A convocation of fauns || Nuage de Feuille

À vrai dire, on ne lui avait jamais vraiment appris à tuer ses proies proprement. Il savait qu’il fallait viser la nuque, et la briser d’un coup sec, pour achever l’animal rapidement et sans douleur… mais s’il connaissait la théorie, la mise en pratique était une autre paire de manches. Nuage de Glycine ignorait comment faisaient les adultes pour viser de façon aussi précise la colonne vertébrale de proies bougeant dans tous les sens, parfois minuscules, et pour ne briser qu’elle. Il n’avait jamais réussi — alors il prenait leur cou, serrait très fort et, lorsqu’il les relâchait, elles étaient mortes… avec la nuque tordue. Il en avait un peu honte : toutes les autres proies du tas de gibier avaient été correctement abattues, et étaient toutes en bon état. Mais bon, au moins, il ne revenait pas les pattes vides.

Sa sœur reconnu cette petite « signature maladroite ». Cela rassurant Nuage de Glycine, en partie : elle ne les avait peut-être jamais mangées, mais au moins, elle les avait remarqué. Il n’avait peut-être pas fait tout cela pour rien.

— Tu croyais que c’était qui ? demanda-t-il par pure curiosité.

Un admirateur secret ? Un vieux gars carrément flippant qui aurait des vues sur une gamine mais n’assumerait pas ?

— Tout ce que j’ai capturé… je le mettais devant la pouponnière. Ma première proie, euh… c’était un écureuil. Je l’ai jamais mangée.

Elle avait été la première d’une file de proie au cou tordu qui avaient suivi, chaque fois qu’il capturait quelque chose. Il les déposait par terre, dans le froid de l’hiver, à attendre et à espérer que sa sœur les remarque, et les mange.

— Et, si, pour la rivière c’est important, reprit-il, le regard plus sérieux. Tout est gelé, ça glisse, t’aurais pu tomber dedans et la glace se serait brisée et t’aurais pu te noyer.
S’il enchaînait les mots avec une rapidité qui trahissait sa nervosité et son agacement lié au fait que sa sœur n’avait pas respecté sa seule consigne, il veillait à ne pas hausser le ton.
— La rivière, elle peut tuer, alors, tu reviendras avec Source si tu veux et elle te repêchera si tu tombes, mais tant que c’est que toi et moi, on s’en approche pas. C’est compris, cette fois ?

Il balaya l’air de sa queue, pour laisser comprendre qu’ils passaient à autre chose, maintenant.

— Aller, mange, et après on reprend la route. Tu pourras jamais devenir forte si tu manges rien. Les chats trop maigres, ils ont jamais de muscles…

… parce que leur corps préférait utiliser le peu de réserves pour survivre dans ces conditions difficiles et créer un peu de graisse s’ils le pouvaient, mais ça, c’était de la théorie bien au dessus de sa compréhension.
Il ne disait pas cela avec la volonté de juger sa sœur : il s’inquiétait sérieusement pour elle, comme depuis une lune, maintenant.

Nuage de Feuille n’entend pas les choses de cette oreille. Elle lui répond par de grandes et belles phrases, qu’elle a du travailler durant sa lune à ruminer seule dans son coin (et encore, pour ruminer, il fallait avoir avalé quelque chose au préalable). Les siennes, à côté, font pale figure, mais ça ne le dérange pas. Ce sont plutôt le sens derrière les mots qui le tendent et lui font mal. Elle lui explique qu’elle a l’impression de disparaitre quand il la regarde, alors il baisse la tête et détourne les yeux. Elle lui rappelle qu’elle a eu mal, et c’est en grande partie par sa faute — il le sait. Il n’y a pas de retour en arrière, il vivra à jamais avec ce poids dévorant sur les épaules : celui d’avoir blessé, brisé sa sœur, d’être la cause de sa maigreur aujourd’hui. Il voudrait tellement pouvoir remonter le temps pour se rattraper, mais ce n’est pas possible. Tout ce qu’il peut faire, pour l’aider, c’est chasser pour elle.

— […] ce n'est parce que j'ai maigris, que je suis petite, que j'ai eu mal, que je ne pourrai jamais rien faire de ma vie !
— J’ai jamais dit le contraire, marmonna Nuage de Glycine.
— J'ai bien l'intention de m'entraîner, de grandir, de devenir super forte ! C'est... mon devoir, en quelque sorte.

Pour ça, faudrait d’abord que tu manges, se retint-il d’ajouter. Mais il garde ses pensées pour lui pour ne pas la blesser davantage.
Et comme une réponse à sa prière silencieuse, Nuage de Feuille croque dans le pigeon encore chaud. Il ne la regarde pas, pour lui laisser son intimité, pour ne pas lui donner l’impression de disparaitre.

Son frère le sait : elle fait l’effort de manger, alors qu’elle n’a pas faim.

Alors il s’ouvre, un peu. Un effort en échange d’un autre, pour l’encourager.

— Quand on était petits, tu m’impressionnais toujours, commença-t-il, pendant qu’elle mangeait. Je t’avais toujours trouvée plus forte que n’importe qui dans la pouponnière, et je savais que c’était pas juste parce que t’étais ma sœur, mais parce que c’était vrai.

Parce que malgré sa peur panique du bruit, elle avait toujours l’air d’être capable d’affronter des tempêtes, dans tous les sens du terme. Parce qu’à l’époque, avant cette maudite sortie avec son père, elle aurait été capable de faire face à tous les danger pour protéger sa famille. C’est peut-être ça qui avait précipité sa perte, en partie.

— Tu me poussais à vouloir devenir plus fort, pour rester ton égal, parce que je te voyais là toute rayonnante et puissante et… et j’avais tellement hâte, qu’on devienne apprentis tous les deux, qu’on progresse ensemble, qu’on fasse la course dans la forêt et…

Et rien ne s’était passé comme prévu, ils le savaient tous les deux.

— … bref. Et tu sais, ce jour là, j’ai quand même fait un nid pour toi dans la tanière des apprentis, parce que je continuais d’espérer que… que tu changerais d’avis, et que tu serais là mais… du jour au lendemain j’étais tout seul, exactement comme quand je vous regardais partir seuls toi et papa, sans moi, et que je pensais que vous m’aimiez plus, mais en pire. J’avais froid, et… quand j’ai compris que tu viendrais jamais, et que j’étais forcé de rester tout seul comme ça d’un coup, j’ai cassé le nid que je t’avais fait, et après, c’est toi que j’ai cassé.

Il sentit son cœur se serrer, tout comme ses mâchoires.

— Je sais que c’est ma faute si tu es comme ça et je m’en voudrais toute ma vie, ajouta-t-il d’une voix brisée.

Mais ça ne dura qu’un instant — il ferma les yeux, se mit à compter dans sa tête, un deux trois quatre cinq pour reprendre ses esprits, et sa voix calme et posée.

— Le truc, c’est que pendant cette lune là, je me suis pas entrainé au combat une seule fois. Ça fait une lune, et j’ai toujours pas de référent. Moi non plus, j’ai plus le gout de rien, tu sais. Mais, même sans être plus fort au combat que je l’étais avant not-… mon « baptême », j’ai l’impression que si on se battait, aujourd’hui, ou que si je te donnais un simple coup de patte un peu trop fort…

Il déglutit, paralysé par cette pensée.

— J’ai l’impression que je pourrais te tuer par accident. Et on s’en fou que tu sois petite, y’a des petits trop forts, mais… ils sont pas fragiles. Et le monde, il est cruel, tu sais.

Il pensait à tous ces adultes qui s’amusaient à vouloir le briser, à cette rivière gelée qui pouvait emprisonner un chat et le noyer, à ces monstres qui tuaient chaque année des félins dans l’indifférence la plus totale, sans jamais se retourner.

— Et j’ai peur qu’il te brise comme moi je t’ai brisé. Alors, je veux pas que ça arrive. Faudrait que t’ailles voir Hirsute, tu sais, il a peut-être des plantes pour l’appétit ou… je sais pas, moi… doit bien exister un truc.

Nuage de Feuille se mit à pleurer. Sa réaction prit Nuage de Glycine par surprise. Il ne s’y attendait pas, étonnamment — alors que, pourtant, sa sœur était connue pour pleurer facilement. Peut-être qu’il ne la connaissait plus aussi bien qu’il l’avait connue, peut-être qu’à cause du temps qui avait passé, il n’anticipait plus aussi bien ses réactions. Ses sourcils se levèrent d’un coup, pour se rabaisser rapidement. Il ne savait plus où se mettre. Il leva une patte, hésitant à la poser sur celle de sa sœur, ou sur son épaule, alors qu’elle parlait, puis se ravisa.

Nuage de Feuille s’excusa, lâcha qu’ils étaient tous les deux stupides. Elle enchaînait les phrases — son frère aurait aimé lui dire que c’était faux, qu’elle n’était pas bête, que ce n’était pas sa faute à elle, mais il ne trouvait ni les mots, ni le temps pour les poser.
Alors il resta là, à l’écouter, à attendre qu’elle termine.

— Et puis je te signale que j'ai toujours trouvé les autres cruels ; parce qu'ils font tous peur. Le monde l'est aussi ? Pas grave ! Est-ce que j'ai peur ? Bien sur ! Et ça change quoi ? Absolument rien. Je me battrai contre le monde et les autres, pour toi comme pour moi.

Ça change tout, se dit-il. Ça change la perception du monde et des dangers. Ça change la façon de se comporter et d’évoluer. Ça change-

— Et je vais te prouver dès maintenant que je raconte pas n'importe quoi.
— Hey ! lâcha Nuage de Glycine, paralysé par l’effet de surprise.

Sa sœur avait abandonné son pigeon, même pas terminé, et était tout simplement partie. Elle l’avait laissé derrière, encore. Elle partait sans lui.
Et surtout, elle partait seule, sans être accompagnée. Son père allait le tuer, putain. Il attrapa la carcasse de son pigeon entre ses crocs, et fila dans sa direction, flairant sa piste.
Elle n’avait pas pu partir bien loin, mais elle avait pris de l’avance. Son oiseau comme fardeau dans la gueule, l’apprenti couru dans la forêt, puis la repéra un petit peu plus loin, se faufilant sous une branche qu’il dut, lui, sauter.

Enfin, elle s’arrêta.

— Refais plus jamais ça, pesta-t-il entre ses dents. Tu recommences, et on-

Il y avait un écureuil. Roux, comme sa sœur, flamboyant dans la neige. Sans doute avait-il loupé le coche de l’hibernation, et cherchait-il maintenant désespérément des graines et des noix qu’il aurait pu enterrer quelque part, avant d’oublier.
Il s’immobilisa, laissant sa sœur qui avait déjà pris position s’essayer à la chasse.

— Gare à ta queue, murmura l’apprenti.

Elle était longue, et fine, et lors des premières chasses, elle avait tendance à remuer incontrôlablement dans l’attente et l’excitation. Un coup à tout faire foirer.
Il lui ferait sa leçon de morale plus tard.