Sorbet au poivre (avec Nuage de Crépuscule) - end

Spoiler:

Un des jumeaux de Boule de Poivre avait été emporté par l'hiver, une ou deux semaines avant ce jour-là. Rien là-dedans n'affectait énormément le petit, qui n'était pas encore assez mature pour comprendre ce qu'il avait perdu et dont la mémoire laissait encore à désirer. Déjà, il l'oubliait, son frère malade, et il était fort probable qu'adulte, il ne conserve de lui aucun souvenir. Mais pourtant, il y avait dans cette mort quelque chose d'inquiétant. Tous les membres de la portée de Boule de Poivre étaient chétifs, bien trop maigres, bien trop petits, bien trop affamés. Leur mère les avait assez mal nourris, et ils étaient vraiment de bien petites choses dans la saison froide qui s'annonçait. De bien petites choses qui se disputaient chaque morceau de proie qu'on leur offrait et dont la mère partait chasser de plus en plus souvent. Comme si elle se moquait bien de ce qui pourrait leur arriver.

Était-ce normal, qu'ils restent sans elle aussi longtemps, lorsqu'il faisait froid ? Boule de Poivre pour sa part, n'en savait rien du tout, mais il attendait toujours qu'on vienne lui offrir un peu de chaleur avec la même férocité. Il ignorait probablement à quel point le froid était dangereux pour lui, mais il sentait bien que la chaleur était quelque chose de bon, quelque chose qui lui était indispensable et qui valait bien toutes les bagarres de chatons du monde.

Voilà pourquoi il ne laissait jamais Crépule passer son chemin, lorsqu'il l'apercevait dans le dehors glacé.

" Eh ! " l'appelait-il, une fois encore. " Tu m'as pas oublié je sais ! Fais pas semblant ! "

Souvent, c'était comme ça qu'il l'accueillait. Sur le ton du reproche légèrement indigné des chatons qui refusaient qu'on se paye leur tête. Mais il savait quand même que Crépule ne se moquait pas tout à fait de lui. Qu'elle prenait à chaque fois le temps de lui dire bonjour, et souvent même de le laisser se réchauffer contre ses pattes, ou sous son ventre douillet. Et il ne tardait jamais à se faire bien moins sévère et beaucoup plus affectueux, une fois qu'elle était vraiment là. A lui demander de lui raconter des histoires, et à la complimenter comme il avait une façon bien à lui de le faire.

Cette fois-ci, il crut que sa Crépule ne l'avait pas entendu. Impossible ! se serrait le petit cœur du chaton qui était incapable d'imaginer qu'il arrivait sans doute souvent à son amie de passer pendant qu'il faisait la sieste. Il se redressa et se précipita jusqu'à la sortie de la pouponnière, en se dandinant comme le faisaient les chatons comme lui qui avaient encore de toutes petites pattes pas bien solides. Dehors, tout était éblouissant. De ce manteau de neige épais qui recouvrait le camp jusqu'au ciel incroyablement clair qui le surplombait, en passant par un vent léger mais extrêmement froid qui se faufilait entre les quelques refuges du camp. La nature toute entière semblait supplier ce petit chaton de fermer les yeux et de rentrer dormir bien au chaud.

Mais lui, il n'était pas de ceux qui abandonnaient immédiatement. La silhouette de Crépule était visible, non loin, et il se précipita en piaillant dans sa direction, ce qui était bien technique car à chaque pas, le petit s'enfonçait de moitié dans la neige. " Eh ! " l'appelait-il. Pas de réaction, alors il se rapprochait, pour recommencer à piailler, un peu plus énervé : " Eh ! Oh ! "

Il devinait que l'apprentie, immobile devant lui, se payait sa tête. Mais ne pouvait s'empêcher de mordre à l'hameçon. Sans un mot de plus, il s'approcha d'elle. Silencieusement comme il pouvait, mais assez bruyamment en fait, car il déplaçait beaucoup de neige en avançant. Lorsqu'il fut assez prêt, l'apprentie lui tournait encore le dos. Elle en faisait exprès elle en faisait exprès ! C'était sûr !

Il décida donc d'y bondir, sur son dos. Et alors qu'il y tenait tant bien que mal avec ses pattes toutes gelées, il approchait sa tête des oreilles de l'apprentie pour les mordiller gentiment. " T'avais qu'à me répondre ! " gazouilla ensuite Boule de Poivre, satisfait de son coup, avant de descendre de là pour revenir par terre.

Mais il faisait froid par terre. Et surtout... Il venait de s'enfoncer dans un drôle de trou. Seule une oreille dépassait encore de la neige !

