Parce que pêcher c'est difficile -end

Être concentré sur mon monologue ne m'empêcha pas de remarquer les réactions de Rusty, qui ne restait pas de marbre face à la leçon. Même si l'intérêt qu'il me portait était évident - et je lui en étais reconnaissant, d'ailleurs -, d'autres mimiques semblaient surgir un peu de nulle part. Peut-être que ce n'était rien. Après tout, Rusty semblait être un solitaire un petit peu awkward au premier contact, ou au moins en surface. Une fois les points théoriques principaux de la pêche survolés, le solitaire se remémora rapidement l'un des conseils les plus importants : être vif. Puis, dans un accès de détermination, il s'avança au bord de la rivière et de ses eaux fraîches (vraiment très fraîches).

Une fois bien au bord du cours d'eau, Rusty essaya de se rendre le plus immobile possible, prêtant particulièrement attention au placement de sa queue, qui ne devait pas interférer avec la pêche. Il prenait cette affaire au sérieux, c'était une bonne nouvelle. Cependant, à vouloir bien faire on en fait parfois trop : si l'immobilité était une bonne chose, la raideur beaucoup moins. Or, je voyais d'ici les muscles du félin se contracter pour conserver son immobilité. Rusty respecta le reste des vérifications à effectuer, constatant qu'en effet, le soleil ne se montrait pas aujourd'hui. Puis il leva lentement sa patte, attentif, prêt à frapper.

La proie ne se fit pas attendre. Rusty frappa la surface de l'eau avec toute la rapidité qu'il avait, essayant d'en sortir le poisson tant désiré. Malheureusement, ce ne fut qu'un coup dans l'eau cette fois-ci. Sa patte en ressortit tout aussi vite qu'elle y était entrée, et vide (et un peu mouillée). L'échec sembla mettre Rusty dans un drôle d'état, sa queue s'agitant furieusement derrière lui alors qu'il se remit presque immédiatement en position de pêche. C'était à mon tour d'intervenir.

"Détends-toi, détends-toi ! Un échec, ce n'est pas grave. D'ailleurs, si ça peut aider, lors de ta première tentative, tu étais trop crispé, trop concentré sur ta volonté de rester bien immobile." Je m'avançai à côté de lui, essayant de montrer l'exemple au mieux, m'installant lentement sur le bord du cours d'eau. Concentré, j'atteins enfin un état d'immobilité satisfaisant, levant ma propre patte comme si j'allais tenter ma chance, moi aussi. "Être immobile ne nécessite pas que tous les muscles de ton corps soient tendus. Ton essai était rapide, c'est vrai. Mais en relâchant une partie de la tension dans ton corps, alors tu vas gagner en concentration, et sans doute en précision." Je relâchai la position et me tournai vers Rusty, fixant ses yeux bleu-verts pour essayer de capter à nouveau toute son attention. "Essaie une deuxième fois, veux-tu ? Moins tendu cette fois-ci - sans pour autant perdre en tonicité. Et une chose de plus : c'est en ratant qu'on apprend, d'accord ? Hmm ?"

Je restai face au solitaire, le fixant quelques secondes de plus d'un regard bienveillant (le plus dont j'étais capable), puis me plaçai à nouveau en retrait. Qui sait, ce deuxième essai serait peut-être une réussite ? De toute façon, Rusty aurait toute une vie pour améliorer sa technique. La rivière ne risquait pas de s'évaporer du jour au lendemain.

Sa patte ressortit de la rivière aussi vite qu'elle y était entrée, et vide (et un peu mouillée) et Rusty la secoua, tandis que son professeur, à côté, notait sa (piètre) performance.

— « Détends-toi, détends-toi !

Mais il! Mais je! Mais Rusty ne dit rien et se contenta d'applatir ses oreilles sur sa tête en tournant les yeux - et puis zut, et toute la tête vers Monsieur Brasier, qui s'était avancé vers lui. Rusty agitait sa queue et piaillait sans les mots, pas besoin d'en avoir pour deviner toute la frustration qu'il avait ressentie en manquant son repas.

— Un échec, ce n'est pas grave. D'ailleurs, si ça peut aider, lors de ta première tentative, tu étais trop crispé, trop concentré sur ta volonté de rester bien immobile.

Être immobile ne nécessite pas que tous les muscles de ton corps soient tendus. Ton essai était rapide, c'est vrai. Mais en relâchant une partie de la tension dans ton corps, alors tu vas gagner en concentration, et sans doute en précision.

Alors ce n'était pas seulement une question de rapidité ou de concentration, il y avait une finesse, dans l'art de la pêche, que Rusty n'avait pas. Il cessa de piailler en serrant un peu fort les mâchoires, comme pour refouler le reste des protestations dans sa gorge. Et il déglutit, et il ferma les yeux, et il retint un grommellement. Allez, quoi, Monsieur Brasier avait raison...

