Nuage de Panthère, Nuage de Panthère, tel est mon nom désormais. Mon temps de chaton est révolu, il est l'heure d'être une Apprentie. J'avais juste imaginé que cela se passerait autrement. Dans ma tête, mon baptême aurait été un moment de félicité, je me serais avancée vers mon mentor oreilles dressées et queue frétillante, sous les regards fiers de Maman Terre et Tata Cendre. Mais tout cela ne semble plus n'être qu'une chimère, un doux fantasme des jours heureux.

Je ne dors pas, ou plutôt je ne dors plus. Je fixe le fond de la Tanière des Apprentis de l'Ombre, sans vraiment le voir. Cela fait quoi? Deux jours que je suis Apprentie? Et pourtant je suis déjà lasse de cette vie. J'effectue mes tâches sans plaisirs, j'apprends sans joie, je veux juste me réveiller de ce cauchemar. Une ombre passe par l'entrée et je tourne instinctivement la tête pour y voir Mouron Délicat. Nos regards se croisent et il me fait signe de le suivre. Tiens, ça ce n'est pas habituel. Je me lève silencieusement, le rejoins et le suis tandis qu'il va voir un autre félin. Ah, c'est mon mentor. Ah, je pars en patrouille de l'Aube. D'accord. Je suis de nouveau le Guerrier et nous rejoignons 3 autres félins. Je marmonne un salut, en inclinant la tête.

La patrouille commence et nous avançons sur les terres de l'Ombre. Nous sommes plutôt discret. Mouron Délicat reste près de moi et me parle tout en allant. Il m'explique ce qu'il se passe, pourquoi nous le faisons, notre rôle dans tout ça. Je dresse l'oreille et essaye d'être attentive. Je dois écouter, je dois être une bonne Apprentie, pour que de là-haut, Maman Terre soit fière de moi. Pour qu'elle sache que je fais honneur au sang pur Ombre qu'elle m'a léguée. J'ai de la chance aujourd'hui, la patrouille est composée de Guerriers qui cocheraient beaucoup de cases dans la liste de Maman, même si je crois me rappeler quelques doutes à cause de la famille de Luciole des Bois. Mais c'est une Guerrière alors je ne dirais rien, pour l'instant. Je feule un bon coup, pour évacuer mon mécontentement et me fais aussitôt rabrouer par le Guerrier. Du calme et de la discretion. Je ronchonne, car ce n'est pas comme si mon feulement était si fort et bruyant. Et un autre sermont tombe. Je lève les yeux au ciel et me plains dans ma tête. Il fallait que je tombe sur un casse patte.

En plus, le temps n'est pas vraiment idéal, je bénis mes longues pattes qui font que même par ma petite taille, je ne suis pas littéralement en train de nager dans la boue. Même si plus de la moitié de mes pattes sont couvertes de boue, tout comme mon ventre, mon poitrail et ma queue qui se sont fait éclabousser, tandis que nous avancions. Je vais avoir du travail pour me nettoyer, après tout ça. Et mon énervement augmente. Je suis sale, je me suis fait gronder pour rien du tout. Je retiens avec peine un autre feulement et je ralentis légèrement, je n'ai pas envie d'être aussi proche du matou. Je n'aime pas l'idée qu'on me reproche quelque chose. Maman disait que je serais une bonne Guerrière grâce à mon sang, alors qu'importe un petit bruit, je suis sure qu'il le fait exprès car il est Guerrier et moi non. Tout le positif que j'avais pu avoir du félin me quitte peu à peu. Je suis sur les nerfs et il faut que je me calme. J'hésite puis me décide, ça ne prendra pas longtemps, et je les rattraperai facilement après.

Lorsque la patrouille s'élance sur une butte, je profite de l'occasion, j'attends qu'ils observent tout sauf moi et je m'éloigne du groupe de chats. Je les vois repartir et je poursuis mon chemin, plongeant dans un buisson qui pourrait me dissimuler un peu, moi et mon pelage si clair qu'on me voit de loin. Je continue un peu et arrive à une souche d'arbre sur lequel je passe ma rage, griffant et pestant contre ce matou qui se croit tout permis. Je le hais, je voudrais bien lui sauter dessus pour lui arracher une oreille, si je savais me battre. Je commence à faire des allers-retours devant ma souche, grognant et marmonnant des propos incomprégensibles. Et puis, je finis par me calmer. Je suis trop tendue, il faut que je n'ai plus ce genre de saute d'humeur, c'est indigne de mon sang. Je fixe mles pattes boueuses, couleur terre, couleur Terre. Je... Elle me manque. Je veux la voir, je veux me serrer contre elle, sentir sa chaleur, son odeur. Pourquoi m'a-t-elle laissée?

L'odeur d'un chat se fait sentir et j'en sursaute presque. Oui c'est vrai, j'ai abandonné la Patrouille. Je... C'est pas comme ça que je serais digne de ma lignée. J'ai honte. Je suis une Apprentie, je me dois d'écouter les Guerriers, aussi énervants soient ils. Je retourne sur mes pas et vois la fourrure rousse de Luciole des Bois. Un instant d'énervement passe. Pourquoi ça devait être la seule de la Patrouille avec un passif de la liste de Maman? Enfin, je dois prendre sur moi. Je m'avance encore, je dois être bien visible. Je passe un buisson, puis j'avance... Enfin j'essaye d'avancer. J'ai tenté de passer et je me suis coincée. Oh non, la honte. Mes oreilles me chauffent et je les rabas. Je ne suis plus à ça près maintenant. Pathétiquement je quémande l'aide de la Guerrière.

Je vois bientôt la tête rousse de la guerrière et son regard vert posé sur moi. Je ne sais pas vraiment pourquoi mais une boule d'énervement me tord les entrailles et j'ai juste envie de feuler à nouveau, qu'on me laisse seule, même coincée ici. Mais non, je ne peux pas. Et surtout Luciole des Bois ne va certainement pas m'obéir. Je m'attends au flot de reproches, à un sermon encore plus brûlant qu'avec l'autre, à une correction qui rentrera dans l'Histoire avec un grand H. Mais rien de tout ça n'arrive. J'entends plus que je ne vois la guerrière dégager une branche par-ci une autre par-là. J'essaye d'avancer, mais rien n'y fait. Quand Luciole des Bois reprend la parole, je me crispe un peu. J'ai peur de lui faire confiance et d'en souffrir, mais ai-je vraiment le choix? Pas sûr. Je sens des crocs s'enfoncer dans mon cou et je panique légèrement. Maman avait-elle raison? La traîtrise se transmet à la famille et je vais mourir ainsi? Je sens qu'on me tire et je ferme les yeux. Même si c'est le cas, que ma vie aura été très courte et que je n'ai pas pu apporter à l'Ombre tout ce que je pouvais lui donner, tant pis, au moins je retrouverai Maman.

Puis, soudain, plus rien ne me serre, je ne sens plus les épines contre moi. J'ouvre les yeux et tombe sur le regard vert de la Guerrière où il n'y a que de la gentillesse. J'ai honte d'avoir douté d'elle. Mais Maman Terre ne peut pas se tromper, si? Elle ne me disait que la vérité, non? Je ne sais plus. Enfin bon, l'heure est venue de me faire remonter le poil. Je suis tellement certaine que ça va arriver que lorsque la voix de Luciole des Bois, si douce et calme, retentit, j'en sursaute. Je lève mes yeux vers elle, ébahie. N'importe quel Guerrier m'aurait juste grondée en me disant que j'étais désobéissante, dangereuse et je ne sais quoi d'autre. Ma colère fond dans mon ventre et je ne peux que bégayer une réponse.

Mes paroles se brouillent tandis que j'arrête de parler. Je ne sais pas pourquoi je lui parle. Que pourrait-elle comprendre à ce que je ressens? Et puis elle a du sang de traître qui coule dans sa famille. Elle n'est pas digne de confiance. Elle va juste me gronder, ce n'était que repousser le mauvais moment. Je serre les dents très fort, attendant que l'orage n'éclate.

J'attends encore et toujours que les éclairs se déchainent. Je perçois un mouvement et je me fige. Va-t-elle m'apprendre cette leçon à la griffe? Rien de surprenant au vu de sa famille. Tant pis, je subirai cette violence bien digne d'une famille de traîtres! Pourtant aucun coup ne vient, pas de douleur, pas de sang. Je risque un regard vers la Guerrière pour la voir d'allonger. Mes yeux s'arrondissent de surprise. Déjà, s'allonger dans la boue n'est certainement pas une bonne idée, ça donne beaucoup plus de surface à nettoyer par la suite. Pourtant je ne peux m'empêcher de relâcher les muscles que je ne pensais pas avoir crispés. J'hésite un temps, deux temps avant de m'allonger à mon tour, grimaçant à la sensation humide sous mon ventre. Puis la féline rousse parle. Si doucement que j'ai l'impression que ce n'est qu'un rêve et pourtant il semble bien que ce soit réel. Pourquoi devrais-je être douée? C'est si évident que je ne comprends pas pourquoi elle pose la question. Est-ce une moquerie ou de la jalousie? Il ne me semble pas. Méfiante je formule d'abord mes idées en pensée avant de les laisser sortir.

Lorsque la queue de la Guerrière m'effleure, je me crispe. Un temps, deux temps, avant de me détendre un peu. Il me semble que cela fait une éternité que je n'ai pas eu de contact avec un autre félin, depuis la mort de Maman en fait. Deux petits jours qui me semblent pourtant représenter toute une vie. Je ferme un instant les yeux pour profiter de cet instant, je sais bien que je suis faible, mais juste un instant. C'est chaud, c'est doux, c'est chaleureux. Juste encore un tout petit peu. Je dois juste ne pas pleurer, ce n'est pas digne de moi, ce n'est pas digne de ma lignée, je dois tenir, être fière et forte, comme Maman, repousser les attentions de cette féline au sang de traître. Mais je n'y arrive pas, je suis vraiment trop faible.

Et puis la voix de Luciole s'élève dans le silence. Tellement différente de celle de Maman, plus douce, plus gentille, plus calme. Je me crispe dès la troisième phrase. Non, ce n'est pas vrai. J'ai un devoir envers le Clan, envers ma famille. Maman a bien été claire dessus, aucun doute possible. Je sursaute légèrement en croisant le regard vert de la Guerrière, tandis qu'elle continue, tout aussi doucement. Pas juste du sang. Ce n'est pas ce que Maman disait. Luciole ne sait rien finalement, rien du tout. Un grondement résonne dans ma gorge, je sais que je devrais le retenir, mais je n'y arrive pas. Et le venin sort de ma bouche, sans filtre, alors que je me relève sur mes quatre pattes en un éclair, hors de portée de la Guerrière et de sa gentille, loin de sa chaleur, loin de son calme.

La queue de la féline rousse claque sur le sol. Juste un petit clac, mais le silence se fait, aussi sûrement qu'après un éclair. Je me fige, dans l'attente d'un mouvement de sa part. Va-t-elle se relever brusquement pour se jeter sur moi, tenter de me faire taire de ses griffes. Après tout ces chats n'ont que ça, la violence pour ignorer leur saleté. Verser le sang pour oublier à quel point le leur est abominable et indigne de l'Ombre. Mais non, elle ferme les yeux, inspire, expire et rien ne se passe. Un instant, un faible instant, un très très court instant, je ne peux que l'admirer. J'ai eu beau l'assaillir de toute cette vérité, elle reste fière et elle est belle. Si belle. Et elle a l'air si forte... Je ne dois pas penser ça. Je n'en ai pas le droit, mais juste ce moment, oui juste un bref instant.

Enfin la Guerrière parle. Mais nulle colère dans sa voix, nulle haine. C'est perturbant. Je pensais qu'elle se vexerait de cette vérité et pourtant non. Pourtant, je ne peux retenir un frisson. Oubliée la gentillesse et la chaleur. Tout aussi calme qu'avant, Luciole des Bois me demande de continuer et je suis si déboussolée que mes yeux s'écarquillent. Quel chat voudrait s'entendre dire ça? Quel chat pourrait le supporter? Mais je l'ai bien récité, suffisamment de fois avec Maman. Alors je m'assois, faisant fi de la sensation désagréable de la boue. Si elle veut apprendre, je me dois de tout lui dire. Peut-être se rendra-t-elle enfin compte de la vérité des enseignements de Maman, qu'elle se rendra compte de l'horreur de son lignage. Mais c'est peut-être trop demandé à une liée à un traître.