Méchant blizzard — Coup de Foudre - end

— « Quelqu’un d’autre ?

Coup de Foudre grommela et alla manger dans le corbeau sans le regarder. Quelqu'un d'autre - qui sait qui d'autre Raton-Laveur aurait choisi à sa place s'il ne lui avait pas fait cette promesse stupide.

— « Bec Croisé ferait un très bon lieutenant si tu étais chef je trouve ! Consterné, Coup de Foudre rouvrit les yeux - Source avait compris de travers, mais,--

— Il est très proche de toi, a un bon coeur et… on m’a apprit il y a longtemps… qu’il valait mieux avoir un lieutenant plus ou moins malléable et qui nous suit facilement lorsque l’on est chef. Elle s'empressa de se corriger, mais trop tard, car les comissures du bengal s'étiraient déjà: Je ne dis pas que Bec Croisé l'est, mais il t'est fidèle et te fait confiance, tout comme moi ! J’avais trouvé ça terriblement cruel quand on me l’avait dit ! Ah ! Mais maintenant je me dis que…

Ils se regardèrent. Elle dans ses yeux jaune électrique et tous les courants qui y passaient, même s'ils s'essouflaient un peu ces temps-ci, et lui dans ceux qui lui rappelaient la Rivière étincelante en été, qui dansait dans lit et qui n'en sortait que pour happer les malheureux de leur berge (des malheureux comme lui). D'yeux espiègles, qui lui rappelèrent feu leur lieutenante, de l'autre côté. Qui leur rappelait son amie Museau Bleu - s'il devait présenter une autre mère à Source, elle aurait été la prochaine sur la liste.

— « Étoile Masquée a vraiment fait un mauvais choix en te prenant comme lieutenant si on suit cette idée ! Tu es le chat le moins facile à canaliser et manipuler de tout CerfBlanc ! Tu es celui qui manipule tout le monde. »

Elle éclata de rire et il perdit un peu le goût du sien, ne la joignant que d'un rebond des épaules et le sourire aux babines - qu'il s'efforça de moins pincer. "Mauvais Choix", "Moins facile à manipuler", "celui qui manipule tout le monde"... Il se souvenait que toutes ces choses étaient aussi ce que les Étoiles lui reprochaient - et la bouchée de corbeau qu'il prit se fit les dents plus pointues encore, avant de dresser hautes les oreilles, car Source s'échappait de leur conversation en plongeant par le côté, descendant des rochers, se cachant au contre-bas dans son angle-mort et le bengal pencha sa tête, faisant mine d'essayer de se lever pour voir où elle s'en allait. Même sans la voir elle poursuivait sa pensée:

— « Mais tu sais, lieutenant, c’est déjà un sacré pouvoir et… en utilisant tout ce que tu sais faire, tu peux tourner les choses à ton avantage, dans ta direction. Sa direction était à quatre pattes sur le rebord, à chercher des yeux sa fille qu'il entendait creuser. Mais où-- Tu peux trouver assez de pouvoir pour en faire autant qu’un chef et… changer les choses, pour que tu n’aies plus l’impression qu’on t’aies enlevé les pattes.

Ses mots le firent tomber assit, les yeux sur les branches des arbres non-loin du dégagé de la berge. C'est qu'elle--

Et tout à coup surgit un chat qu'il ne reconnut pas, et le bengal se recula de deux pas un peu maladroits, un peu paresseux, baissant les yeux sur l'apprentie et ses yeux bleus et espiègles. Sans masque-en-face, il eut du mal à la reconnaître, aussi il resta là, à ciller comme un nouveau né, avant de retrouver de la vigueur dans ses pattes et de lever haut la queue en ouvrant la bouche avec stupeur, car cette inconnue n'avait pas complètement la face noircie de charbon, et des taches parsemaient son ventre blanc en s'estompant.

— « Tu n’as qu’à les reprendre à ceux qui te les ont volé ! Tu peux tricher un peu, même “Tonton“ a ses petits secrets, non ? Moi aussi j’ai les miens, et je peux “tricher“ aussi… »

Et le sourire qu'elle lui fit, derrière son masque de charbon, fit éclater de rire le bengal. Un rire si prompt et si spontané qu'il tomba à nouveau sur les fesses, et s'empressa de lever une patte pour attraper les esclaffées qui lui échappaient. Ils s'entrecoupaient, touchaient des notes aigues qu'il ne contrôlait plus et il se revit aussiôt Nuage Foudroyant à l'époque où Nuage de Cerf lui avait fait une blague si drôle qu'il n'avait su comment s'arrêter de rire.