— Essaie une deuxième fois, veux-tu ? Moins tendu cette fois-ci - sans pour autant perdre en tonicité. Et une chose de plus : c'est en ratant qu'on apprend, d'accord ? Hmm ?

En rouvrant les yeux, Rusty lui sourit, un peu embarrassé de son comportement qui lui échappait, hochant doucement la tête répondre à cet air bienveillant.

— « ...L'habitude devient une aptitude, il dit en réponse, recourbant poliment sa queue contre sa patte et sa cuisse histoire de ne plus avoir à penser à l'immobiliser derrière lui.

C'était un peu comme chasser des bâtons-pointeurs. Au lieu de mettre le nez au bout en forme de balle, il fallait l'attraper avec la patte, mais le principe était le même. Il lui avait toujours fallu anticiper la direction du bâton, et on n'anticipait pas en se crispant. Il fallait qu'il se concentre, oui, et qu'il soit rapide, bien sûr, et il ne devait pas être trop souple, sans quoi le poisson-pointeur partirait avec sa patte (un mouvement dans l'eau attira son attention), mais il ne lui fallait pas être trop rigide non plus sans quoi tout ce qu'il ferait serait de griffer le poisson sans s'y agripper. Il y avait un entre-deux, un comme qui dirait sweetspot que connaissaient les pêcheurs que Rusty n'aurait d'autre choix que d'apprendre à mesure de tests et d'échecs.

Il se positionna pour pêcher, prenant une grande inspiration, mettant la patte en joue et sortant les griffes, et le bout de sa queue en serpe se mit à trembler contre sa fourrure.

Pas de poisson.

Pas de poisson.

...Pas de poisson.

Il attendit longtemps mais toujours pas de poisson, et il perdit un peu de courage - peut-être que le dernier poisson qui était passé, pendant qu'ils discutaient, serait le dernier d'aujourd'hui. Sa patte s'affaissa, son poil aussi et il posa le menton dans la neige en soufflant sur la poudre un autre soupir:

— Vous croyez qu'il y en aura d'autres?...

Rusty sembla retrouver son calme, m'offrant un sourire un peu gêné. Après un court silence, il prononça enfin quelques mots, comme une sorte de mantra : "... L'habitude devient une aptitude." Je ne pouvais pas être plus en accord. À la chasse, l'entraînement prime sur le talent. Peu importe à quel point on est discret ou vif par nature : bien sûr, ça aide un peu, mais c'est avec la pratique que la réussite vient.

L'abyssin se prépara à nouveau, avec une détermination renouvelée. Je me replaçai à nouveau en retrait afin de ne pas le gêner dans son mouvement. Il tint la position quelques secondes. Puis quelques secondes de plus. Et encore un peu plus. Je fus surpris de sa ténacité, remarquable pour un débutant. Mais le manque de poisson dans le cours d'eau eut finalement raison de sa patience, et le mâle couleur cannelle s'effondra lentement dans la neige, son soupir produisant quelques jolis tourbillons de neige poudreuse dans les airs. Apparemment abattu, il me demanda, toujours avec le même excès de politesse : "Vous croyez qu'il y en aura d'autres ?...".

Amusé, je souris à nouveau. "Mais bien sûr qu'il y en aura d'autres. Ne te décourage pas !" Je me rapprochai à nouveau du bord de l'eau, observant silencieusement l'eau s'écouler. En tout cas, Rusty avait raison : pas de poisson dans les parages. En même temps, ce ne serait pas intéressant si c'était si facile...

"En tout cas, je pense qu'avec ceci, tu as compris la dernière chose essentielle à la pêche : c'est une épreuve d'attention, de rapidité et de précision, mais aussi de patience. Et c'est bien souvent ce dernier élément que les apprentis ont le plus de mal à assimiler, par ici."

Je me tournai vers Rusty, qui avait toujours la mine défaite. Je ne pouvais que le plaindre. Un échec, ce n'est pas toujours facile à avaler, alors trois ! Mais enfin, c'est aussi comme ça qu'on apprend. Je réalisai soudain que cela faisait déjà un certain temps que cette leçon impromptue durait. J'entendais cette petite voix dans ma tête, qui me disait va faire ton devoir pour le clan ! et je ne pouvais pas la contredire plus longtemps. Il était temps pour moi de retourner à la maison, somme toute. Je perdis un peu de mon sourire, mon humeur neutre usuelle revenant peu à peu.

"Bon, c'est à peu près tout le temps que je peux te donner aujourd'hui. Le reste des astuces, il va falloir que tu les découvres toi-même, mais je suis sûr que tu en es capable.

Après un dernier coup d'oeil, je commençai à m'éloigner de Rusty, prenant le sens inverse du chemin emprunté à l'aller pour retourner sur mes territoires. Après quelques pas, une dernière chose me vint à l'esprit. Je lançai à Rusty, par dessus mon épaule : "Et fais bien attention à la limite du territoire, d'accord ? Je n'aime pas me battre avec mes amis." Sur ce, je poursuivis mon chemin, sans plus me retourner. Peut-être reverrai-je le solitaire un jour ; et si c'était le cas, alors j'espérais que ce soit en aussi bons termes qu'aujourd'hui.

— « Mais bien sûr qu'il y en aura d'autres. Ne te décourage pas !

Plus facile à dire qu'à faire, mais même avachi dans la neige, Rusty eut un tout petit sourire, sentant un réchaud irradier depuis sa poitrine face à tout cet encouragement. Il envoya un regard en coin à son nouvel ami qui se faisait tout aussi chaleureux que lui:

— En tout cas, je pense qu'avec ceci, tu as compris la dernière chose essentielle à la pêche : c'est une épreuve d'attention, de rapidité et de précision, mais aussi de patience.

Le courant dans l'eau faisait une fois de plus ondoyer la surface, mais pas de soleil pour voir au travers. Rusty lançait un nouveau regard à son cours en repensant à ce qu'il avait appris aujourd'hui. Dans les yeux de ses pensées il revoyait Brasier Glacial jabber l'eau si vite qu'il avait réussi à sortir un poisson. Et il se rappelait le poisson (difficile de l'oublier, il était à une longueur de moustaches de lui, les arrêtes en l'air!) et il se rappelait son goût, et sa frustration revint en agitant la queue contre son corps car il aurait aimé pouvoir se remplir la panse à nouveau.

— Et c'est bien souvent ce dernier élément que les apprentis ont le plus de mal à assimiler, par ici.
— Ahha, et je comprends pourquoi...! répondit Rusty avec un petit rire fatigué, consentant à se redresser sur ses pattes non sans avoir couché ses grandes oreilles de chaque côté de sa tête.

Il suivit des yeux le cours de la rivière à l'envers - il se dit que les poissons descendaient bien de quelque part, non? Peut-etre, et bien qu'il avait envie de le découvrir il craignait de mettre la patte sur le territoire du Clan de Brasier Glacial et de la chatte toute gonflée. Son professeur de pêche devait rentrer, et Rusty le savait, et lui-même se demandait si Trash avait une idée d'où il était allé ce jour-là. Dire qu'il rentrait les pattes vides...

— « Bon, c'est à peu près tout le temps que je peux te donner aujourd'hui. Le reste des astuces, il va falloir que tu les découvres toi-même, mais je suis sûr que tu en es capable.
— O-oh!... un soupir, et sa tête s'abaissa un peu lorsque son nouvel ami lui tourna le dos, sur le pas de partir.

Mais il ne partit pas complètement, aussi lorsqu'il lui lança un regard par-dessus son épaule l'abyssin se redressa aussitôt en se renouvelant d'un sourire reconnaissant, écartant même sa queue de son corps pour la monter au-dessus de sa croupe dans un exemple de bonne foi.

— « Et fais bien attention à la limite du territoire, d'accord ? Je n'aime pas me battre avec mes amis.
— Ne vous en faites pas, Monsieur Brasier! Ça ne risque pas d'arriver avec moi, je vous le jure. »

Et il le regarda partir, et il se sentit devenir comme plus petit, car plus la distance s'agrandissait plus il avait l'impression qu'il y avait de neige autour de lui et plus il avait l'impression qu'elle serait haute à monter, et longue à rebrousser chemin dedans, et avant de se sentir trébucher et la dévaler et voir la neige se rougir sous ses pattes (non non nON) un pépiement lui sortit de la bouche:

— « M-...!

En petite boule de poils canelle:
— Merci pour tout...! »

Il baissa les yeux sur la rivière. Monsieur Brasier avait raison, la pêche, c'était une question de patience. Bien sûr qu'il aurait d'autres chances! Mais peut-être demain.

C'était difficile d'écarter la déception liée à son échec et l'oppression d'être tout seul mais Rusty s'emmitoufla dans le sentiment qu'en plus d'avoir appris une nouvelle capacité, il avait aussi rencontré un nouvel ami, et du même Clan duquel venait la chatte toute gonflée qui l'avait aidé, lui et la Frimousse, à trouver des "baies de sureau" à contre-coeur. Il prit une grande inspiration ; lâcha une grande expiration, et se rendit compte que la neige n'avait rougeoyé qu'à cause du soleil qui était sorti des nuages, dorant les courbes des congères en lui rappelant la venue du soir. Le soir - c'était le temps de rentrer, lui disait son horloge interne, mais Rusty prit quelques minutes à se resaisir.

... À force d'être immobile il sentit le froid lui prendre aux pattes et il dut se remettre en mouvement, et si le guerrier était parti sans un autre regard derrière Rusty en lança plusieurs, juste au cas où il se retourne, juste au cas où il voit dans l'eau le mouvement d'un poisson.

La patience, la tonicité, la précision, la concentration, la rapidité, et "c'est en ratant qu'on apprend"... Dépouillés de leurs griffes et leur Code, les chats de Clans n'étaient pas si différents de lui (ou de Trash) au final... Ils voulaient tous survivre.

HRP: