Lever ou baisser les yeux [avec Nuage de Tempête]

« C'est une question d'habitude... »

Tempête fronça les sourcils, essayant de capter ce qu'elle venait de dire : mais rien. Il n'avait perçu que sa voix, pas les mots qui se cachaient dedans.

Brusquement, elle bondit sur un branche, à côté. La sienne, celle qui supportait le poids des deux félins, s'agita. Pourtant, Nuage de Feuille n'était pas particulièrement lourde- Nuage de Tempête enfonça ses griffes dans l'écorce pour se maintenir en place, la suivant du regard d'un air presque penaud.

« Haw, ta réflexion est logique. C'est vrai, je ne me connais pas. Je ne me connais pas... » Ces yeux plissés, ce regard... Nuage de Tempête fronce les sourcils, l'air pudiquement sur la défensive. « Tu serais capable de m'assassiner, par haine, Nuage de Tempête ? Si nous allons un peu plus haut, je pourrai facilement te pousser. Tu mourrais. Et je dirai à tout le monde que c'est un accident. »

Il écarquilla les yeux.
Il n savait dire pourquoi cette idée lui sembla aberrante, ni pourquoi elle l'impactait autant, mais il senti les battements de son cœur se raffermir dans sa poitrine, lui faire mal. Il serra les dents, retenant un grondement trop émotif.

« Mais toi aussi, tu pourrais faire exactement la même chose. Alors dis-moi, est-ce que ta haine est forte à ce point ? » Elle avait l'air tellement sérieuse. Tellement sincère.
Sa queue fouetta l'air, compte à rebours unique.

« Me concernant, je connais la réponse. »

Il connaissait aussi la sienne, de réponse. Il n savait pas ce qu'elle attendait, la chatte devant lui, ce qu'elle voulait. Quelle était la bonne réponse ? Allait-elle faire une folie ? Tempête prenait peu à peu conscience de ce qu'il l'effrayait chez elle. Il savait ce qu'il n'aimait pas, mais la raison de ses peurs, elles avaient toujours été brumeuses.
Il est difficile de creuser quelque chose qu'on enterre.

Tempête était incapable de comprendre le fonctionnement de Feuille. Il lui apparaissait comme imprévisible, dénué de logique. Alors, elle lui faisait peur et en cet instant plus que dans toute sa vie.

Il ne voulait pas d'un nouvel incident, ne voulait pas être battu par elle. Et si elle voulait réellement le tuer ? Il lui faudrait attaquer maintenant, sans prévenir.

Son affolement se lisait dans ses yeux grand ouverts, dans ses sourcils froncés, sa mâchoire crispée et le bout de sa queue qui s'agite.

« Je connais également la mienne. » Sa voix ferme le rappela à l'ordre. Il calma son souffle, reprit un air sérieux, aux aguets, mais sûr de lui. Ses yeux n'avaient plus rien à voir avec les billes bleues d'une proie, il était redevenu chat. Il n'y a que sa queue qu'il ne parvint pas à calmer.
Et tout son corps restait prêt à l'action.

« Quelle que soit la force de ma haine, je me refuse à blesser un membre du Clan. Je te hais, Nuage de Feuille, mais tu es du Tonnerre et par conséquent, jamais je ne pourrais te faire du mal... Et si je le faisais, si je me laissais aller à la colère comme j'ai déjà pu le faire, jadis, alors je ne suis simplement pas digne d'être un guerrier. »

« La « dignité », hein ? Je te parle d'un meurtre, Nuage de Tempête, et c'est tout ce qui t'inquiète ? Hawww, adorable ! » Le visage de Nuage de Tempête se glaça de rage, il ne tira pas ses traits, se contenta de les durcir.

Elle osait rire ?

Se moquer de lui ?

« Ainsi, tu ne serrrais pas capable de me fairrre le moindrrre mal ? Peut-êtrrre pourrrai-je fairrre de toi... ce-que-je-veux ? » Elle le narguait, se gaussait de lui comme s'il n'était pas en mesure, là, tout de suite, de lui faire ravaler sa langue bien trop pendue. Oh, oui, fais donc tes griffes sur cette écorce, petite garce !
Il s'imaginait mille et une façon de le faire. Il s'imaginait bondir, mordre, griffer. Il s'imaginait, oui, parce qu'il ne bougeait pas. Tous ses muscles restèrent contracter. Il la regardait descendre, mais il ne bougeait pas. Son corps, de lui-même, lui interdisait le moindre geste, tout crisper. La rage bourdonnait à ses oreilles mais paradoxalement, elle le rendait suffisamment confus pour qu'il n'ose plus bouger.
Confus, et pourtant, il lui apparaissait à présent qu'il voyait le monde avec une étonnante clarté.

« Ne fais pas cette tête. Je plaisante bien sur ! Haw haw haw. Je suis plutôt d'accord avec toi en plus. Enfin, pas pour les même raisons, je crois. Mais je n'ai pas envie de te blesser, encore moins de te tuer. Pff-haha ! Tu as eu peur tout à l'heure, avoue ? C'était drôle, de te faire croire un truc pareil. » Elle s'agite, relève son arrière-train dans cette attitude écœurante. Tempête ne bouge toujours pas, il a l'air si calme de là-haut, le regard posé sur la chatte, sans ciller. C'est à peine s'il s'autorise à cligner des yeux.

Ne bouuuuge.... Pas. Lui intimide une voix en son fort.

« Même si je continue à te provoquer comme ça, tu n'as pas envie de faire des folies ? Hein ? Tu vas pas me sauter dessus et me pousser dans le vide, hein ? Il se passe quoi quand je te pousse à bout ? Hein, dis ♡ » Elle ondule, elle le provoque et lui, il le sait bien.

Mais la voix dans son crâne se fait de moins en moins forte et le bourdonnement assourdissant l'avale peu à peu. Elle se noie, la voix, raisonnablement, elle lutte. Mais voilà, il est y des Tempêtes contre lesquelles on ne peut pas lutter.

Et soudain, c'est un clic dans son cerveau. Un petit bruit sourd, quelque chose qu'on actionne ou, au contraire, que l'on détache.

Et, soudain, la machine se met en marche, tout se décontracte pour mieux se contracter. Tempête ne réfléchit plus, il n'est plus en mesure de le faire. Il ne sent plus son corps, tout ce qu'il sent, c'est qu'il vit. Tout autours de lui semble d'une vivacité déconcertante, tous ses sens sont aiguisés, vivaces.
Et il se sent bien.

En une demi-seconde, Tempête a bondit. De branches en branches, agile mais lourd, il descend. Il est rapide, moins que Nuage de Feuille, sans doute, mais rapide tout de même. Enfin, son poids secoue la branche contre laquelle la rouquine tenait son ventre.

Il se redresse, fronçant légèrement le museau pour découvrir ses crocs et d'un bond tout aussi vif, il se retrouve museau à museau face à elle. Tout son corps l'écrase de sa stature, gonflant le poitrail, mais il ne la touche pas. Sa truffe est si proche de la sienne qu'il peut sentir son souffle et, certainement, elle aussi.
Un grondement sourd, violent, grandit au fond de sa gorge.

« Bien sûr que j'en ai envie, petite conne. » Le ton qu'il emploie est étrange. Il articule, comme s'il était dur de parler et sa voix prend une tonalité tellement grave que l'on penserait qu'il grogne. « Je voudrais t'apprendre à ne pas te foutre de ma gueule, en fait, en te faisant bouffer ta queue. »

« Mais, tu vois, moi. »

« Moi j'essaie de ne pas avoir la faiblesse. »

« La faiblesse, là, celle qui te couvre. Tu te moque de moi ? Tu es faible, Feuille. Tellement faible que tu ne me maîtriseras jamais. »

« Kya ! Un vilain garçon s'attaque à une petite fille sans défense ! Il l'a insulté en plus, sa maman lui a pas appris que c'était mal de dire des gros mots !! »

Elle se donna l'air d'avoir peur, insupportable petite peste. Voilà qu'elle souriait, encore. Nuage de Tempête la préférait en larmes.

« Haw Tempête... des fois tu dis des choses étranges. Tu es étrange, toi aussi. » Et elle eut l'audace de le fixer. Là, ses pupilles contre les siennes, dans une intensité qui déplaisait à Tempête. Mais fier, il ne détourna pas le regard, ne bougea pas. Il ne reculerait devant rien, surtout pas devant elle.

Puis, la rouquine tourna la tête vivement pour ouvrir la gueule dans une grimace qui contracta son ventre et souleva sa poitrine. Nuage de Tempête se redressa, levant une patte face à l'odeur immonde qui envahit soudain l'espace autours d'eux. Il sentit qu'il se prit sur les pattes, quelques gouttes à peine.

Il eut envie de le lui faire ravaler d'un coup de patte furieux, mais il se retint et prit un grande inspiration, grimaçant dégoût.

« T'es pitoyable, Petite Feuille. » Son ton était plus calme, il était toujours furieux mais la tempête qui l'animait jadis s'était calmée, un peu.

Il se recula un peu, la queue battant furieusement d'impatience dans l'air.

« Je suis parfaitement normal, en fait. C'est toi, le problème. C'est toi qui a un problème. Si tu n'as pas réussi à devenir apprenti à 6 lunes comme tout le monde, si tu ne parviens pas à tenir la distance, c'est parce que c'est plus facile pour toi de te placer en victime, puis d'être audieuse, comme si t'avais raison. Tsk-... »

Il se détourna, le faisant dos. Il sentait au fond de lui cette boule gelée qui contractait ses muscles. Il n'aimait pas lui tourner le dos, il n'aimait pas ça, pas avec elle.

Serait-ce possible qu'il en ait peur ?

Il baissa les oreilles et lui jeta un regard en arrière.

« Ma seule volonté est d'être utile au clan, et pour ça j'ai pas besoin de perdre mon temps avec toi. »

« Ah oui vraiment ? Mais pourquoi t'es encore là alors ? Si tu t'en fichais de moi, tu devrais déjà être parti depuis longtemps non ? Tu n'as pas perdu ton temps, Tempête.

Tes remontrances, les insultes, ton incessant babillage de pourquoi tu me détestes... tout ça, tu l'as dit pour toi. Pour te flatter, je pense ? Et maintenant quoi ? Ton cœur est-il suffisamment gonflé de fierté ? En as-tu eu assez ? Te sens-tu suffisamment supérieur ? Tu sais moi, je m'en fiche de tout ça. Je le sais déjà, je n'ai pas besoin que tu m'expliques que j'ai un problème.

Nuage de Tempête, es-tu réellement digne de devenir un guerrier, d'après toi ? » Nuage de Tempête se figea. Il enfonça ses griffes dans le bois humide qui supportait sans difficulté leurs poids cumulés. La rage était chaude, laissait un goût de fer dans sa gueule. Elle lui donnait la nausée.

Ou alors, c'était l'odeur collée à ses pattes ?

Il se retourna vivement, violement, coup de foudre brutal. Son poil se gonfla, suivant la courbure d'un frisson qui l'agita comme le vent secoue la mer en rythme lors d'une tempête. Le museau froncé, le sien était presque collé à celui de la rouquine alors qu'une expression démente déforma son visage.
Il découvrit les crocs, le souffle rapide, chaud, qui se glissa tout contre le visage de Nuage de Feuille.

Deux, trois inspirations.

Sa voix était fut et rauque lorsqu'il parla.

« Je ne cherche pas à me flatter, pas pour ça. On se flatte de ses exploits, en fait. Te haïr n'est pas un exploit, c'est une honte. Et je fais de mon mieux pour nous permettre de nous entendre malgré tout mais toi... TOI. JE NE SUIS PAS FIER DE MOI SALE PETITE CONNE ! TU CROIS... TU CROIS QUE JE... QUE JE...

Que... Je... » Il déglutit. Sa gorge lui faisait mal, maintenant. Il ne savait même pas pourquoi il avait hurlé, mais il l'avait fait. A pleins poumons, aussi fort qu'il le pouvait- Pourtant il le savait, elle était sensible, l'ouïe de Feuille. Alors pourquoi ? Il ne s'était même pas rendu compte, au début. C'était sortit tout seul, comme un vomit.

Et ça lui faisait peur, ça aussi.

Alors il recula un peu, à peine, et il s'assit, penaud. Il ne regardait plus la pauvre petite poupée devant lui, il cherchait un point au sol. Il observa ses pattes, elles lui semblaient bizarre. Tout lui sembla bizarre autours de lui. Il déglutit.

« Tu veux savoir ?

Non... Non je ne pense pas non.

Pas encore, pas maintenant, en fait... J'aimerais, mais non. »

Parfaitement immobile, Nuage de Feuille n'avait jamais tant ressembler à une poupée qu'à cet instant précis. Le jeune félin en resta tout abasourdi, il ne s'attendait pas à ça.

Son coeur battait à tout rompre et raisonnait dans ses oreilles, mais il arrêta tout bonnement de l'entendre lorsque la queue de la rouquine frôla sa patte : il vrombissait trop vite pour ça. Une sensation étrange le parcouru et il sentit un frisson se glisser le long de son échine, soulevant son pelage en rythme.

« Hey... c'est pas grave, tu sais. »

Et elle sourit.

Nuage de Tempête resta coit un instant, stupide. Il la fixa sans savoir que dire ou que faire. Elle pouvait réellement le comprendre, elle ? Ou bien se moquait-elle de lui ? Non. Non elle souriait sincèrement. Alors, Nuage de Tempête était comme elle, faible ? C'était pour ça qu'elle avait de la compassion pour lui ?

Son poil se gonfla une nouvelle fois, les yeux écarquillés de rage et de peur.

« Je n'ai pas besoin de ta pitié ! J'suis pas comme toi ! » Feula-t-il avant de se détourner violemment.

Sa queue fouetta l'air mais n'atteignit par Nuage de Feuille et le jeune félin bondit de branche en branche sans attendre pour tenter de s'enfuir. Il pensait être digne, mais cela ne trompait pas : il avait peur.

Peur de quoi ? Même lui l'ignorait. Toujours est-il que pour lui, cette discussion était finie.