaites le contraire, bien sûr." Je lui fis la remarque un peu plus gentiment qu'avant la marche. Rusty me semblait assez diminué, et je dois bien admettre que je n'aimais pas particulièrement voir un chat en mauvaise santé, qu'il soit de mon Clan ou non. La faim, la maladie, tous ces problèmes, nous pouvons tous en être victime.

"Quant à ta question, oui, je sais pêcher. Le Clan de la Rivière tout entier sait pêcher, c'est quelque chose d'essentiel pour nous. Et par rapport à la question que tu n'as pas encore posée, oui, je compte t'apprendre." Sur ces mots, je m'approchai du cours d'eau, assez calme en cette journée d'hiver, et me positionnai bien au bord. Concentré, j'observai la surface de l'eau, miroir reflétant le ciel gris, envahi de nuages chargés de neige. Je ne sais pas combien de temps j'eus à attendre immobile - la pêche, c'était avant tout une épreuve de patience. Mais j'aperçus enfin une petite lumière inhabituelle dans l'eau. Sans hésiter, j'y plongeai la patte et la ressortis d'un geste vif. Un éclair argenté fusa à travers l'air, retombant au sol non loin de moi. Je m'en approchai pour l'achever d'un coup de dent, avant de l'apporter à Rusty. Je posai tranquillement la truite à côté du félin transi de froid.

"Mais d'abord, mange un peu. C'est pas dans cet état là que tu vas arriver à sortir ton premier poisson de l'eau." Certes, mon ton était toujours le même, ni sympathique ni agressif, mais j'espérais qu'il comprendrait le message : je n'allais pas laisser tomber un chat qui ne va pas très bien.

Spoiler: