Le doux fumet des problèmes || Petite Feuille & Masque de Serpent - end

— Mais t’es malade ? Si on sort, maman va nous tuer.
— La faute à qui, hein ? Tu l’envoies toujours super loin et à chaque fois on la perd.
— On a qu’à en refaire une autre, c’est pas la mort.
— C’est pas la mort ? T’as tout dans les muscles rien dans la tête ma parole. T’as déjà oublié qu’on s’est fait engueuler il y a deux jours, justement parce qu’on utilisait trop la mousse de la pouponnière pour nos balles ?
Petit Frelon leva les yeux au ciel. Son frère se cassait toujours trop la tête pour un rien, et ça l’agaçait systématiquement. Patte Tigrée, de son côté, grattait la terre pour extérioriser sa colère. Les deux chatons grandissaient, et le jour de leur baptême approchait à grand pas. Plus le temps passait, plus ils s’impatientaient, et depuis quelques jours les deux frangins cumulaient bêtises sur bêtises. Balades hors du camp, nids saccagés, vol dans le tas de gibier… la liste était longue, et si leur mère ne leur avait pas tiré les oreilles en leur disant que s’ils continuaient comme ça, elle repousserait leur baptême d’une lune, elle aurait continué de s’allonger.
C’était bien sûr un mensonge — Saut de Lièvre n’avait qu’une seule hâte, et c’était de se débarrasser de ses deux garnements et de retrouver sa liberté parmi les guerriers — mais ça, les deux apprentis en devenir ne pouvaient pas le savoir.
Petite Glycine profitait du soleil à l’entrée de la pouponnière, sa sœur non loin de lui, observant la dispute à quelques mètres de distance. Puis quatre prunelles brillantes et malicieuses se tournèrent vers lui. « Haw… » lacha-t-il dans un murmure. Ça sentait les problèmes.

Il faut dire que Petite Feuille et lui avaient de bonnes têtes de victimes. Incapables de s’imposer tous les deux, un qui baissait le regard au moindre soucis et l’autre qui se mettait à pleurer. Ils ne savaient pas dire non, et Petit Frelon tout comme Patte Tigrée le savaient très bien.

— Eh, lança Patte Tigrée en direction des jeunes adèlphes. Vous allez nous rendre un service.
Même pas un « s’il vous plait » ou un « merci ». C’était un ordre, purement et simplement. Petite Glycine baissa les oreilles, mais ne protesta pas. Que pouvait-il dire, de toute façon ? Ils faisaient bien trois fois leur taille et s’ils allaient se plaindre aux adultes, ils leur feraient payer.
— Le bosquet là bas, vous voyez ? Notre boule est partie derrière. Elle a du rouler en contrebas. Allez la chercher.
— Mais on n’a pas le droit de so- tenta maladroitement Petite Glycine.
— Vous êtes petits et discrets. Personne remarquera que vous êtes même plus là. Aller, du nerf.
— Ouais, du nerf, ajouta Petit Frelon dans un ronflement moqueur.

Le chaton se tourna vers sa sœur, le regard un peu désolé de n’avoir rien su faire. Il aurait voulu se faire rassurant, mais n’était pas très doué pour ça. Les chatons n’étaient pas censés quitter le camp et, à leur âge, encore moins s’éloigner de la pouponnière. Mais là, on ne leur laissait pas le choix. Sa patte blanche tremblait légèrement, pensant aux conséquences qui les attendait si on remarquait leur bêtise, ou s’ils refusaient d’aller chercher la balle. Dans les deux cas, c’était foutu.
— On… on y va ?

Et aussitôt, Petite Feuille éclate en sanglot.
— Je ne veux pas... ! On a rien demandé nous... C'est injuste, c'est injuste... ! Et si il y avait des monstres derrière le bosquet ? Ils pourraient nous manger... ! J'ai peur ! Mais je...
Petite Glycine regarde autour de lui, cherche quelque chose pour la distraire. Ses oreilles se baissent en même temps que sa voix — il ne faut pas parler fort, il le sait, des petits « non non non non non… » murmurés s’échappent de sa gueule. « Ça va aller, ajoute-t-il, je- je suis là. » C’était censé être rassurant ? Il était tout aussi terrifié qu’elle, sa queue en bataille entre les pattes. Mais au mois, ils ne sont pas seuls, et c’est tout ce qui compte, non ? Quoi qu’il arrive, ils resteront ensemble. Le petit chaton tourne la tête pour chercher du regard leur deux petits tyrans en herbe. Ils ont vu Petite Feuille pleurer, et ils s’en foutent. Ils se tiennent là, bien droit et tout sourire, attendant de les voir s’enfoncer dans les fourrées. Visiblement, sa sœur en arrive à la même conclusion que lui.
— … je… crois qu'on a pas le choix. Je ne veux pas qu'on crie, non non je ne veux pas.
Lui non plus n’a pas envie d’entendre quiconque crier. Ni les adultes, ni les deux autres chatons derrière eux, ni eux-même, si on leur donnait une bonne raison de le faire une fois de l’autre côté. Son cœur tambourine dans sa poitrine, chargé d’appréhension et d’angoisse. Ils ne savent pas à quoi s’attendre de l’autre côté — tout ce qu’il a entendu de l’extérieur, c’était des histoires affreuses de guerre, de sang, de monstres. Les mêmes monstres qui avaient tué une apprentie de leur Clan quelques lunes plus tôt, avant qu’ils naissent. La tante des petits de Source de Secrets et de Queue de Lézard. Petite Feuille rassemble son courage et se relève. Elle est prête à partir.
— Allons-y, alors...
Petite Glycine hoche la tête et s’approche du mélange de buissons et de ronces qui protège leur campement et les sépare de l’extérieur. Ils sont assez petits pour passer entre les branches épineuses, mais lui n’est pas encore vraiment assez adroit pour tout esquiver. Son pelage se prend dans les ronces qui en arrachent des petites touffes. Au moins, ce n’est pas sa peau qui est touchée. Il lui faut une longue minute pour réussir à tout traverser et atteindre l’autre côté. Son premier réflexe n’est pas de regarder autour de lui, mais de vérifier que sa sœur va bien. Le chaton attend qu’elle le rejoigne. En attendant, il se sent… seul. Et il ne sait pas vraiment si c’est une bonne chose : au moins la forêt ne grouille pas de monstres partout, mais peut-être sont-ils déjà en train de les épier, là, quelque part ? Il sent un frisson lui parcourir l’échine, dont il se débarrasse en s’ébourrant. Pense à autre chose, se dit-il. C’est pas le moment du tout, mais alors pas du tout pour les choses qui font très très peur.
— Tu entends ? lui demande-t-il une fois sortie à son tour. Tout est plus calme ici. On entend moins le bruit des gens du camp.
Il sait que le calme lui fera du bien, que ce sera quelque chose d’apaisant pour elle, et, par la même occasion, pour lui aussi. Il n’y a autour d’eux que le bruit des feuilles, du vent, et du vol d’un corbeau qui croasse.

HRP:

Le monde qui s’étend autour d’eux apparaît immense, sans frontière. Il n’y a plus le plafond et les murs de la pouponnière pour les protéger, mais à la place un univers entièrement nouveau qu’il leur faut découvrir. Petite Glycine trouve tout cela magnifique. L’écorce des arbres, les traces de griffes laissées par les guerriers, la mousse qui pousse sous la pluie et le soleil, les feuilles aux milles et unes couleurs sous leurs pattes et au dessus de leurs têtes. Il avance prudemment, pour que le bruit de ces dernières qui se froissent sous son poids ne blessent pas sa sœur, mais aussi pour se faire discret. Seuls et sans défense, il se sait vulnérable.

— Comme c'est étrange... C'est donc à ça, que la forêt ressemble ? Les arbres sont si grands... ils font un peu peur, mais... ils sont très beaux aussi.

Elle a raison. Le chaton observe les arbres, lève la tête pour atteindre le sommet et manque de basculer. Ils sont si hauts qu’ils lui donnent le vertige, et semblent presque oppressants. Pour y échapper, il se met à fixer le sol, et d’un coup, il se sent mieux. Il voit ses pattes en contact avec la terre, et son esprit comprend qu’il n’y a rien à craindre. Enfin, certainement pas une chute.

— Oui... continue sa sœur. C'est bizarre tu trouves pas ? Les arbres... c'est joli. Je pensais que... qu'il y aurait beaucoup de bruit et des renards méchants. Même si, je ne sais pas à quoi ressemble le renard, haha... Hum. Tu crois que c'est Frelon et Tigrée qui ont fait un piège ?
— Je ne crois pas, ils se sont vraiment fait disputés par leur maman, je les ai vus.

Pendant qu’il attendait en vain leur maman.
Quelque chose de brillant attira son attention, un peu plus loin. Après quelques foulées maladroites, Petite Glycine se retrouva face à une flaque d’eau plutôt profonde. La première chose qu’il remarqua, ce fut ce petit insecte qui glissait à sa surface. Et puis, enfin, son reflet.
Qui lui donna une explication aux regards mal à l’aise des autres chats de son Clan quand ils le voyaient. Qui lui donna une explication au regard empli de déception de sa mère.
Il n’était pas très beau. Pas beau du tout, même. Il n’avait pas la bouille d’ange des autres petits chatons, ce joli petit visage attendrissant. Il ne ressemblait ni à Petite Feuille, ni à Petite Nuit, ni à Petite Bécasse, ni à Petit Souffle ni à aucun autre. Il eut lui même un mouvement de recul face à ce sourire disgracieux qui refusait de quitter son visage, qui le marquait à vie. Il refusait de croire que c’était là vraiment son visage. C’était juste un piège de Frelon et Tigrée et voilà.

Malgré son fragile déni, il se surprit à tourner la tête vers sa sœur, pour comparer le reflet qu’il avait vu avec son visage. Et c’est là qu’il le vit. Non pas le sourire mortifère qui ressemblait un peu trop au sien, mais le sang, qui coulait de son oreille. Il n’avait jamais vu de vrai sang s’écouler d’un animal encore vivant, mais il savait que c’était mauvais signe. Très, très mauvais signe.
Est ce qu’un prédateur l’avait attaqué sans qu’il s’en rende compte ? Est ce qu’il n’avait pas su la protéger pendant qu’il était trop occupé à regarder la flaque d’eau ? Petite Glycine voulu crier à l’aider, mais il se rappela que hausser la voix ferait du mal à Petite Feuille. Il hésita à retourner au camp, mais il ne pouvait pas simplement l’abandonner ici. Alors il se mit à courir vers elle pour se serrer contre son corps, pour la protéger comme il pouvait de cette menace hypothétique qui planait au dessus d’eux. Et il se mit à pleurer. Parce que ce n’était qu’un chaton, parce que sa sœur était blessée et peut-être même qu’elle allait mourir comme les proies que leur père leur rapportait des fois à la pouponnière et il ne voulait pas voir le corps de sa sœur qu’il aimait temps être inerte comme elles. Parce qu’il y avait sans doute un prédateur là bas, le même qui avait attaqué Petite Feuille pendant qu’il avait le dos tourné et qu’il ne voulait pas qu’il revienne. Parce que la boule de mousse n’était plus vraiment importante. Parce qu’il ne savait pas quoi faire d’autre.
Petite Glycine essaya de lécher le sang qui s’écoulait sur son visage, délicatement pour ne pas lui faire mal. Le gout était le même que celui des souris et des écureuils et lui fit prendre conscience qu’ici bas, pauvres mortels qu’ils étaient, leur vie ne valait pas mieux que celle d’un autre, qu’ils pourraient très bien devenir le futur repas d’un chien ou d’un faucon.