Méchant blizzard — Coup de Foudre - end

La rivière était… étrangement calme. En fait, elle était exactement comme d’habitude. L’eau coulait lentement vers une destination inconnue, reflétait la lumière du crépuscule pour mettre en valeur ses jolies courbes. Mais de l’autre côté, le Clan de la Rivière souffrait. Une épidémie les frappait de plein fouets, alors elle imaginait que la rivière aussi serait touchée. Qu’elle se déchainerait, violente, blessée, pleine de colère en réponse à toute cette souffrance qui s’abattait sur eux. Rien. Je ne connais rien d’une partie de moi-même, fulmina intérieurement Nuage de Source. Elle avait laissé sa patte suspendue à la surface de l’eau, les doigts ouverts pour opposer une résistance au courant. Si elle sautait, là, maintenant, pourrait-elle nager ? Même le simple contact de l’eau lui était désagréable. L’apprentie luttait intérieurement pour ne la dégager. Ce n’est pas normal. Je ne suis pas normale.

Nuit Hivernale, Secret du Firmament puis Jolie Abeille. Elle avait eu tant de mère, mais finalement, en avait-elle seulement eu une seule ? Si ça se trouve, elles étaient toutes mortes désormais. Allait-on venir la trouver pour lui en présenter une quatrième ? Eh oui, surprise Nuage de Source ! En réalité, tes parents sont des blaireaux ! Elle aurait ri aux éclats face à une telle blague il y a quelques lunes; mais maintenant, cette idée d’être une enfant de blaireaux ne lui semblait même plus si absurde que ça.
Nuage de Source se leva, agacée, et longea la rivière d’un pas pressé. Il lui faudrait bientôt rentrer, mais elle n’en avait pas envie. Son Clan était maintenant dirigé par Raton-Laveur, ou plutôt Étoile Masquée et ô Clan des Étoiles, qu’il portait bien son nom ! Lui et tout ses petits mensonges !
Elle n’avait rien contre le fait qu’il soit tombé éperdument amoureux d’une étrangère, ni même qu’il ait eu des enfants avec elle. Après tout, elle avait été presque-fille d’une guérisseuse, et même de deux d’entre elles, pendant de nombreuses lunes. Cependant, il l’avait blessée, comme il en avait blessé beaucoup d’autres. Toute sa vie avait été construite sur un mensonge, qu’on avait brisé sans prévenir devant ses propres yeux. À quoi était-elle supposée croire maintenant ? Certainement pas en lui.

Comment elle brulait d’envie de rentrer ce soir au camp, de grimper sur le promontoire et de hurler la vérité à tout le Clan. De briser, comme il l’avait fait pour elle, sa jolie vie pleine de succès bâtie sur des mensonges. Elle ne se satisfaisait que d’une chose : de n’avoir jamais réussi à être sa fille. De ne jamais lui avoir donné ce plaisir. De l’avoir toujours vouvoyé, d’avoir conservé cette distance avec cet « oncle » qui n’en était un que parce qu’il était l’ami de Coup de Foudre.

Coup de Foudre. Le savait-il seulement ? Oh, sans doute, il savait toujours tout. Elle aurait tant aimé qu’il soit son « vrai » père, lui et sa petite tempête dans la tête. Ils avaient peut-être une petite tempête en commun, mais celle de Nuage de Source se trouvait dans son coeur. Elle ne savait pas quoi faire de cette affreuse envie de faire du mal à Étoile Masquée, elle qui avait toujours voulu être gentille et douce. Mais face à sa douleur, elle avait l’impression que c’était la seule et unique chose qui pouvait la guérir. Elle voulait le voir, lui hurler tous les mots blessants qui lui passaient par la tête jusqu’à manquer de salive et avoir mal à la gorge.
Elle ne pouvait pas. Nuage de Source avait résisté jusque-là, elle ne voulait être méchante avec personne.

Elle s’arrêta, fixa son reflet déformé dans la rivière. Ce masque. Elle avait ce même foutu masque. Comment n’avait-elle pu jamais s’en rendre compte ? « Abrutie », fulmina-t-elle entre ses crocs. Et alors elle commença. Ce même rituel qu’elle avait toutes les semaines pour alléger son coeur. Seule et à l’abri de tout, elle profitait de sa ressemblance avec son chef pour lui dire indirectement tout ce qu’elle avait sur le coeur, sans pour autant blesser qui que ce soit. La rivière ne pouvait pas avoir mal de toute façon. Jamais de bêtise.

« Vous êtes un monstre, commença-t-elle. Une abomination. Votre masque est exactement comme ce que vous avez fait de ma vie : fendu, brisé ! DÉTRUIT ! »
Son reflet se déformait davantage sous l’écho des larmes qui le frappaient. Son visage, d’habitude si doux et joyeux, était déformé par la haine. Elle n’en pouvait plus. Nuage de Source détestait cette sensation. Elle voulait ne plus rien sentir, mais la frustration grandissante venait s’ajouter à la colère et la tristesse. Et quand ç’en était trop, quand tous les muscles de son visage étaient tendus à lui en faire mal, quand les émotions débordaient de son coeur, tout s’éteignait d’un coup.
La tempête violente laissait place à un néant sombre, les émotions négatives quittaient son visage sans pour autant être remplacée par sa joie habituelle. Il y avait bien un demi-sourire, oui, mais il était comme le reste : vide. Presque automatique, juste là parce qu’il faisait normalement parti d’elle. Sa voix était comme le reste : dénuée de toute nuance.

« Ç’aurait du être vous à la place de Secret du Firmament. Elle ne méritait pas son sort, pas plus que moi je ne mérite celui que vous m’infligez. Vous n’avez jamais vécu, grandit avec la haine de tout le Clan sur les épaules, pour être des blasphèmes vivants. Et maintenant, si le Clan le découvrait, je ne serais qu’une nouvelle sorte d’erreur à leurs yeux. Peut-être pire encore, puisque mon propre père, celui qui a créé ce que je suis, est également celui qui les dirige. Je vous d é t e s t e. »

Elle répéta cette dernière phrase, encore et encore, espérant que le vent le lui porterait.

« Vous avez brisé ma famille. Vous avez brisé mon coeur. Vous avez brisé celui de Madame-Abeille. Vous avez brisé ma vie. Je vous déteste. J’espère que vous vous bris— »

Sans la prévenir, on ralluma la lumière. Nuage de Source se tut, releva la tête, qui avait retrouvé quelques nuances. L’avait-on entendu ? Elle ne pouvait laisser personne savoir ce qu’elle venait de dire. Personne ne devait rien savoir de la vérité. Que faire ? Que devait-elle faire ? « Qui est-là ? » fut tout ce qu’elle trouva à dire.

« Qui est là? »

Comme il a l'habitude qu'on lui pose cette question et toutes ses variances. "Qui est là". "Qui es-tu". "Montrez-vous". C'est sa question préférée, car on dirait qu'il a toujours une réponse différente. Il le faisait pour s'amuser, autrefois, pour se moquer un peu de la panique dans la voix de l'interlocuteur. Pour faire réaliser à ce-dernier que vraiment il n'y avait rien à craindre - qu'il venait pour discuter, ou pour chasser, ou pour apprendre à connaître l'autre, et qui sait où leur mènerait cette discussion (de préférence dans une tanière, à l'intimité des regards - ou à l'inverse tiens, dans une assemblée aux yeux de tous!).

Son regard s'était posé sur sa tanière - sa renardière - près des Rochers du Soleil, puis avait parcouru la ligne de la Rivière, et s'était arrêté au Noisettier près de la berge. "Qui est là". Il y avait beaucoup de réponses - feue Petite Noisette, sous le Noisettier, Tournesol (mais juste une fleur), dans la Renardière, ou peut-être qu'à cet instant un chat du Tonnerre les espionnait par les arbres? Ou peut-être qu'à cet instant un chat de la Rivière se cachait dans les eaux?

"Qui est là."    Il haussa les épaules, les roulant en s'avançant d'une démarche traînante, sans prendre la peine de donner une courbe agréable à sa queue.

— « Celui dont il ne faut pas nommer », il plaisanta platement, avec le sourire déformé par un large corbeau dans sa gueule et les yeux vides, mais, pour être honnête, bien moins qu'il y a quelques temps. Celui dont il ne faut pas nommer, celui dont il ne faut pas nommer mentor, celui dont il ne faut pas nommer lieutenant,...

Il se ramassa sur-lui même avec l'énergie d'une dépouille et tenta un bond sur les rochers pour rejoindre sa fille à sa hauteur - à sa hauteur, elle était grande maintenant, ce négatif à Raton-Laveur qui avait les yeux d'un bleu lui rappelant ceux de Fifi. Il entrouvrit à peine la bouche pour faire glisser d'abord la tête du corbeau, puis tout le reste, et il le laissa faire splat, se couchant devant sans plus de cérémonie.

— Ne me laisse pas t'interrompre, continue. »

Une bonne proie l'attendrait quand elle aurait fini. Enfin, si elle en avait envie.

La silhouette se détacha de l’ombre, et à chaque nouveau pas, Nuage de Source se tendait davantage. Et si cet inconnu avait compris ? S’il savait que son sang n’était pas pur ? Que son chef était un traitre ? Elle retint sa respiration, cherchant désespérément une solution au problème qu’elle avait accidentellement créé. Elle n’avait pas fait beaucoup de bêtises dans sa vie, mais celle ci serait une grosse grosse bêtise.

« Celui dont il ne faut pas nommer. » En reconnaissant la voix de Coup de Foudre, Nuage de Source laissa s’échapper de ses poumons tout l’air qu’ils contenaient dans le plus long soupir de soulagement qu’elle n’avait jamais expiré. « Le Clan des Étoiles soit loué… » Parmi tous les chats de son Clan, il était la seule inconnue possible qui n’aurait pas été un problème dans l’équation. « Eh bien bonsoir, Celui dont il ne faut pas nommer. »

L’apprentie observa Coup de Foudre alors que ce dernier venait la rejoindre. Les récents évènements l’avaient changé, comme beaucoup d’autres, mais plus encore. Ce n’était pas à cause du blizzard dans sa tête, mais pour autant, ce n’était pas non plus quelque chose que Nuage de Source pouvait soigner ou aider dans l’immédiat. Elle aurait aimé, pourtant, retrouver sa taille de chaton, se dresser sur sa tête et hurler au méchant blizzard de s’en aller, de laisser Coup de Foudre tranquille. Ces jolis moments d’insouciance lui manquaient terriblement. Elle donnerait tant pour pouvoir y retourner, ou le revivre ne serait-ce qu’un seul instant…

« Ne me laisse pas t'interrompre, continue. »
Oh non. Avait-il tout entendu ? Depuis quand l’observait-il ? Même si, dans les faits, ce n’était pas grave qu’il ait tout vu, elle aurait préféré éviter. « Ahah » répondit-elle sur un air de oh, je ne vois pas de quoi tu parles, tu es vraiment marrant Coup de Foudre accompagné d’un faux sourire, « continuer quoi ? »

Les yeux de Nuage de Source se posèrent sur le corbeau. Ses plumes noires-bleutées avaient presque la même couleur que les parties noires de son pelage. Elle aimait beaucoup son pelage il y a quelque temps, mais maintenant, elle le détestait. Avec du recul, elle ne ressemblait à aucun de ses frères et soeurs, c’était terriblement flagrant. Nuage de Source avait toujours détesté ne pas être comme eux. Déjà toute petite, le fait de s’appeler Petite Source et non Boule comme tous les autres ne lui plaisait pas du tout.
« La chasse a été bonne on dirait ! »
Nuage de Source de son côté, ratait toutes ses chasses depuis un certain évènement.

— « Le Clan des Étoiles soit loué…
— « Langage.
— « Eh bien bonsoir, Celui dont il ne faut pas nommer.
— Hm. »

Voilà qui est mieux, et il inclina le chef avant de se coucher devant sa proie. Visiblement il l'avait prise en flagrant délit - souvent les chats qui étaient seuls osaient dire les mots qu'ils ne faisaient pas devant les autres. Peut-être car ces mots étaient trop durs, ou peut-être car ils ne savaient pas comment formuler leurs pensées, ou que leurs émotions, envahissantes, les empêchaient de voir plus loin que le bout de leur nez.

Eh bien au bout du sien il y avait un corbeau, qu'il avait chassé, mais dont il n'en était pas sorti complètement indemne non plus. Il était beau leur lieutenant avec sa toilette-limite, des plumes dans le poil et de légères griffures aux babines (jamais une fois il n'avait réussi à se saisir d'un corbeau sans en payer le prix). Il sortit la langue et se lécha la patte avec lassitude tandis que Nuage de Source feignait l'innocence, sur un air qu'il ne lui connaissait que trop bien.

— « Ahah, continuer quoi ? »

Il ne répondit pas, se contentant de poursuivre sa toilette en étendant son flanc sur la pierre froide - un frisson lui prit au postérieur, et un vif mouvement de la queue lui fit balayer la neige qui s'était collée dessus.

— « La chasse a été bonne on dirait !
— Bon, eh bien si tu ne veux pas continuer, et il se mit à tapoter un endroit près de lui et du corbeau pour l'intimer de se rapprocher, viens manger au moins, tu évites la pile de proies autant que moi, dernièrement.

Et il pencha sa tête, même s'il s'en voulut de lui tendre un guêt-appens de la sorte:

— Tel père telle fille, hein? »

"Il savait toujours tout".

L’atmosphère n’avait jamais été aussi lourde en compagnie de Coup de Foudre qu’en ce jour là. C’était probablement l’une des trop nombreuses conséquences de tout ce qui était arrivé, mais Nuage de Source s’en voulait tout de même. Elle se sentait responsable en partie de cette situation, sans jamais savoir où était la faute et donc, comment la réparer.

« Bon, eh bien si tu ne veux pas continuer, viens manger au moins, tu évites la pile de proies autant que moi, dernièrement. »
Son apprentie le remercia dans un sourire et, sans se faire attendre, accepta son invitation. Elle s’allongea à côté de lui et, sans pour autant se mettre à manger, tira une plume d’une aile du corbeau en la tirant d’une griffe. Elle la fit rouler sur sol froid en passant sa patte dessus à plusieurs reprises, puis la lâcha. Un vent d’hiver s’occupa de l’emporter au loin. Nuage de Source la suivi du regard, se demandant ce qu’elle deviendrait d’ici quelques jours. Est-ce que les oiseaux pouvaient prendre des plumes perdues pour les ajouter à leurs ailes et voler plus haut ?

Coup de Foudre pencha la tête, la tirant de ses pensées. « Tel père telle fille, hein? », et cette phrase lui fit l’effet d’une gifle en pleine face.

Contrairement à son géniteur, Nuage de Source n’était pas une bonne menteuse. Si elle parvenait à afficher un petit sourire qui sonnait bien malgré elle toujours faux, sa queue, elle, trahissait toujours tout. Sur les mots du lieutenant, son extrémité frappa le sol dans un mouvement violent, contrastant avec sa presque-impassibilité.
Que voulait-il dire ? De quel père parlait-il ? Il n’y avait plus rien de vrai désormais, et il lui fallait se poser la question pour absolument tout. Elle en voulait toujours plus à Étoile Masquée, et cette haine douloureuse qu’elle détestait tant se remit à ramper dans son coeur.

« Je ne suis pas comme Étoile Masquée. »

La réaction se fit immédiate. Il la savait à fleur de peau mais quand même, une part de lui révulsait d'exploiter une blessure aussi visible. Mais il fallait nettoyer l'intérieur de la plaie avant qu'elle ne se cicatrise, et pas tout enfouir dedans, aussi il ne cilla même pas à sa queue qui claqua par énervement, ni même à tout le venin qu'il entendit dans sa voix:

— « Je ne suis pas comme Étoile Masquée.
— Nan. Du tac au tac.

Comme elle s'était couchée à côté de lui, à mettre les pattes sur la dépouille du corbeau et à jouer dans ses plumes, elle était suffisament à proximité pour lui de se rouler sur le ventre et de monter sa queue sur elle, lui couvrant une cuisse. Il pencha la tête de l'autre côté, et son visage se réchauffa d'un sourire cette fois bienveillant, veillant à bien lui faire comprendre ce qu'il tenait à lui dire, ayant suffisament de décence quant à sa peine pour ne passer par aucun des quatre chemins qu'il faisait d'habitude. Rarement aussi direct:

— Tu es comme moi, Source. Et il se pencha cette fois vers elle, approchant son nez avant de monter le menton et lui décerner un coup de langue au font, un geste fraternel d'un père à sa fille comme il l'avait inculqué dans la tête de chacun de ses enfants.  Enfin, exempte de blizzard dans la tête. ♡

Comme ceux de la Portée d'Étoile de Suie à ceux de celles de Fifi, en passant par le guerrier qu'il avait adopté depuis (Mouche), il l'avait élevée. Lui, pas Ourse Polaire, pas Raton-Laveur, pas Jolie-Abeille.

Sans savoir pourquoi, car ç’aurait du être des paroles rassurantes et agréables, Nuage de Source senti son coeur se serrer, presque se briser, quand elle entendit Coup de Foudre lui répondre « Nan. Tu es comme moi, Source. » Parce qu’au final, elle ne savait même pas si c’était vrai. Qui suis-je était une question des plus basiques, mais pour elle, même « Je suis Nuage de Source du Clan du Tonnerre » n’était même plus totalement correct. Tout avait été détruit, tout devait être remis en question, mais sans pouvoir démêler le vrai du faux, elle ne trouvait aucune question à ses réponses.

Coup de Foudre lui donna un coup de langue sur le frond, auquel elle ne sut que répondre par un sourire triste. Il y avait peut-être une vérité qui ne changerait jamais : il était celui qui l’avait élevé et lui avait tout appris. Personne ne pourrait nier ça, qu’importe ses origines. « Enfin, exempte de blizzard dans la tête. ♡ ». Nuage de Source lui rendit sa lèche sur le front, pour lui répondre « Je suis désolée de ne rien pouvoir faire, pour ton petit blizzard. »

En contrebas des rochers du soleil, la rivière continuait de couler. Toujours imperturbable, que ce soit face à ses paroles quelque temps plus tôt, ou face à l’épidémie de la rivière. Elle aurait bien aimé être comme la rivière.

« Merci. »

Le froid de l’hiver se glissant sous son pelage, Nuage de Source frissonna. Vivement que le printemps arrive, pensa-t-elle en son for intérieur, mais ce n’était pas près d’arriver. Pour se réchauffer, elle mordit dans le corbeau, et commença à manger. Elle avait entendu dire qu’il existait des corbeaux blancs, mais qu’ils étaient très rares car ils étaient souvent rejetés à cause de leur couleur différente. Peut-être qu’au fond, elle était un peu corbeau noir, un peu corbeau blanc. Un corbeau blanc qui avait survécu.

Il rentra le menton dans le cou pour lui laisser lui rendre son coup de langue, et tout un frisson lui prit au dos. Il faisait froid mais ce n'était pas seulement ça, elle réveillait des petits points dans son corps auxquels il n'aimait pas penser, en ce moment.

Mais on aurait dit que puisque sa mémoire motrice et sensorielle dominait les autres, le moindre contact réveiller ce qu'il tentait d'endormir. Comme des chatons dans sa tête qui ne voulaient pas faire leur sieste, et qui braillaient et qui ne demandaient qu'à se faire entendre. Il eut un nerveux mouvement dans la patte, la roulant sous lui, cherchant à se nouer en boule près du corbeau et de sa fille pour conserver sa chaleur (pas une chose si difficile pour un chat dont la fourrure sombre s'était retournée contre lui lors de la canicule de la dernière saison chaude).

— « Je suis désolée de ne rien pouvoir faire, pour ton petit blizzard.
— Ne t'en fais pas pour ça.

Il ferma les yeux, lui laissant toute l'intimité du monde pour observer la Rivière - songeait-elle à rejoindre leur Clan maintenant qu'elle savait que leur sang coulait dans ses veines? - et pour prendre sa première bouchée dans le corbeau.

— Merci. »

Il inclina à nouveau sa tête, en un ça ne fait rien, entrouvrant les yeux car le soleil sur la neige se reflétait dans les siens - encore heureux qu'ils n'étaient pas bleus sans quoi il aurait été persuadé d'être aveuglé. Sa queue se recourba davantage sur la cuisse de sa fille, et il ouvrit les yeux, détaillant les siens, se penchant un peu avant de prendre une bouchée à son tour. Do what you preach, etc...

— « Comment tu te sens? demanda le chat dont le blizzard dans la tête lui émoussait toute la négativité et le rendait plus à même de répondre à tout emportement émotif, particulièrement la joie et l'euphorie.

Comment tu te sens, demanda le chat le plus à même de s'en ficher, car Coup de Foudre avait compris depuis longtemps que cette simple question avait le pouvoir de retourner les caillous et de voir ce qui grouillait en dessous. Et bien qu'il avait une idée et qu'il était curieux de l'entendre de la bouche du "corbeau blanc" (quelle image répugnante) il avait aussi appris à quel point cette simple question, plutôt que de piquer de colère ceux qui l'entendait, répondaient par le soulagement. Le soulagement qu'on les écoutait, malgré tout ces poils dans ses oreilles qui laissaient présager le contraire.

« Comment tu te sens? »

Nuage de Source laissa glisser ses yeux vers la neige. Elle fixa du regard la nappe blanche gelée qui se tachait du sang du corbeau, alors que celui-ci coulait lentement avant de se figer sur le sol, rendu immobile par le froid mordant.

Mal, aurait-elle aimé répondre. Terriblement mal. Secret du Firmament est morte, celui que je croyais être mon oncle et mon ami est un monstre, ceux que je croyais être ma famille que j’aime plus que tout ne le sont pas, j’ai de la famille de l’autre côté de la rivière que je ne connais pas, qui sont peut-être tous en train de mourir et je ne me sens même pas triste. J’ai froid, j’en ai marre, j’aimerais que ça s’arrête. Maintenant qu’Étoile Masquée est devenu chef il ne se passe pas une journée sans que je ne puisse entendre sa foutue voix ou voir sa sale gueule, et ça me tue de constater un peu plus chaque jour à quel point je lui ressemble. J’ai mal au coeur, j’ai mal au crane, je suis nulle et je suis bête comme un mulot. J’ai juste envie de… de m’enfouir sous la neige et qu’on ne vienne m’y déterrer que quand tout sera passé, parce que je ne sais pas quoi faire.

« Il fait un peu froid mais ça va. Ça pourrait être pire. »

Ça pouvait toujours être pire, et ça l’était déjà trop à ses yeux. Que ça s’aggrave était bien la dernière chose dont elle aurait besoin — et compliquer la vie de Coup de Foudre, s’imposer à lui alors qu’il était déjà bien amoché lui-même et avait son blizzard à gérer, aggraverait les choses à ses yeux. Elle culpabiliserait davantage, et personne n’en avait besoin. Même si Coup de Foudre savait toujours tout. Au fond, pourquoi posait-il la question ? Il avait probablement déjà la réponse.

« Et toi ? Ça te plait la vie de lieutenant ? »

Il la regarda suivre des yeux une lente coulée du sang du corbeau dans la neige, le temps d'une réflexion. Coup de Foudre se rappelait de Roux, qui avait cogné sa tête dans un arbre lorsque sa détresse émotionnelle avait atteint un point culminant. Et lorsque Bec avait atteint la sienne, il s'était donné des "rayures" aux pattes. Le calme presque inquiétant chez Nuage de Source lui signala qu'elle n'en était heureusement pas encore à ce stade. Pour être honnête, une part de lui voulait attendre et voir la géode se casser et lui révéler sa brillance cachée, mais "une part de lui" souhaitait toujours le mal à autrui par morbide curiosité. C'était une preuve d'amour, non, de retenir ses impulsions premières et de faire un effort dans le but d'aider ceux qui souffraient à se réparer? De mettre ses observations au service de leur bien à eux?

— « Il fait un peu froid mais ça va. Ça pourrait être pire.

Les oreilles du bengal s'abaissèrent en entendant Source balayer aussi facilement sa question. Peut-être que s'il avait été plus subtil, Source aurait continué son spiel à son reflet et qu'elle aurait pu en cueillir le catharsis venant ensuite. Peut-être que son irruption avait fait plus de mal que de bien - il s'entendit tiquer de la langue, déplu de sa réponse.

— « Et toi ? Ça te plait la vie de lieutenant ?

Et de sa question. Mais curieusement il sourit à sa fille, puis effectua l'exacte-même manoeuvre qu'elle:

— « ...Mince, tu es peut-être même un peu trop comme moi.

Si tu as le droit d'éviter mes questions, j'ai le droit d'éviter les tiennes, non? ♡

Un petit rire, qui lui fit à nouveau fermer les yeux, et ne plus avoir envie de les rouvrir. Peut-être qu'elle avait besoin d'encouragement - peut-être que lui de s'ouvrir à elle la convaincrait à faire de même, et Coup de Foudre haussa les épaules, baissant à nouveau remparts et garde:

— « ...Ch'ai pas, j'ai l'impression qu'on m'a deterré des os après m'avoir tout enlevé des pattes.

"Tiens!  Gruge."

Son sourire se surit, se jaunit, ses dents se serrèrent entre elles et le poil dans sa nuque se souleva lorsqu'un courant de colère traversa son échine.

"Tiens!  Je t'avais promis de te nommer Lieutenant si je devenais chef. Sinon j'aurais choisi quelqu'un d'autre". »