Fourberies en basses strates [Petit Rossignol / Nuage du Ciel] - end

Petit Rossignol était allongée sur le dos, calée entre les brins de mousse qui lui servaient de matelas confortablement moelleux. Cette grande boule qui lui pesait lourdement dans le ventre, elle la connaissait bien, elle revenait régulièrement lui rendre visite depuis que Tornade Vive n’était plus. C’était un grand mal être à l’état pur qui la frappait presque quotidiennement et ne faisait que prolonger le deuil de sa mère. La souffrance était aussi grande et douloureuse que le jour où elle avait appris la nouvelle. Petit Rossignol se demandait si cette souffrance resterait telle quelle pour toujours et si elle s’en irait jamais. À cette pensée, l’une de ses petites pattes arrières frémit.
Son frère avait un peu moins de peine qu’elle à surmonter cette épreuve et même s’il n’en restait pas moins touché, savait mieux faire abstraction qu’elle de ces sombres pensées mêlées d’angoisse. Il était en train de s’amuser avec les autres chatons de la pouponnière.
Les rayons chauds du soleil sérotinal perçaient à travers la canopée de la pouponnière en ce milieu d’après-midi. L’activité dans le camp était au plus bas : il semblerait que la plupart des guerriers et apprentis étaient en patrouille ou partis chasser. Les anciens faisaient la sieste aux creux de l’arbre couché et les reines discutaient, certaines s’étaient assoupies. Une atmosphère tranquille en somme, que Petit Rossignol aurait bien plus appréciée si elle n’avait pas été rattrapée par ses ruminations.

Cœur de Puma n’était pas là non plus : on l’avait envoyé pour surveiller la frontière avec le Clan du Vent. Petit Rossignol n’avait pas vraiment envie de parler à quelqu’un d’autre qu’un membre de sa famille, et comme son frère était occupé -et qu’elle savait pertinemment qu’il s’inquiéterait pour elle si elle venait lui parler, même s’il s’en doutait déjà un peu puisqu’il l’avait bien vue amorphe dans son nid de mousse- elle préférait garder ses pensées pour elle seule.
L’une des reines se détourna de sa conversation avec son interlocutrice pour porter son attention sur la petite marbrée, qui s’était relevée et s’étirait de tout son saoul pour désengourdir ses membres restés immobiles pendant près d’une bonne heure. Petit Rossignol sentit un coup de langue rapeuse lui filer entre les oreilles.

“Tout va bien Petit Rossignol ? Tu n’as pas envie de jouer avec les autres ?” demanda-t-elle, avec toujours la même inquiétude qui pouvait se lire dans son regard chaque fois qu’elle voyait que la petite n’était pas dans son assiette. Petit Rossignol, consciente qu’on se souciait beaucoup d’elle, voulut la rassurer. “Ça va, je vais bien. J’ai juste envie d’être seule…”
“C’est bien ce qui me tracasse. Tu ne voudrais pas faire un tour dehors ? Nous pourrions continuer à discuter tout en gardant un œil sur toi pendant que ton frère et ses camarades restent ici sous la surveillance des autres, et tu pourrais te dégourdir les pattes.”
Cette idée plut à Petit Rossignol qui, après un court instant de réflexion, hocha énergiquement la tête en guise d’approbation. La reine parut soulagée et lui asséna un second coup de langue affectueux sur le crâne. La chatonne ne put réprimer un ronron. Même si ces reines ne remplaceraient jamais sa mère, elles s’étaient toujours occupées d’elle avec dévouement. Petit Rossignol savaient qu’elles faisaient de leur mieux pour la soutenir et elle leur vouait une reconnaissance infinie.

Petit Rossignol fit ses premiers pas de la journée en dehors de la pouponnière avec ses deux accompagnatrices sur les talons qui s’assirent à l’entrée et reprirent leur discussion animée. Petit Rossignol inspecta le camp : il était si vide et si calme que cela lui faisait tout bizarre, mais la sensation était aussi agréable car elle avait tout un terrain à sa disposition, du moment qu’elle ne s’éloignait pas trop. Elle avait des coins d’ombre et de soleil où elle pouvait s’amuser tranquillement sans déranger personne, ni être dérangée. Du moins, c’était ce qu’elle avait envisagé.

Petit Rossignol eut le temps de s’amuser quelques minutes à chasser une vieille boule de mousse, sûrement abandonnée là par les derniers chatons qui s’étaient amusés avec. Elle bondit, griffa l’air doux, rebondit par-dessus son jouet sous le regard serein des reines, qui savaient qu’elles ne veillaient pas sur le plus désobéissant et turbulent des chatons.
Les premiers apprentis à rentrer de la chasse commencèrent à affluer dans le camp. Elle vit tout d’abord Nuage Clair franchir le tunnel de fougères et s’avancer jusqu’au milieu du camp où il se tenait, le torse fièrement bombé, ravie d’exhiber sa belle proie au yeux de tous, une grosse souris bien juteuse qu’il avait sans doute attrapée tout près du Grand Sycomore -Cœur de Puma lui avait expliqué que c’était dans cette partie de la forêt qu’on trouvait les rongeurs les plus gras. À moins que ce ne soient les rochers du soleil ? En tout cas, Petit Rossignol ne le détacha pas du regard jusqu’à-ce qu’il atteigne le tas de gibier sur laquelle il déposa sa prise tout au sommet pour bien qu’on la remarque. Elle le vit hésiter : il finit par se décider et saisit une autre souris attrapée la veille pour la porter dans un coin pas très loin du garde-manger et en faire son casse-croûte.
Il fut très vite rejoint par Nuage de Ciel, que la petite marbrée observa descendre la ravine, avant de disparaître puis de réapparaître dans le camp. Elle aussi se dirigea vers la pile de gibier. Elle eut un court échange avec son camarade. Petit Rossignol avait déjà remarqué l’air hautain et méprisant de la chatte mais ne s’était jamais vraiment confrontée à elle. Cette suffisance transparut une fois de plus lorsqu’elle tourna le dos à Nuage Clair qui ne la quitta pas de son regard empli de malice, tandis que la jeune chatte tricolore se dirigeait vers la pouponnière, un écureuil à la gueule. Petit Rossignol n’avait rien manqué de leur courte discussion, qui l’avait profondément amusée -même si elle n’en avait visiblement pas saisi tous les enjeux- et se dit qu’elle avait hâte d’être apprentie à son tour. Ce devait être génial de pouvoir quitter le camp aussi souvent !
Elle comprit en quelques secondes que Nuage de Ciel ne se dirigeait pas foncièrement vers la pouponnière, mais plutôt elle. Elle le fut plus encore lorsque l’apprentie lui proposa un bouchée.
Comme sa réputation la précédait, Petit Rossignol savait plus ou moins à qui elle avait affaire et ne fut nullement gênée de sa visite -pas comme l’autre jour, lorsqu’elle était tombée sur leur lieutenant au détour de la tanière des anciens.

“Salut ! On partage ? Ou tu préfères le partager avec les autres chatons ?”
“Salut Nuage de Ciel !” s’exclama-t-elle avec entrain “Merci de proposer ! On pourrait partager ? Les autres chatons ont déjà tous mangé ce matin, moi j’ai préféré passer mon tour mais j’admets que… Je commence vraiment à avoir faim…”

C’était bien elle, ça ! Se dire qu’elle n’avait pas faim, que de toute façon, elle n’aurait pas faim avant le lendemain et finalement… Au bout de quelques heures son petit estomac réclamait son dû. Comme pour confirmer ses propos, un grondement d’outre-tombe surgit de ses entrailles pour déverser sa colère affamée. Un peu gênée, Petit Rossignol posa une patte sur son poitrail et fit les yeux ronds. C’était le délicieux fumet de l’écureuil qui lui montait à la tête, même si elle se demandait en voyant tous ces poils roux et fins comment elle allait s’y prendre pour le déguster.

“Je n’ai jamais goûté à l’écureuil, ça va être une première ! Je peux ?” demanda-t-elle aux reines qui approuvèrent en hochant la tête, soulagées et contentes de voir que leur petite protégée s’intéressait bien plus à la nourriture qu’elle ne voulait le montrer.
“La chasse a été bonne ? J’ai vu Nuage Clair ramener une grosse souris, mais tu avais l’air bien plus chargée que lui. C’est toi qui l’a attrapé celui-ci ?”

Ah oui ! Elle avait oublié : c’était vrai que Nuage de Ciel avait cette drôle de manie de parler d’elle en s’appelant par son propre prénom. À sa connaissance, la tricolore était la seule à s’exprimer d’une telle -et étrange- façon ; mais comme Petit Rossignol était née et avait grandi avec cette chatte dans les parages, elle se disait peut-être que Nuage de Ciel n’était pas la seule et qu’il y avait peut-être d’autres chats de clans en dehors du Tonnerre qui partageaient cette habitude. En tout cas, pourquoi pas ? Petit Rossignol ne la trouvait ni bizarre, ni folle. Même si elle n’avait que très peu parlé avec elle, elle l’avait toujours bien appréciée.
Elle lui avait fait l’honneur de prendre la première bouchée : au grand dam de Petit Rossignol, qui se demanda comment fichtre allait-elle dégager la chair des poils de l’écureuil. Finalement elle attaqua instinctivement par le ventre et les flancs de la bestiole, moins velus. “Mm ! C’est délicieux, meilleur que toutes les souris que j’ai goûtées jusqu’à présent, merci beaucoup !” dans un geste ancestral, elle poussa doucement la proie vers Nuage de Ciel qui se mit à déguster à son tour. “J’ai tellement envie d’aller dans les bois, surtout avec ces températures !” Elle n’avait jusqu’alors connu que le froid de l’hiver et sa poudreuse blanche qui tombait parfois jusqu’à bloquer l’entrée de la pouponnière pour les plus petits.

“Et toi ? Ciel te vois souvent à l’écart des autres. Il lui semble, pourtant, que tu as un frère, non ? Vous êtes en mauvais terme ?”

La question piquait un peu. “Oh non pas du tout ! À vrai dire on ne se dispute jamais, même s’il nous arrive de ne pas être d’accord. C’est juste que parfois j’ai envie d’être toute seule, de m’isoler… Lui a moins besoin de ça je crois, il préfère justement rester avec les autres. Je ne suis pas sûre mais je crois que ça le rassure, en tout cas il en a plus besoin que moi, alors que moi j’ai souvent envie de traîner un peu sans personne avec moi. C’est juste que ça fait du bien. Mais après je reviens vite le voir !”

C’était à son tour de manger. La petite planta ses crocs dans la chair bien tendre de l’animal et se pourlécha les babines une fois la bouchée avalée. “Toi aussi tu as des frères et des sœurs non ? Plein même ! Tu t’entends bien avec eux ?”

Voyant que la novice partageait son point de vue, Petit Rossignol redoubla d’assurance et reprit une bouchée de viande. Ses yeux s’écarquillèrent cependant, à mesure que la chatte tricolore comptait à fois haute. Je ne rêve pas, elle est bien en train d’énumérer ses frères et soeurs là ? Petit instant de réflexion, au cours duquel Petit Rossignol dut admettre qu’elle était un peu perdue. Elle n’avait que Petit Lézard et cela lui suffisait en fait. Avoir autant de membres dans sa famille lui paraissait très perturbant et difficilement envisageable au vu de tous les matous déjà présents dans le Clan.
Puis elle se rappela que oui, c’est vrai : Nuage de Ciel était une des filles de Coup de Foudre, et le Clan des Étoiles lui-même savait que la progéniture du bengal proliférait au Clan du Tonnerre. Petit Rossignol suppressa un murmure d’ahurissement, par contre elle fut incapable de réfréner un petit éclat de voix :

“Douze !” elle se trouva fort impolie mais la surprise était de taille face à sa réserve “Ah oui, quand même…” elle ne savait trop quoi dire. En écoutant la chatte lui expliquer ses relations avec chacun d’eux, Petit Rossignol se compara à elle. C’était tout de même un peu… Différent de ce qu’elle vivait avec son frère. Petit Lézard et elle étaient extrêmement fusionnels. Nuage de Ciel l’était elle aussi avec les siens, malgré leurs relations plus ou moins distantes ? Se sentait elle unie à eux par des liens aussi forts ? Petit Rossignol se dit que si elle devait aimer douze frères et sœurs de la même façon qu’elle aimait Petit Lézard, elle ne pourrait plus vivre. Ce serait trop difficile à supporter.

“Je connais un peu Source ! J'ai discuté avec elle l'autre fois. C'était même un peu bizarre d'ailleurs comme tu dis...”

La minette repensa à la façon dont Source de Secrets s'était invitée dans la pouponnière pour l'en soutirer et lui parler d'un façon pour le moins étrange.

“C’est vrai ? Tu as le droit de te reposer un peu ? Je ne voudrais pas te déranger… Mais si tu veux, on peut ! Par contre je n’ai pas encore le droit de sortir du camp, ça ne te dérange pas ? Qu’est-ce que tu veux faire ? Jouer, discuter ? J’aime les deux mais je dois avouer que j’ai un penchant pour la discussion… Peut-être que j’ai passé trop de temps avec les reines. Elles parlent beaucoup. Je dirais même que la plupart radotent” elle ne précisa pas sur quoi, mais Coup de Foudre et Étoile Masquée faisaient souvent l’objet de leurs conversations.
Et malheureusement… moi aussi, j’ai l’impression que j’y prends goût… peut-être percer que, finalement, j’aimerais percer les mystères qui planent entre les grands… moi qui avait juré de ne jamais faire ça…

"Euh... Eh bien pourquoi pas ?"

Mais enfin Petit Rossignol, qu'est-ce que tu fais ? Rien ne t'empêche de dire "non, merci, ça ira, j'ai entendu suffisamment d'histoires à propos des adultes pour m'adonner à ce genre de vilain jeu !" Parbleu, pourquoi est-ce si dur de dire non ? Il va vraiment falloir que j'apprenne à le faire si je veux m'en sortir dans ce camp de drôles d'oiseaux. Elle avait entendu un guerrier cette expression et depuis, elle l'utilisait tout le temps, parce que c'était définitivement ce dont le Clan du Tonnerre était composé en ce moment. Cette observation s'accompagnait d'ailleurs à chaque fois d'une autre question : est-ce que c'est comme ça aussi dans les autres Clans ?

Pourtant, ce que Nuage de Ciel s'apprêtait à lui transmettre s'avérerait sûrement très utile. Je devrais bien passer par-là de temps en temps, essaya-t-elle de se convaincre et en guise de réponse, Petit Rossignol porta ses grands yeux jaunes sur la chatte tricolore et s'assit, les oreilles droites et bien en avant pour signifier qu'elle était complètement à l'écoute.
Il y avait un autre enjeu qui avait fait qu'elle avait accepté, c'était qu'elle tenait absolument à se créer des liens avec les autres apprentis pour ne pas arriver en totale étrangère dans leur tanière et avoir quelques connaissances à qui parler. Elle voulait éviter une arrivée un peu brutale, avec personne d'autre que son frère pour parler -du moins au départ. Certains apprentis plus âgés pouvaient se montrer taquins envers leurs cadets et chercher à les bizuter et ça non merci, mais elle n'y tenait pas le moins du monde. [i]Parfois il faut se forcer, c'est comme ça que le goût vient. Eh puis, peut-être que je pourrais effectivement en apprendre plus sur certains ! Car même elle, dans le fond, aurait bien aimé récolter quelques petites histoires sur les autres, qu'elle pourrait utiliser quand elle deviendrait Nuage. En fait, elle était en train de préparer le terrain.

"C'est gentil Nuage de Ciel, merci beaucoup ! Tu sais beaucoup de choses ? Sur qui, les guerriers, les apprentis ? Nuage de Lycaon, Nuage de la Louve... Ou même Nuage Brisé, ha ha !"

Elle savait que Nuage de Ciel ne mentait lorsqu'elle prétendait être la reine du ragot ou ce genre de choses-là : l'apprentie avait sa petite réputation, même dans la pouponnière où Petit Rossignol avait entendu les chattes mentionner le nom de la tricolore. Certaines avaient même levé les yeux au ciel à maintes reprise mais à l'époque Petit Rossignol était trop jeune pour en tirer ses propres conclusions et ces jours-ci elle n'était pas très chaude pour y prêter attention. Quoi qu'il en soit elle attendait impatiemment (et malgré elle) ce que Nuage de Ciel allait lui raconter. À vrai dire, elle était même pendue à ses babines.

Petit bonus pour l'attente: