Nobody wins a war - abandon

Combien de temps avait-elle été bercée par ses rêves d’enfants ? Par ces idées de grandeur, de puissance ? Elle repensa au passé, à cette époque qui lui semblait aujourd’hui bien lointaine et plus aussi tendre qu’elle l’avait imaginé. Puis elle modifia sa question : d’où lui étaient venues ces idées ? Qui avait donc pu mettre dans la tête d’un si jeune chaton que l’avenir se trouvait dans la violence ? Qu’est ce qui avait pu mener des enfants à être convaincu que ce qui comptait, c’était que leur Clan continue de dominer — pas de perdurer, mais dominer — quelqu’en soit le prix à payer ? Peu importe si ce prix était leur propre vie : mieux valait un chat mort qu’un déserteur.

Tout comme la mort, la guerre prenait un autre sens quand on devenait guérisseur. Dans le feu de l’action, poussé par l’adrénaline, ce devait ressembler à une bataille épique, à un combat pour leur honneur. Vu de l’extérieur, c’était désolant. Le calme de la nature était écrasé par des feulements enragés, par des hurlements de douleurs, par les cris de désespoir d’une mère qui voit mourir son enfant. L’herbe d’habitude si paisible contrastait désormais avec sa tragique parure rouge, qui s’étalait encore encore et encore jusqu’à tout recouvrir. Elle regardait des inconnus d’entretuer, tout simplement parce que quelqu’un leur avait ordonné de le faire, pour l’honneur. Pas pour survivre, pas pour se protéger. Pas pour aucune notion vitale existante. Juste pour le vide — pour satisfaire une étoile déchue ignorant tout du poids que représentait la vie depuis qu’elle en avait neuf à gâcher pour des futilités.

La guerre s’approchait, lentement mais sûrement, rampant comme les racines d’une mauvaise herbe au sein de leur Clan. Et quand elle arriva enfin, il n’y eut aucun doute. Tout le monde savait. Vent du Nord alla chercher son apprentie : l’heure était venue.
Elle lui avait apprit les premiers soins essentiels à connaître en temps de guerre, comment faire ses bouquets et ses paquets et les piquer dans son pelage pour en transporter le plus possible, comment évaluer les blessures, comment contrôler sa respiration, que faire si elle paniquait… elle pouvait la préparer à toutes les tempêtes, mais elle savait que rien ne la préparerait réellement à la guerre. À cet ouragan de violence et de rage pure et dénuée de sens, qui emporterait avec elle beaucoup trop de victimes. « On ne pourra pas sauver tout le monde, » rappella-t-elle à son apprentie. Puis, un peu plus tard, alors qu’elles étaient en chemin vers la Rivière : « Rappelle toi que personne ne gagne une guerre. Jamais. »
Elle avait envoyé [Vague] au front, prévenir Feuille de Saule et Nuage de Poulpe que ça y est, elle était là. La guerrière ne prendrait pas part au combat, dans la mesure du possible. Elle leur rapporterait les blessés, les estropiés, les mourants, les cadavres. Tout ce qui était ou avait un jour été un chat.

L’assaut fut lancé : sale, silencieux et trop bruyant en même temps, froid — glacial, même. Elle vit une gerbe de sang gicler à l’entrée du campement, ferma les yeux dans une prière sourde sans Dieu à qui l’adresser. Elle serra son apprentie près d’elle, lui rappela de ne s’éloigner sous aucun prétexte — auquel cas elle lui courrait après, et sourde comme elle était, elle ferait une victime facile.
Le regard qu’elle adressa à Feuille de Saule était triste, résolu et fatigué. Elle garda ses mots pour les deux Nuages dont ils avaient la charge — l’avenir plein d’espoir de leur Clan que l’on souillait déjà d’horreur.
— Si vous avez besoin de pleurer, de crier, de vomir, faites le. Mettez vous un peu en retrait — ne vous éloignez jamais, et faites le. Personne ne vous jugera, et s’ils le font, ils entendront parler de moi. Vous devrez peut-être soigner ceux qui auront attaqué vos parents, vos frères, vos sœurs. La guerre est injuste pour tout le monde, gardez en tête que tous ces chats ne sont que des victimes. Leur priorité, c’est de survivre. Nous, on recolle les morceaux comme on peut. Le plus gros des soins, on le fera quand tout sera fini, chez nous. Elle repensa à la vision que les Étoiles leur avait offert lors du baptême de leurs apprentis. Il y aura des morts. Ce ne sera pas, et ce ne sera jamais votre faute, vous m’entendez ? On ne pourra jamais sauver tout le monde — on fera de notre mieux, mais c’est la guerre.

Ils n’étaient que des enfants. Son collègue et elle porteraient au mieux le poids de l’horreur qu’on leur imposait aujourd’hui, tout en étant conscient qu’ils ne pourraient jamais pleinement les épargner. Les cris montèrent en crescendo, dévorant la nuit paisible. Au loin, les flaques pourpres sur laquelle se reflétait la lune lui indiquaient l’étendue du massacre qui ne faisait que commencer.

— Tenez vous prêts, souffla-t-elle.

J'avais passé une bonne journée. C'était compliqué depuis la réunion des guérisseurs. Je n'aimais pas vivre dans la peur, alors j'avais enfin réussi à penser au calme et au bonheur du printemps. On n'avait passé une journée à remplir la réserve, Nuage de Poulpe avait appris plein de chose ! Depuis la vision à la réunion, j'avoue que je l'avais préparé à un minimum d'entrainement guerrier. Les bases pour se défendre. Vu mon passé je me souvenais des bases, et c'était tout ce dont il avait besoin de savoir. Enfin bref, plongé dans un rêve où je chassais le papillon avec ma soeur à la lumière de la lune, je vivais tout, sans aucune pression.

"Hé soeurette, j'suis sûre que tu ne m'attrap..."

Et comme toujours, elle m'attrapa. Ses grosses pattes plongées dans mes côtes m'immobilsait. Un sourire de malice se dessina sur son visage.

"T'inquiète P'tit frère, c'est moi qui gagne toujours à la BAGARRE"

Elle avait hurlé le mot bagarre. Ce qui évidement me réveilla directement. Je me suis levé en sursaut. Des bruits que je n'amais. Il y en avait partout. Mes pattes tremblaient. Je n'osais pas utiliser mon museau pour vérifier si tout était réel. C'était réel. Vent du Nord était là.

"Nuage de Poulpe, reste avec moi. Personne ne touchera à un seul de tes poils."

Vent du Nord expliqua des choses bien sombres. Je tremblais toujours plus. Ma gorge était trop nouée pour pouvoir sortir quoi que se soit, mes yeux trop secs pour pleurer. Mais mon corps suffisament faible pour trembler comme une feuille. J'pouvais pas rester là. Regarder les chats tomber. Ils tomberont tous comme des feuilles. Comme les feuilles fragiles du printemps. J'pouvais pas.

"Tenez-vous prêts."

Vent du Nord était là pour me ramener les pattes sur terre. Je crois que sans elle, j'aurais tout simplement été paralisé par ma lâcheté. Je n'ai jamais aimé la guerre, me battre. Je préférais chasser, me prélasser, profiter. La haine me faisait peur, je ne l'ai jamais compris. Et là, elle fusait dans le camp. Je pensais le préserver, mais... Le mal est fait. J'entendais les premiers cris. Les premières déchirures. Comme celle qui s'ouvrait de nouveau dans mon coeur. L'oiseau enfermé dans sa cage de verre réclamait le calme. Il ne l'aura pas. Pardon.

Patte de Lionne arriva devant nous. Elle eu un doute en sentant l'odeur de Vent du Nord. Comprenant que c'était la guerisseuse, elle se calma un instant. Au moins pour nous parler.

"Je vous protège."

Voyant et sentant ma peur, elle approcha sa tête pour la coller à mon front.

"T'inquiète P'tit frère, t'es pas seul, je suis là."

Et elle s'éloigna. C'était l'heure. Elle sera là pour nous défendre. Nous et les blessés. Je tremblais toujours, mais mon regard avait changé. déterminé à sauver tous guerrier. Subir la guerre. Parce que le mal est fait.

Mes gestes étaient précis, mais mon cœur était tremblant. Ô, que je ne voulais plus de ça. C'était une horreur. Les cris, les hurlements, le son de la chaire qui se déchire, des crocs, des griffes. Je détestais. Je voulais fuir ce déchaînement de violence, de haine, mais je ne pouvais pas. Et en plus de cela, Joli cœur venait de nous apporter un camarade. Qui venait de devenir un corps sans vie, sous les yeux de Nuage de Poulpe.


Mon pauvre petit chaton... Je l'avais examiné après mon apprenti. Il lui avait fermé les yeux après avoir montré à la guerrière que c'était terminé. Nous avions à faire alors je m'approchais de lui et posais ma truffe sur sa tête.


"C'est dur Nuage de Poulpe. Ce n'est pas la première guerre, et ce ne sera pas la dernière. Je ne t'ai pas préparé à ça, c'était une erreur, mais je ne voulais pas que tu voies ça. J'ai mené une autre guerre à mes débuts de guérisseur. Je ne te souhaitais pas ça. Mais soi courageux. Je suis là, et je sens que... Que j'aurai besoin de toi bientôt..."


Je venais de dire ça, parce que j'entendais déjà les pas de Patte de Lionne, et je sentais le déchirement de son cœur en voyant le bout de son museau se retourner vers nous. Je regardais dans sa direction. Elle ne pouvait pas y aller, parce qu'un félin tout aussi énorme qu'elle se jetta sur ma soeur. Il était gros mais pas aussi puissant. Ce je voyais derrière était en train de me glacer. Pelage d'Écorce, mon frère par terre. Couvert de sang. Plus de respiration. Et à côté ma mère, Fleur Rousse qui tentait de le défendre, mais elle était épuisée, et n'avait plus la force de sa jeunesse. Le coup final tomba. Griffe Brune, mon père arriva en vitesse pour faire fuir le félin. Je lisais la panique dans son regard. Il posa la truffe sur mon frère. Je voyais déjà ses yeux se remplir de larmes. Mais il ne réfléchit pas plus pour ma mère, et il me l'apporta. Son poitrail se soulevait encore faiblement. Il y avait une chance pour elle ! Mon père posa ma mère et d'un ton plus froid que l'hiver.


"Soigne-la"


J'avais déjà le nécessaire dans les pattes, mais alors que je commençais à poser de la toile d'araignée pour arrêter les saignements, la patte de maman se posa sur la mienne. Elle ne dit rien, pourtant son regard était puissant. Elle n'avait besoin de rien dire. Le feu de l'amour brûlait dans son regard. Mais il s'éteint aussi vite qu'il était apparu. Je n'ai rien pu faire. Je pouvais seulement fermer ses yeux et prier pour elle. Prier pour elle et mon frère. Je n'étais pas la réussite de la famille pour eux, loin de là, mais je les aimais. Et ma mère venait de me prouver en ce petit instant que j'ai toujours compté pour elle. Griffe Brune me fixait avec un regard de haine et de déception. Je n'avais pas besoin d'entendre des mots venant de lui, je comprenais qu'il me reprochait sa mort, et que jamais il ne me le pardonnerait. Désolé papa, je n'ai rien pu faire... Les larmes aux yeux, je me retournais pour soigner mes autres blessés. Je n'allais pas y arriver.


 Clan des étoiles, je vous en conjure, faites que ça s'arrête, je ne peux pas...

Et puis tout s’enchaîne et va très vite. Trop vite. La guerre, c’est comme un coup de tonnerre qui vous assomme, qui vous transit de peur et d’effroi, qui dévaste tout sur son passage et qui disparait, comme s’il n’avait jamais existé. Le sang se répand et s’écoule dans la lande pour rejoindre la rivière qui se teint de pourpre. Tous les poissons ont fuit. Le vivant, c’est l’ennemi de la guerre, qui ne laisse derrière elle que la désolation la plus pure.

On leur ramène un premier corps, celui d’une jeune guerrière de la Rivière, puis un autre corps, puis un blessé, déjà en route pour rejoindre les Étoiles. Ce sont des chats proches de Feuille de Saule — Vent du Nord ne les connait pas, mais elle le sait. Il y a une tristesse si lourde dans son regard, une expression qui ne lui est pas familière, lui qui est d’habitude si enjoué.
La guérisseuse n’a même pas le temps de se retourner pour l’aider que Douce Vague apparaît, la nuque de Nuage de Koudou dans la gueule. Il a le visage en sang, et il y a comme un petit ruisseau rouge sombre qui s’écoule de son œil abimé. L’apprenti est inconscient, mais toujours bien vivant — pour l’instant. Ils n’ont ni le temps de réfléchir, ni de pleurer les premières victimes de cette injustice.
— Pose le là, ordonne-t-elle à Douce Vague, en désignant un carré d’herbe humide d’un geste du menton. Nuage des Lucioles, apporte moi le-
Mais Nuage des Lucioles n’est pas là. Elle n’est plus là. Vent du Nord sent son cœur se serrer, ses pattes se figer. Elle cherche sa silhouette dans le champ de bataille, mais elle n’est nulle part.
— Elle est partie, lui annonce Douce Vague.
— Comment ça, « partie » ? La guérisseuse s’attend au pire. A-t-elle véritablement pris la fuite, ou est-ce une énième métaphore pour parler de son décès ?
— Elle est rentrée au camp quand elle a vu le corps de la fille de la Rivière arriver, ajouta-t-elle en désignant Myrtille Sauvage. Je l’ai vue passer la frontière, elle va bien.
Toute la tension accumulée lors de ses quelques secondes se libéra dans un feulement furieux. Elle l’avait pourtant prévenue !! Et s’il lui était arrivé quelque chose ? Et si elle avait subit le même sort que Nuage de Neige ?
Pas le temps de se remettre de ses émotions — elle avait un apprenti à sauver, et vite, avant que d’autres blessés ne rappliquent. Elle laissa le corps du jeune mâle de côté, le temps d’aller chercher des boules de mousse, des toiles d’araignées, et de la tige d’or.
Nettoyer la plaie fut délicat. Il fallait aller vite sans tout bâcler, et le sang continuait de couler encore et encore. L’œil était encore dans son orbite, mais il était certain qu’il en avait perdu l’usage pour de bon. Maintenant, à savoir s’il allait rester en place ou non, il s’agissait de détails qu’ils évalueraient une fois de retour au camp. Pour l’instant, le but, c’était de le maintenir en vie. Les toiles d’araignées couplées à un cataplasme de tige d’or permirent de limiter le saignement et de stabiliser son état, et c’était tout ce qui comptait pour le moment.
— Ramène le au camp, miaula-t-elle à destination de Vague. Mais vas-y doucement. Si la plaie se remet à saigner, tu reposes doucement des toiles d’araignées dessus. Je terminerais le travail ce soir.
Elle allait en avoir pour un moment. Les prochaines nuits promettaient d’être courtes.