" Haaaa haaa haaa haaaa ! C'est-froid-c'est-froid-c'est-froid-c'est-froid ! " gémit le chaton, qui ne comprenait pas encore qu'il était probablement tombé dans un piège.

Nuage de Crépuscule rentrait de patrouille, avec des courageux guerriers, qui avait affronté le froid glacial. Loin de la décourager, la neige ne multipliait que sa bonne humeur, et n'hésitait pas à donner des coups de patte dans la surface blanchâtre pour arroser les félins qui paraissaient aptes à jouer. Malgré leurs constants grognements, elle sentait leur amusement, et cela ne la rendait que plus heureuse d'être en hiver. Ils avaient tenté de chasser, mais la saison était difficile, et ils rentrèrent les pattes vides, crevés, absolument crevés et frigorifiés, mais joyeux. Elle trottinait avec difficulté, et manqua chuter plusieurs fois dans des trous cachés.

Elle salua ses compagnons de patrouille d'un grand sourire, puis se dirigea vers la tanière des apprentis, pour dormir un peu, avant d'aller dans la pouponnière. Allait-elle voir son frère ou Boule de Poivre ? Qu'importe, elle appréciait autant les deux, et leurs comportements n'étaient pas si différents. Grognons à leurs heures perdues, ils pouvaient tout de même être adorables, et jouer avec elle quand ils ne dormaient pas. Parce qu'ils dormaient énormément. Seulement, l'un d'eux était plutôt douillet, enfin, il ne souffrait pas : Patte d'Ortie. A l'inverse, Pelage de Nuit ne semblait pas être une excellente mère pour ses petits, qui mourraient rapidement. Le seul survivant était celui qu'elle préférait, mais il était tout maigrichon sous son pelage ras, et cela l'inquiétait, malgré qu'elle ne le montre pas. Et dans ses tristes réflexions, elle ne l'entendit pas qui s'écriait au loin, l'appelant de ses maigres forces.

Puis ses oreilles se tournèrent dans la direction d'un halètement profond, presque un râle de souffrance. Elle se tourna et vit Boule de Poivre qui se précipitait vers elle, avec sa détermination habituelle. Elle ronronna, heureuse de voir le chaton. Il réussissait toujours à lui rendre le sourire, même lorsque ses émotions n'étaient pas au beau fixe, ce qui était rare. Même quand il dormait, il en imposait dans la pouponnière, alors qu'il était minuscule.

Parfois elle tentait de le réchauffer de quelques léchouilles, quand la mère du petit n'était pas dans les parages, voire se couchait à ses côtés, sans qu'il ne s'en rende compte. Elle n'arrêtait pas de lui rendre la vie plus facile, ou moins rude en tout cas, sans qu'il ne le sache. C'était un peu grâce à elle qu'il résistait à la saison froide, à son insu. Rien que de le voir la récompensait de ses bonnes actions muettes. Il commença à l'apostropher, et quelques chats se retournèrent pour voir ce qui se passait. Elle leur lança un clin d'œil, et ils rirent avant de retourner discuter. Elle rigola à son tour de voir l'ascension du noiraud, bien qu'elle connaisse les représailles. Il détestait qu'on se moque de lui, et se vengeait régulièrement.

Il lui tourna le dos, et la contourna. Il devait sûrement se croire discret, mais elle devinait tous ses mouvements. Puis, comme elle s'y attendait, il lui sauta dessus, et attrapa ses oreilles de ses minuscules crocs. Elle frissonna en sentant la froideur des coussinets du chaton, tandis qu'il descendit en riant :
" T'avais qu'à me répondre ! "

Nuage de Crépuscule secoua la tête, en riant. Puis, elle le regarda gambader dans la neige pour éviter de rester trop longtemps les pattes dans la neige sans manger. Et, à son grand effroi, la boule de poils disparut, jusqu'à qu'une seule oreille indique qu'il se trouve là. Le cœur de la rouquine bondit dans son poitrail, et elle se précipita vers lui, en lui jetant par la même occasion une gerbe de neige, déjà qu'il était bien enveloppé de surface.
" Haaaa haaa haaa haaaa ! C'est-froid-c'est-froid-c'est-froid-c'est-froid ! "

L'apprentie n'hésita pas un instant en enfonçant sa tête dans la poudreuse, pour l'attraper au niveau du cou. Elle le tira violemment après quelques secondes de tâtonnement, sans doute en lui fourrant le museau dans les yeux. Boule de Poivre revint à la surface, tout simplement blanc et frigorifié. Elle hoqueta de frayeur, et le tira rapidement dans la tanière des apprentis. Il n'avait peut-être pas le droit d'y être, peut-être que si, mais tout ce qu'elle savait, c'était qu'il était gelé, donc en danger. Sa malnutrition et l'hiver n'arrangeaient rien.

Elle était heureusement presque vide, à l'exception d'une apprentie qui dormait. Aussitôt, elle resta à l'entrée, et le protégea de la brise. De quelques coups de langue vigoureux, elle enleva la dose de neige, et se colla au chaton en silence deux ou trois minutes :
"Ca va mieux ? On peut retourner jouer ? A moins que t'aies peur de retomber dans un trou ?"

Nuage de Crépuscule essayait de réanimer le petit en le défiant. Malgré lui, son esprit de compétition était bien trop important, bien plus important que la santé.

Spoiler:

Il s'agitait d'une façon très désorganisée pour se sortir du piège naturel dans lequel il s'était fourré, mais cela semblait vain. Fort heureusement, puisque Crépule n'était pas loin, elle put facilement le tirer pour le déposer à la surface ! La neige glacée s'était collée à son poil et l'avait refroidi partout à la fois. Il n'aimait pas ça du tout et essayait de se secouer tandis que la rouquine le posait dans la tanière des apprentis pour le nettoyer et l'entourer de sa bienveillante présence.

Il passa un instant, silencieux, à se laisser bichonner en ronronnant très doucement. C'était comme si son sang se remettait enfin à circuler partout dans son corps. De nouveau, le monde était chaud, douillet, et sentait bon. Boule de Poivre n'était pas un chaton qui restait en place bien longtemps, mais comme tous les autres, bien sûr, il lui fallait du chaud après du froid, le jour après la nuit, la force après la fatigue, et un certain réconfort après l'effort.

" Ça va mieux ? On peut retourner jouer ? A moins que t'aies peur de retomber dans un trou ? " le titilla la rouquine, qui savait pertinemment qu'il n'admettrait jamais avoir peur de quelque chose en sa présence.

Son regard, en réponse, se voulut sévère. Moins parce que ce défi le vexait que parce qu'il voulait cacher ce petit pincement au cœur qu'il ressentait à l'idée, précisément, de partir encore affronter ce froid qui était un ennemi redoutable. " J'ai pas eu peur. " se contenta-t-il de ronchonner, le museau en l'air comme si ça le rendait plus grand. Et il décida, pour le prouver, de sortir le premier. Non sans une très rapide vérification en arrière. Hors-de-question que Crépule ne le suive pas !

Cette neige collante et froide, il s'y aventurait sans tellement savoir ce qu'il allait y faire. Elle retenait tellement son attention qu'il avait l'impression de ne plus savoir où il était et de ne plus rien reconnaître autour de lui. Sauf Crépule, bien entendu. Et ce fut lorsqu'il se mit à la pousser avec son museau plutôt qu'avec ses pattes qu'il comprit qu'il y avait bien quelque chose à faire.

" Tiens regarde ! " lança-t-il à la grande en désignant de la tête la minuscule boule de neige qu'il avait formée.

" Tu vois le caillou ? Et ben... " il s'en approcha, et se demanda un instant ce qu'il en ferait. Le manger ? Il n'était pas sûr que ce soit bon, et puis, ça lui semblait si froid... Non. Il extirpa plutôt une de ses pattes de la neige du sol pour l'abattre brutalement sur sa boule de neige, qui se sépara en plusieurs morceaux.

" Un petit coup de patte de rien du tout et je le casse. " Il se retournait avec un grand sourire. " J'suis sûr même mon papa il sait pas casser des cailloux comme moi. Même toi tu peux pas ! "

Il avait bien froid aux pattes, mais certainement pas aux yeux. De l'intérieur, il était même tout radieux. Boule de Poivre aimait bien trouver une bonne raison pour faire l'intéressant.

Boule de Poivre la fixa aussitôt avec un des regards qu'elle qualifiait de redoutable, chez lui. Bien qu'il était totalement ridicule en réalité, c'était l'un des plus effrayants qu'elle avait vu chez lui, et se contentait juste d'ouvrir de grands yeux en tentant de ne pas rire. Il ne s'énerverait que davantage, et bouderait. Or, même s'il était amusant de le voir monter sur ses grands chevaux, Nuage de Crépuscule le préférait convivial, malgré son caractère assez fort. Il se leva aussitôt, et, surprise !, ronchonna une fois de plus. Comme c'était étonnant, songea-t-elle, ironique :
" J'ai pas eu peur. "

Sans qu'elle n'ait le temps de rétorquer, le chaton s'élança dans la neige, et bien que la rouquine sente sa crispation, il s'y aventura. Elle imagina fort bien toutes les grimaces qu'il pouvait faire, dès qu'il était contrarié ou qu'il avait peur de quelque chose. Surtout depuis qu'il s'était enfoncé dedans au maximum. Elle resta juste à l'entrée de la tanière des apprentis, tandis qu'il levait exagérément les pattes pour toucher le moins possible la couverture blanchâtre qui recouvrait tout le paysage. Les yeux rieurs, elle ne se lassait pas du spectacle qu'il lui offrait, à fourrer son museau dedans. Il forma une boule qui avait une forme assez particulière, et la regarda, fier comme un paon :
" Tiens regarde ! Tu vois le caillou ? Et ben… "

L'apprentie attendit, intriguée. Elle tendit le cou, mais pas de manière exagérée, pour qu'il croit l'avoir dans sa poche. Elle se doutait qu'il ferait encore une idiotie que lui seul était capable d'imaginer, mais qu'allait-t-il faire avec de la neige ? Elle barra rapidement l'idée qu'il la mange, vu à quel point il avait été dégoûté de tomber dedans. Le noiraud abattit alors violemment sa patte sur la neige, qui s'écrasa par terre sans donner la moindre résistance. Ce qui était logique, en même temps. Elle leva les yeux au ciel, attendant une réflexion du petit, qui se vanterait sans doute.
" Un petit coup de patte de rien du tout et je le casse. J'suis sûr même mon papa il sait pas casser des cailloux comme moi. Même toi tu peux pas ! " s'exclama-t-il, tout sourire.

La femelle se demanda quelle attitude prendre. Soit le féliciter en en faisant des tonnes, soit carrément casser son délire. Et la réponse lui vint immédiatement. Toute mielleuse, elle s'approcha de Boule de Poivre, et d'un coup de patte bien placé lui enfonça la tête dans la neige. Elle aurait bien voulu le faire entièrement tomber, mais craignait que cela le faiblisse plus qu'il ne l'était déjà. La rouquine aurait souhaité discuter de ses frères et sœurs ainsi que du presque abandon de Pelage de Nuit. Mais elle supposait qu'il se renfermerait sur lui-même. Elle lui donna un joyeux coup de langue sur la tête pour le réconforter, et lâcha en riant :
"C'est vrai que tu es si extraordinaire que tu ne t'attends jamais à ce que je te fasse une crasse !"

Doucement, elle créa aussi une boule de neige, grosse, très grosse, avec la plus grande concentration dont elle était capable. Elle appela le chaton d'un coup de queue et lui indiqua son œuvre. Elle reprit alors, toute heureuse :
"Vas-y, elle est pour toi, cette boule de neige. Ecrase là !"

Il n'y avait aucun piège, normalement il devrait réussir à la casser. Sauf s'il n'était pas doué.

Bien jeune encore, Boule de Poivre peinait à situer la frontière entre l'ironie piquante et la sincérité douce. Particulièrement avec Nuage de Crépuscule. Il fallait toujours qu'il se méfie, mais se méfier, ce n'était pas toujours agréable, et en particulier lorsqu'elle s'approchait, caressante comme cette fois-là. Impossible pour un petit paon qui faisait la roue de penser qu'on essaierait de le faire revenir à la dure réalité.

Il fermait à moitié les yeux, et un petit ronronnement satisfait se fit entendre à l'approche de l'apprentie qui semblait convenir exactement à tout ce qu'il espérait. C'était comme une réconciliation. Mais pof, un coup sournois étouffa ce petit rêve et manqua de peu d'étouffer le chaton qui n'avait pas l'habitude de manger de la neige. Sa truffe seule fut rafraîchie, mais cela l'aida peut-être à comprendre que tout n'était pas fini. Point de trêve, la guerre reprenait !

Résolu à prendre sa revanche, Boule de Poivre, le chaton le plus rancunier du monde, imaginait déjà mille coups bas possibles au moment où la pression de la patte de son amie lui libérait la tête, et il ne tarda pas à la sortir de la neige vivement, la queue redressée et le dos courbée. Tout colère. Mais sa colère ne lui fit pas esquiver la léchouille affectueuse de son amie. Au cas où il lui viendrait l'idée d'avoir la tête froide. Mais certainement pas, certainement pas !

" C'est vrai que tu es si extraordinaire que tu ne t'attends jamais à ce que je te fasse une crasse ! "

Il songeait à mille façon de reprendre le dessus, et restait, vaguement menaçant, comme on pouvait l'être à trois lunes, en train de la défier en attendant que soit servi ce plat qui, sans être de la neige, se mangeait malgré tout froid. Impossible, néanmoins, de bondir sur l'apprentie qui se déplaçait dans tout ce blanc avec une facilité déconcertante et qui ne tarda pas à former, sans qu'il comprenne comment, un bien gros caillou de neige.

" Vas-y, elle est pour toi, cette boule de neige. Ecrase là ! "

C'était un autre défi. Ou ça devait l'être. Mais s'il rentrait dans ce jeu-là, pourrait-il vraiment faire comprendre à Crépule qu'on ne se moquait pas de lui impunément ? Non. Il eut une idée plus rigolote. Et ça se devina tout de suite, car il arrêtait de faire le dur et s'approchait au contraire de la boule de neige d'un air beaucoup trop innocent. Sa joie de vivre était revenue, mais c'était difficile de ne pas voir venir une sorte de sournoiserie.

" Attends plutôt, regarde ! " gazouilla l'affreux morbac.

Et il entreprit, avec ses griffes qu'il apprenait encore à sortir quand il le voulait, de graver dans cette boule de neige quelque chose qui devait s'efforcer de ressembler à des yeux de chat. Il eut toutes les peines du monde à s'exécuter, et ses yeux, au final, ressemblaient plus à des traits qu'à des yeux authentiques, mais il estima au bout d'une vingtaine de seconde que ça suffisait, et s'attaqua aux oreilles, pour faire de sa boule une véritable tête de chat.

Malheureusement, lorsqu'il essayait de mettre au sommet de la boule mais sur le côté un peu de neige pour former des oreilles pointues, ou bien la neige tombait, ou bien elle se collait à la boule pour lui donner une forme carrée. Ce jeu l'agaça vite et il finit, en essayant de transformer son coin de tête carré en oreille, par casser tout à fait la boule de neige de Crépule.

" Mais il est pas solide ton caillou ! J'en ai même pas fait exprès !!! " s'écarquilla le chaton qui avait du mal à comprendre qu'une boule plus grosse n'était pas forcément plus solide pour autant. " J'aurais voulu faire ta tête mais... " je l'aurais faite en plus moche... " Mais ça tient pas. "

L'obstination de Boule de Poivre était peut-être la seule de ses propriétés qui pouvait venir à bout de sa rancune. A un tel point d'ailleurs que petit à petit, son désir de prendre une revanche sur Crépuscule s'effaçait, remplacé par son envie réelle de passer sa colère sur cette neige inutile qui ne se laissait même pas transformer en tête de chat.

Un sourire qui attira l'attention de la rouquine permit au chaton d'avoir pour lui seul. Elle ouvrit de grands yeux, alors qu'il chantonnait presque, et se dirigeait vers la boule de neige qui attirait tant de convoitises. Il fit de grands mouvements en la touchant, et elle se demanda réellement s'il ne devenait pas fou. Il aurait pu devenir le chef d'orchestre de la chorale des anciens, supposa-t-elle en remuant les moustaches, amusée. Si ses gestes semblaient minutieux, elle ne comprit absolument pas ce qu'il tentait de reproduire. Avec sa douceur naturelle, il l'aurait assommé du premier coup s'il souhaitait la prendre comme un réel adversaire. Dans tous les cas, il la ferait rire, puisqu'il multipliait les actions amusantes pour espérer la faire rigoler. Et Nuage de Crépuscule était bon public. Très bon public. Trop des fois …

L'affreux chaton, après avoir passé un certain temps à préparer sa surprise, récupéra de la neige au sol, et tenta d'en déposer sur le dessus de la boule. Qui s'effondra instantanément, trop manipulée et pas assez solide. Boule de Poivre se décomposa, et ses yeux jaunes si pénétrants s'écarquillèrent exagérément, son regard passant du tas de neige à la rouquine. Qui tentait de comprendre quel avait été son objectif et la cause de ce désastre. La seule chose qu'elle savait était qu'il allait encore grogner, mais pas de sa faute cette fois !
" Mais il est pas solide ton caillou ! J'en ai même pas fait exprès !!! Mais ça tient pas. "

Son désarroi attendrait l'apprentie, qui le regarda avec amour. Il était chou, malgré son caractère trop tempêtueux ! Surtout que c'était pour elle qu'il avait cassé sa boule de neige. Enfin, la minutie n'était pas son truc non plus, du coup. Comme elle. Ils se ressemblaient en plusieurs points finalement. Etre borné à s'en attirer des ennuis. Surtout ça. Elle se mit à rêver quelques instants … Elle adorerait être son mentor, les entraînements pourraient passer à une vitesse phénoménale, comme les moments qu'elle passait tout simplement avec lui. Et s'il n'était pas le plus simple des chatons, elle commençait à le connaître et savoir comment se comporter avec lui. Et Nuage de Crépuscule supposait que le noiraud l'appréciait autant qu'elle l'appréciait, voire plus.

Mais elle n'était qu'une apprentie de neuf lunes, et Etoile Tropicale prendrait sûrement quelqu'un de plus compétent. Si seulement elle se permettrait de lui adresser la parole, sans être intimidée par son regard hautain. Et sa xénophobie la perturbait. Si il savait qu'elle avait discuté avec Nuage Roux, qui avait traversé l'asphalte pour la sauver de la mort … Elle serait traitée comme traitresse …

La jeune femelle secoua la tête, et se força à sourire. Boule de Poivre était-il xénophobe ? Ce n'était peut-être pas le temps ni le moment, mais elle ne put se retenir, et l'interrogea doucement :
"Poivre … Est-ce que tu sais ce que c'est la xénophobie ? Le fait de ne pas aimer les inconnus. Tu penses être comme ça, toi ?"

Si seulement il pouvait la suivre dans sa curiosité envers les autres. Dans le clan, ils ne devaient être que deux ou trois sur la trentaine de membres venteux. C'était une forte minorité, et à moins d'exemples, les troupes ne se rendraient pas compte qu'il fallait tous les jeter dans le même panier. Mais, même si le problème se tournait et se retournait, il n'y avait pas de solution. Et puis, un chaton ne s'intéresserait pas à ça. Elle se redressa, et bougea les oreilles, puis balaya les alentours du regard :
"Enfin, bref, je sais pas pourquoi j'ai parlé de ça ! Tu ne veux pas inviter de copains à jouer avec nous ?"

Puisque son caillou était cassé, le mioche essaya d'en faire un nouveau, encore plus gros, donc normalement encore plus solide, que celui que Crépule lui avait donné. Il ne renonçait pas facilement, lorsqu'il avait quelque chose en tête. Mais faire un énorme caillou à peu près rond, c'était, il s'en rendit vite compte, aussi technique qu'embêtant. Il ne trouvait pas la même méthode et finissait systématiquement par pousser, sans le rouler, son caillou qui devenait un tas informe. La langue tirée comme pour faciliter ce travail de haute précision, Boule de Poivre ne s'arrêta pas tandis que Crépule lui lançait :

" Poivre … Est-ce que tu sais ce que c'est la xénophobie ? Le fait de ne pas aimer les inconnus. Tu penses être comme ça, toi ?
- Hein ? " lança-t-il d'un air spectaculairement ahuri par ce mot bizarre qu'il n'avait encore jamais entendu, en se détachant de son tas de neige qui était tout moche. Comme la rouquine avait l'air songeuse et qu'il n'y avait pas de mauvais prétextes, il se rapprocha un peu d'elle pour raviver son interrogation : " Tu parles de quoi ? "

Il essayait de se faire caressant mais l'apprentie, pour sa plus grande déception, eut l'air de se réveiller d'un seul coup :

" Enfin, bref, je sais pas pourquoi j'ai parlé de ça ! Tu ne veux pas inviter des copains à jouer avec nous ?
- Tu t'ennuies ? " fit mine de s'étrangler le chaton, mais cette fois-ci, son air vexé n'était pas tout à fait naturel. Et pour cause : il approchait des pattes de la guerrière, une idée en tête. Au fond, Boule de Poivre n'était pas vraiment un chaton qui aimait s'entourer d'autres chatons. Même ses frères et sœurs, il ne restait avec eux que le moins possible.

Il fit le tour complet des pattes avant de l'apprentie, en prenant bien soin, au passage, d'y frotter le bout tout froid de ses propres pattes ainsi que ses oreilles et son museau. Les pattes de Nuage de Crépuscule, par un temps pareil, n'étaient pas tellement chaudes, mais c'était devenu machinal pour lui de s'y frotter. Il ne se rendait absolument pas compte qu'il grandissait et qu'un jour prochain, sans doute ne pourrait-il plus se promener ainsi dans les pattes de son amie.

Et avant de se retirer, il sut comment il s'y prendrait pour faire passer l'envie à Nuage de Crépuscule de surveiller quelqu'un d'autre que lui. Un petit bond vif, et il commençait à mordiller la patte qu'il venait de quitter. Simple provocation. Dès qu'il sentit une réaction, il se dépêcha de lâcher prise et de s'enfuir à toute allure en passant entre les pattes arrières de Crépule. Sur le chemin, il heurta même volontairement sa queue, ce qui suffisait étrangement à le faire se sentir triomphal.

Restait à déguerpir, car après une provocation pareille, et surtout, un mouvement de fuite qui expliquait facilement, pour tout chaton un peu joueur, qu'une poursuite était exigée, Boule de Poivre était sûr qu'il avait intérêt de courir très vite pour espérer échapper à la nécessaire revanche.

Comme elle s'y attendait, le chaton ouvrit de grands yeux, et la fixa comme si elle était une nouvelle espèce de fougère inconnue. Elle soupira intérieurement. A quoi s'était-elle attendue ? Franchement, elle avait affaire à un gosse qui ne connaissait pas même la moitié de son propre vocabulaire. Tant pis, elle lui apprendrait plus tard ! Le temps ne pressait pas, c'était pas comme si une guerre se préparait, alors …
"Hein ? Tu parles de quoi ? "

Elle ne releva pas, sachant qu'il était inutile de partir sur un terrain pareil. Peut-être valait mieux-t-il qu'il apprenne d'abord de lui-même, et qu'il se forge lui-même son opinion pour réfléchir un peu. L'intelligence, c'était une des plus importantes qualités d'un guerrier. Donc, elle lui en parlerait après. Quand il serait apte à lui répondre sans lui renvoyer en guise de réponse des yeux exorbités qui ne lui serviraient à rien. Surtout qu'elle savait bien qu'il l'appréciait assez pour qu'elle use de son charme. Oh, elle n'était pas manipulatrice, non, certainement pas. Simplement qu'elle profitait de son petit cœur tout mou. Ce serait une arme plus tard. Avec ce petit Boule de Poivre.
- Tu t'ennuies ? "

La petite boule de poil foncée n'appréciait pas sa remarque. Voilà qui était une chose étonnante, songea Nuage de Crépuscule, narquoise. Seulement, voilà qu'il se rapprochait. Il se frotta à elle, alors que sa température et la sienne avoisinaient la température de dehors. Soit, ils avaient froid. Elle détourna le regard, ne souhaitant pas qu'il réengage la conversation sur la xénophobie. Mais c'était une grande erreur de sa part. Et quand elle sentit un croc peu aiguisé rentrer en contact dans sa patte, elle la dégagea par instinct.

Et une tempête noiraude la bouscula. Un sourire éclaira le visage de la rouquine. Il savait la rendre de bonne humeur. Mais malgré ce don, il méritait une petite correction. Elle lui laissa un peu d'avance, puis partit à fond, ventre à terre, s'excusant quand elle surprit un guerrier par sa course. Il avait sursauté, et l'avait regardé en souriant, ou amusé, ou désespéré par cette apprentie qui ne semblait mûrir ! Elle le rattrapa rapidement, et lui sauta littéralement dessus.

Il s'écrasa dans la neige, et elle lui donna un petit coup de patte sur la tête. Elle lui murmura à l'oreille :
"T'sais, tu ne me battras jamais, mon petit. On ne se frotte pas à Crépuscule. N'empêche, à cause de toi, j'ai pas pu aller voir Patte d'Ortie, mon frérot. Tu veux juste que je reste avec toi, n'est-ce pas ?"

Sa petite course grotesque, il la vécut intensément, comme s'il était déjà un grand apprenti, tout pareil que Crépule, qui devait s'entraîner à courir vite pour pouvoir poursuivre des lapins dans les Landes. Le spectacle restait amusant à voir, avec sa démarche pataude et sa maladresse qui était classique lorsqu'on avait son âge. Et c'était encore plus amusant de le voir, lui, petite chose sombre, poursuivi par cette jolie flamme crépusculaire jusqu'à être rattrapé, puis dévoré.

Bon, pas vraiment dévoré, mais elle n'eut aucun mal à le coincer dans la neige et à le plaquer au sol. Boule de Poivre, qui comprenait qu'il était rattrapé, riait aux éclats comme un petit fou, oubliait tout et essaya un moment de se débattre, en vain car Crépule ne tarda pas à le maîtriser.

" T'sais, tu ne me battras jamais, mon petit. On ne se frotte pas à Crépuscule. N'empêche, à cause de toi, j'ai pas pu aller voir Patte d'Ortie, mon frérot. Tu veux juste que je reste avec toi, n'est-ce pas ? " lui souffla-t-elle à l'oreille tandis qu'il était encore hilare, un côté dans la neige, l'autre un peu écrasé par l'apprentie.

Il eut besoin de quelques instants pour se calmer, mais il restait formidablement heureux. Il n'avait pas envie qu'on le laisse tout seul, même lorsqu'il était fatigué au point de ne plus vraiment pouvoir exiger l'attention de qui que ce soit, et se sentait tout euphorique lorsqu'il avait l'impression qu'on s'intéressait et qu'on croyait un peu en lui. Dans le chuchotement de Crépule, il n'entendait rien de méprisant, simplement un défi, un défi qu'on lui faisait parce qu'il n'était peut-être pas dénué de pertinence. Au fond c'était un beau compliment.

" Pffff... Si... si t'y arrives ! " articula-t-il, fanfaron mais un peu essoufflé par sa course, par son rire, par son cœur qui battait très vite sans qu'il s'en rende tout à fait compte.

" Et puis et puis ! " il se relâcha un peu et reprit calmement un rythme respiratoire plus équilibré. Il était d'humeur à bavarder, et à son âge, on n'était capable de bavarder que de choses qu'on avait déjà entendues. Ces histoires que les chatons écoutaient et mémorisaient sans véritablement les comprendre, la plupart du temps. " T'façon t'es ma namoureuse t'as pas le choix ! "

Il disait ça comme s'il l'avait décidé à l'instant, comme s'il s'agissait d'un petit caprice anodin parmi tous les autres, pas tellement sérieux, mais pas non plus sur le ton d'une plaisanterie. L'autodérision n'était pas son fort, à Boule de Poivre.

Le rire du chaton retentit dans les oreilles de Nuage de Crépuscule, qui resta bête un instant. Elle n'aurait pas pensé qu'il prenne de si bon cœur sa réflexion sensée le vexer. Il n'arrêta pas pendant quelques instants, puis elle se joignit à lui, heureuse. Ils étaient les deux seuls idiots dans la neige qui recommençait à tomber à gros flocons, gelés, mais heureux. La mort récupérait des vies, des connaissances, mais elle n'attraperait pas la joie qui les essoufflait presque. Ils étaient peut-être maigres, affamés, mais c'était pour des instants aussi que la rouquine côtoyait les autres. La respiration saccadée du noiraud reprit la parole, rayonnant :
" Pffff... Si... si t'y arrives ! "

Elle secoua la tête, les yeux pétillants, et se trémoussa de sorte à observer ces yeux jaunes si perturbants. Ils changeraient sûrement de couleur, mais elle se plaisait à essayer de lire dans ces iris dorés. Elle parvenait à se distinguer, difforme à cause des reflets, et voir qu'il se contenait pour éclater de rire de nouveau. Son poitrail commença à battre moins rapidement, et il articula avec difficulté :
" Et puis et puis ! T'façon t'es ma namoureuse t'as pas le choix ! "

L'apprentie fronça les sourcils, et sourit narquoisement. Elle se dégagea et s'assit à côté de lui, et l'incita de se relever à son tour, en lui enfonçant le museau dans le poitrail. Elle s'interrogeait. Boule de Poivre l'aimait-il vraiment par amour, ou ce n'était qu'une réplique qu'il avait entendu et qu'il répétait sans comprendre ? Elle optait plutôt sur la seconde solution, et la préférait largement. Ce serait assez gênant t'entamer une relation d'amitié qui n'était pas réciproque, même si cela pouvait avoir des côtés positifs. Mais elle n'était pas manipulatrice. Enfin, elle n'utiliserait pas le sombre sans le prévenir.
"Mais qui te dit que mon cœur n'est pas pris ailleurs ?"

Oh, bien sûr, elle disait ça sur le ton de la rigolade, mais aussi pour le prévenir subliminalement qu'elle n'était pas du tout dans cette optique pour le moment. Les amours, ça ne l'intéressait pas, c'était juste pour les plus vieux. Oh, certes, ceux qui étaient en couple dès leur apprentissage avaient le droit, mais elle n'en voyait pas l'intérêt. C'était, ou pour faire les intéressants, ou juste pour flirter et prendre du temps pendant l'entraînement.
"Dans tous les cas, tu vas sûrement te trouver une petite femelle qui tombera folle amoureuse de ton caractère grognon comme pas possible !"