— Et si jamais tu as besoin d’aide, je pourrais t’aider !
— Bo-_ho-ho-rdel, hee hee hee !

Les émotions se battaient furieusement l'espace de ses yeux. Il était furieux, il était touché, ravi, hilare et vexé, car bon sang il avait voulu lui remonter son moral à elle, être SON reflet dans l'eau, mais Source avait appris du meilleur et et il ne lui manquait plus que quelques détails pour -- allez, il abandonna, tendant sa patte pour rapprocher sa fille, oui, mais aussi pour glisser ses coussinets dans le charbon et la fourrure et décrire d'abord un v à son poitrail, qui montait à son col; puis, des deux pattes, se hissant sur ses postérieurs, il traça les larmes coulantes de ses yeux descendant de chaque côté de ses joues. À l'aide du reste il lui dessina de longues bandes des épaules jusqu'à la cuisse, surmontée d'une cape dorsale. Le voilà, son détail près, et il se recula de quelques pas pour admirer l'oeuvre et pousser un sifflement pas-peu-fier d'enfin pouvoir voir sa fille partager ses traits physiques à lui.

— Alors Aide-Mémoire, tu préfères quoi? Source Marbrée? Il gloussait à nouveau, sincère, espiègle, mais surtout complice. Coup de Source?? Haa ha hah !

Elle avait raison - les larmes l'aveuglaient et lui brouillaient la vue, en ce moment, car il n'avait, de toute évidence, pas tout perdu. Secret du Firmamement n'était plus dans sa vie, mais lorsque les vieux arbres d'une forêt tombaient, le dégagé ouvrait le soleil aux plus petits arbrisseaux qui poussaient dans son ombre en attendant de le remplacer. Peut-être qu'il était temps pour lui d'arrêter de pleurer une vieille écorce et de se concentrer sur ceux soudés ou non par la même sève - la métaphore s'emmêlait, et il s'essuya un oeil avec la patte plein de charbon, et il marqua une longue trace comme un demi-masque qui couvrit non seulement les motifs en larmes descendant à sa joue, mais aussi la marque claire à sa paupière.

À moité Coup de Foudre, à moitié Qui-Sait, et peut-être pas encore exactement prêt à s'engager pour un Clan qui ne voulait pas de lui au complet, mais s'il n'arrivait pas à changer les vieux esprits du Tonnerre, comme l'avait prévenu Vipère Audacieuse, il avait déjà au moins la certitude qu'une démographie écoutait ses mots: les apprentis et les chatons. Dont ses enfants, qu'il avait choisi de cultiver - et quel spectacle d'enfin voir le fruit de sa labeur.

— Pourquoi pas Source Foudroyante ?
— Source Foudroyante! »

— « Tu imagines, la tête qu’il ferait s’il voyait ça ?! Imagine — juste, dramatique et énervé comme toujours, avec son masque de chat droit et loyal au code et— Et Nuage de Source bondit au centre du rocher en creusant le dos et en levant très haute sa queue touffue, anneaux en avant. Elle monta une patte à sa face, et, à l'aide du soin d'une griffe, effaça le charbon qui couvrait son masque pour n'en dégager qu'une ligne. En gonflant sa fourrure elle prit des airs plus coincés, leur rappelant tout deux un certain rabat-joie au masque en face, soutirant déjà de nouvelles esclaffées à son père.

— « Coup de Foudre, lui dit-on avec un air de reproche qu'il avait appris à apprécier. J’exige une explication im-mé-dia-te-ment ! Vous n’êtes plus des enfants; de quel droit osez-vous vous amuser et prendre du bon temps !?

C'est vrai, il lui semblait toujours que leur "bien-aimé" chef leur en voulait de s'amuser. Il n'avait jamais su si c'était lui ou Étoile de Cendre qui l'avait nommé Chanteur, à l'époque, c'est à dire lequel des deux avait légitimisé ses sorties en dehors du territoire à faire ami-ami (et parfois plus) avec des chats d'autres Clans. Qui sait si ce n'avait pas été une autre façon pour lui d'essayer de se racheter? D'abord Chanteur, ensuite Lieutenant,...

Source continuait et Coup de Foudre, couché, les dents dans le corbeau, appréciait le dîner-spectacle en tapant la pierre de sa queue, stimulé.

— « Regardez moi je suis un chef je suis siiiiii sérieux !
— PFFF--
— Je reproche aux autres des choses que je fais aussi mais moi c’est pas pareil !
— PFFffHaa hah ha!! Il en échappa presque sa bouchée.
— Argh !
— Argh, ha ha hah ! »

Allez- lui aussi- de sa patte couverte de charbon, il termina la marque noire pour couvrir l'autre oeil et, tout comme Source, vint décrire du bout de la griffe une forme sinueuse dans son front pour imiter la cicatrice. La sienne parraissait bien moins que celle de sa fille, car, sous le charbon, le masque blanc de cette-dernière découpait la forme, tandis que sa robe charbon se mêlait eh bien, au charbon lui-même, mais c'était le principe de la chose.

— « Je suis juste et franc mais seulement quand ça m'arrange ! »

Un Étoile-Masquée de seconde-main rejoignit la première, en levant haute sa queue au bout recourbé. Vraiment la silhouette ne correspondait en rien à leur chef mais il décrivit une volte, se redressa face à son "miroir" pour lui exagérer un air réprobateur qui prit la forme d'une grimace.

— « Nuage de Source, il grommela, je ne comprends pas pourquoi tu es encore attachée à ce MENTEUR de Coup de Foudre! Je croyais qu'une fois que tu saurais la vérité, tu aurais courru entre MES pattes!

Il décrivit quelques pas en dodelinant de la croupe, « C'est pas juste! » et « C'est moi ton père! » il lui tournait autour « C'est moi votre chef! » « Arrêtez de vous amuser, ça me rend mal à l'aise! » « Sinon -- » et peut-être qu'il allait trop loin, « Sinon je vous griffe les yeux ! » Débordant de son rôle, le bengal avait levé sa patte et sorti les griffes et avait poussé sa fille (pour jouer! juste pour jouer), mais lorsqu'il se trouva au dessus d'elle, leur position le frappa de plein fouet et il se hâta d'écarter la patte, de ranger les griffes, d'enfoncer les coussinets dans la neige et de se détourner légèrement en poussant une longue exhalation pour s'exhorter au calme. [On a jamais continué le rp, mais] Étoile Masquée et lui s'étaient... réconciliés, si on veut. Coup de Foudre était avisé désormais - et Source aussi! - il[s] savai[ent] que le père biologique de cette-dernière était un hypocrite qui ne savait pas y faire avec les émotions et sa cicatrice en face était un avertissement de l'existence de ses deux visages.

Le bengal chassa l'air de sa queue et descendit de la future-guerrière, en s'asseyant platement dans la neige, lui jetant à peine plus qu'un regard par-dessus son épaule.

— On fait des blagues, mais... Ladite épaule se mit à remuer, et Coup de Foudre ferma les yeux, se moquant en silence de Source et de lui-même à la fois. "Tiens! Gruge" À son insu peut-être, ses dents grinçaient à force de les serrer ensemble.

Le jeu de rôle se poursuivi encore un peu, transformant les rochers du soleil — ce lieu qui avait vu tant de sang couler et de batailles éclater entre la Rivière et le Tonnerre — en une vulgaire scène de théâtre, sans considération aucune pour les événements qui y étaient survenus. Mais qu’importe ! Ce jour, cet instant leur appartenait. Même une fraction de seconde aurait suffit, une petite fraction pendant laquelle le monde était à eux seuls. Oh, oui, c’était mal de se moquer, mal de parler dans le dos des autres. Des bêtises aux conséquences potentiellement plus graves que toutes celles que Nuage de Source avait pu éviter jusque là. Aujourd’hui, elle traversait la frontière.
Elle en avait eu assez, pour l’instant, d’agir comme la bonne petite fille sage qui ne commettait jamais de tort à personne. Où cela l’avait-elle menée de toute façon ? Ça n’avait jamais empêché la moitié du Clan de la regarder comme si, en s’approchant un peu trop d’eux, elle leur transmettrait une maladie incurable qui les entraînerait lentement et sûrement vers une mort douloureuse. Était-ce égoïste de vivre pour soi, un petit instant seulement ? De profiter de la présence de son père qui lui autorisait une plus vaste liberté, en dépit des règles et des traditions imposées par son camp ?

« Nuage de Source, je ne comprends pas pourquoi tu es encore attachée à ce MENTEUR de Coup de Foudre! Je croyais qu'une fois que tu saurais la vérité, tu aurais couru entre MES pattes!
— Oh PÈRE, pardonnez moi je vous en prie! Si seulement, ô si seulement vous ne m’aviez pas laissée dans un Clan dont les mœurs font que chaque membre voudrait me voir au pire morte au mieux exilée, sans jamais essayer de changer les choses juste pour garder bonne figure et laissant Coup de Foudre faire tout le sale boulot, Ô SI SEULEMENT, alors j’aurais pu vous retrouver bien plus tôt ! »

L’apprentie éclata de rire, mais elle avait envie d’éclater en sanglots. Son cœur était serré, et pourtant elle riait. C’était si douloureux, vous savez ? Si douloureux de voir sa famille détestée, avec comme seul crime celui d’avoir existé. Si douloureux de voir son père, bien qu’adoptif, essuyer les insultes, les feulements, les regards haineux pour avoir mis ses frères et sœurs au monde et pour avoir fait de son mieux pour leur offrir un monde dans lequel ils pourraient vivre en tant qu’eux-mêmes. Aurait-il seulement survécu sans son blizzard ? Aurait-il supporté toute cette haine qui se dirigeait contre eux ? Merci, méchant blizzard, se rassura-t-elle intérieurement, d’avoir un peu protégé ma famille.
Ce n’était pas parce qu’il lui avait caché la vérité qu’elle en voulait à Étoile Masquée. Ce n’était pas parce qu’il avait menti à tout le monde — ça encore, Nuage de Source avait l’habitude. Elle avait grandit dans les mensonges. Elle lui en voulait car il les avait laissé souffrir. Il avait laissé sa fille souffrir. Il avait laissé son meilleur ami et ses enfants souffrir. Jamais il n’avait pris le risque d’être détesté à son tour pour protéger sa famille et ses proches. Jamais il n’avait pris le risque d’assumer les conséquences de ses actes, reléguant tout à Coup de Foudre. Elle réalisait un peu plus chaque jour qu’elle devait la vie à ce dernier. À quoi aurait bien pu ressembler sa vie, s’il n’avait pas été là ? S’il ne s’était jamais affirmé comme étant leur père, à elle et ses adèlphes ? S’il n’avait jamais parlé haut et fort pour remettre en question les normes et les traditions stupides de leur Clan ? Parfois, le soir, elle fermait les yeux et imaginait cette vie. Elle n’y voyait que du noir. Le néant — la mort. Peut-être au sens propre, peut-être au sens figuré. Une vie isolée et détestée de tous n’était une vie plus vivante que la mort à ses yeux.
Nuage de Source savait que ce n’était pas ce qu’il voudrait, qu’il préfèrerait la voir vivre — mais si elle devait abandonner sa vie, sa liberté ou toute autre valeur pour Coup de Foudre, elle le ferait avec le sourire. Elle lui devait une vie qui valait la peine d’être vécue. Une vie digne, quoique semée d’embûches, mais toujours mieux, beaucoup mieux que celle qui aurait du l’attendre. Elle avait connu l’amour, que son père biologique essayait de lui enlever pour se l’approprier, elle avait connu les rires, les pleurs, la tristesse, la souffrance, une famille sur laquelle se reposer quand tout n’allait plus bien. Il lui avait offert quelque chose qu’elle n’aurait pas du mériter. Et pour toutes ces raisons, alors que sa tête et son cœur et tout son corps lui hurlaient de pleurer, et de relâcher toute cette souffrance accumulée, elle continuait de rire comme elle n’avait jamais ri auparavant. Et même quand Coup de Foudre approcha un peu trop près des limites et sorti les griffes, elle ne bougea pas. Elle n’eut pas peur, elle ne s’inquiéta pas. Elle avait confiance, et, en toute honnêteté, elle ne lui en aurait pas voulu s’il était allé trop loin.

La chose ébranla cependant le matou, qui se détourna et essaya de se calmer. Nuage de Source cessa de rire doucement (son ventre commençait à lui faire mal de toute façon) puis elle le rejoignit lorsqu’elle fut calmée.

« On fait des blagues, mais... »

Oh, elle n’avait jamais prétendu mieux valoir que tous les autres; mieux valoir qu’Étoile Masquée. Bien au contraire. Sur bien des points, Coup de Foudre et elle avaient de nombreux défauts qui faisaient parti d’eux. L’hypocrisie faisait parti de tout le Clan. Mais aussi affreux, horrible et blessant que puisse être les moqueries qui venaient de se jouer si le principal concerné l’avait apprit, cela lui avait fait du bien. Elle sentait son cœur un peu plus léger, quoiqu’un peu serré par la culpabilité. Elle en avait eu besoin. Sûrement, quelque part dans la forêt, de nombreux chats faisaient la même chose sur son compte. Elle ne leur en voulait pas, tant qu’elle ne l’apprenait pas, ce n’était pas son problème. Mais beaucoup d’entre eux ne s’étaient jamais cachés, ne la considérant pas toujours comme ayant la même valeur que les autres, en tant que misérable enfant maudite. Un parasite au milieu des autres.
C’était blessant, horrible, mais elle finissait par en devenir presque perméable. Elle ne le serait jamais vraiment, elle continuait de pleurer le soir, de s’inquiétait un peu trop sur l’avis que les autres avaient d’elle — ou plutôt et surtout ce qu’ils en montraient, peu importe la vérité derrière — et faisait tout pour être aimée et appréciée. Mais elle savait mieux y réagir, mieux ignorer, mieux accepter et garder la souffrance pour plus tard.
Et Coup de Foudre ? Son blizzard faisait-il office d’une protection parfaite contre le regard des autres et le poison de leurs paroles ? Elle en doutait — et il en était la proie depuis de longues lunes.

« On est tous l’hypocrite de quelqu’un d’autre, je crois. »

Elle continuerait de l’être pour bien d’autres personnes, si Coup de Foudre en avait besoin. Elle continuerait de subir tous les regards, si Coup de Foudre en avait besoin. Elle continuerait de pleurer la nuit, si Coup de Foudre en avait besoin. Elle supporterait cette souffrance encore un peu, pour que les autres enfants maudits après elle n’aient plus jamais à souffrir comme eux avaient souffert. Pour leur offrir le monde qu’ils méritaient. Un monde où ils pourraient vivre sur un pied d’égalité avec les autres, aimer sans frontière, aimer sans avoir peur. Un monde où Étoile Masquée n’aurait jamais eu à l’abandonner, et n’aurait pas eu peur de s’affirmer comme étant son père.
Aussi ne laisserait-elle plus jamais personne, sous ses yeux, juger son père pour le combat invisible qu’il menait tous les jours. Elle ne commettait pas la même erreur que son géniteur. Elle s’affirmerait pour changer les choses — et ne laisserait plus Coup de Foudre souffrir.

« Un jour, on n’aura plus besoin d’hypocrites. Promis. »

En s'asseyant, il ressentit le vent qui traçait des sillons dans la neige. Il le ressentait dans son poil ras, dans celui de ses oreilles, dans ses moustaches... Le vent glissa sur les plumes noires du gros volatile qu'ils avaient délaissées pendant leur petit jeu de théâtre, et ses oreilles ne captèrent aucun mouvement de Nuage de Source, derrière. Après avoir été plaquée dans la pierre, elle y était restée un moment (à rire, il l'entendait surtout rire), jusqu'à ce qu'elle ne se calme et qu'il n'entende sa queue chasser la neige, se hissant sur quatre pattes avant de se rasseoir à ses côtés.

— « On est tous l’hypocrite de quelqu’un d’autre, je crois. »

Ce n'est pas inconsciemment que Coup de Foudre desserra ses dents, et le soulagement qui s'en suivit lui fit fermer les yeux, et humer le vent qui faisait valser les longs poils blancs et noirs de sa fille. Ce négatif à Raton-Laveur... vraiment elle était tout ce qu'il avait voulu qu'il soit. Elle était attentionnée, maligne, ouvrait ses oreilles au changement et à ses mots... Raton-Laveur-- Étoile Masquée ne l'avait jamais vraiment écouté, mais ne s'était jamais servi de lui pour son corps, non plus. Alors qu'est-ce qu'il lui voulait? Qu'est-ce qu'il lui avait voulu? Pourquoi cherchait-il tant son pardon alors que tout ce qui faisait Coup de Foudre Coup de Foudre le dégoûtait?

"On est tous l'hypocrite de quelqu'un d'autre" - Coup de Foudre prônait la bonne entente et la communication au dessus des griffes, mais il n'était pas sans savoir que l'art de la conversation comportait un peu plus de nuances qu'il le laissait deviner. C'était facile, pour lui, car il avait consacré toute sa vie à observer pour comprendre la racine des émotions chez autrui, mais ce n'était pas tout le monde qui avait le loisir d'en faire de même. Et ce n'était pas tout le monde à qui il pouvait enseigner ses techniques de défrichage psychologique.

— « Un jour, on n’aura plus besoin d’hypocrites. Promis. »

Coup de Foudre ouvrit ses yeux. Puis tourna la tête vers Nuage de Source, elle et lui peints du charbon qui couvrait les motifs de leurs pelisses respectives (lui les marbrures faisant sa beauté, elle son masque en face homologue à Raton). Un jour on n'aura plus besoin d'hypocrites, mais avant que ce jour ne vienne...

— « Suis-moi.
Il se leva sur ses pattes - il s'était un peu empressé dans le mouvement, et s'il eut la pensée que ce qu'il s'apprêtait à risquer fut dangereux, il s'empressa de la chasser d'un tic de son oreille saine. Il se pencha à la gorge du corbeau pour le soulever dans sa bouche, le trainant à nouveau avec lui.

— Je vais t'apprendre à chanter. »

Un privilège qu'il n'avait même pas réservé à Bec ou même à Roux, ses aînés à qui certes il faisait confiance, mais pas au point de les armer de tout ce qu'il savait. Mais Source? Source ne se rayait pas les pattes de blessures (en lui mentant au nez), Source ne causait pas de scène sachant nuire à celleux qu'il aimait (ou ne se cognait pas la tête sur un tronc). Il ne niait pas que Source, bénie de sa capacité à se rappeler de presque tout, lui était précieuse. Remarquable.

-- Soudain Coup de Foudre trébucha, se hâtant de se relever après quoi, ne se laissant pas abattre par son erreur. Le Coup de Foudre de maintenant n'était pas le même que celui d'avant, et il plissa les paupières, sortit le dos et tira plus fort sur sa charge comme si un vent imaginaire le poussait dans le sens contraire. Un vent imaginaire, et l'écho d'une voix, sa voix, qui s'adressait à ses aînés.

« Vous [...] n'avez aucune valeur à mes yeux et vous n'en n'aurez aucune tant que vous ne deviendrez pas Nuage. Apprenez à vous démarquer, sans quoi je vous confondrai tout le temps. »

Ses dents se resserèrent dans sa prise.

Sans cérémonie il fit tomber le corbeau de la hauteur des rochers, avant d'aller le rejoindre en contre-bas d'un seul bond. Et à cet instant, il lui prit l'envie de tourner juste un peu la tête. Peut-être que c'était par habitude (il surveillait ses arrières), ou par hasard, ou peut-être qu'il avait voulu s'assurer que Source suivait encore son mentor, mais à ce moment il vit comme une nouvelle lueur dans ses yeux. Sans ciller, sans s'abaisser, sans même hésiter (et elle ne trébuchait pas, elle), Source emboîtait son pas avec la queue haute et les yeux assoiffés de nouvelles connaissances, à boire ses mots non pas seulement parce-qu'il avait été son père, ou même son mentor, mais parce-qu'elle croyait en lui. Elle ne pleurait plus.

Et à cet instant, Coup de Foudre se demanda si ce n'était pas comme ça qu'une Étoile se sentait.

Le pied sûr, le coeur battant, la tête remplie d'idées et les yeux rivés vers un futur, sur une vision qu'il brûlait de leur prouver possible. La charge était lourde (comme le corbeau qu'il traînait dans la neige) mais si un chat à la tête cassée était capable de nouer des liens aussi solides, peut-être que ses espoirs n'étaient pas aussi illusoires. Pas aussi vains. La foi de Source lui redonna les ailes qu'on lui avait privées, et s'il ne gambadait pas à ses côtés c'était tout comme, vivant l'étrange impression que tout semblait s'être éclairci autour de lui.

Que le blizzard s'était calmé un peu, fermant la marche du Père et sa Fille d'un souffle familier, balayant leurs traces.

HRP: