Lazarus Drug // Crabe Batailleur [lune 40/41]

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Il entendait… comme des voix, au loin. Mais elles n’avaient aucun sens, pas plus qu’il ne pouvait leur en donner. Sa tête lui semblait horriblement lourde, et son œil droit semblait prêt à exploser à tout moment. Crinière de Glycine ne savait même plus dans quel sens, ou dans quelle position il se trouvait. Son environnement avait comme cessé d’exister. Il n’y avait plus qu’une sorte de voix, lointaine, qui semblait l’appeler. Mais il n’en avait aucune certitude.

[...]

Ce n’était pas la première fois qu’il avait la sensation qu’on le forcer à plonger dans un profond sommeil sans rêves, pour le réveiller par la suite. S’il ne se sentait jamais bouger de sa cage, il savait que les bipèdes profitaient de cet étrange sommeil pour le déplacer à leur guise. La dernière fois, il s’était réveillé avec d’étranges fils cousus dans sa gueule. Aujourd’hui, son œil droit ne lui faisait plus mal. C’était comme s’il avait été libéré d’un poids – même si les longs tubes qui lui rentraient dans le museau, et ceux reliés à sa patte ne cessaient de le déranger. Et même s’il ne voyait plus rien, il ne lui fallut pas longtemps avant de réaliser que… son œil n’était tout simplement plus là. L’orbite était désormais vide, et la paupière (enfin close, après être restée ouverte pendant des jours à cause de son œil qui avait triplé de volume) était scellée par d’autres fils. Il se sentait toujours dans les vapes, jamais pleinement conscient, ni vraiment inconscient. Mais plus le temps passait, et plus il avait l’impression d’être réellement réveillé. D’autant plus maintenant que cette masse qui lui servait d’œil avait été retirée.

– T’as un peu moins une sale tronche qu’avant, avec ton œil en moins !

Ah, première bonne nouvelle.
S’il ne pouvait toujours pas « voir », il savait que la petite voix venait du chaton dans la cage en face de la sienne. La même qui l’avait appelé pendant des heures et des heures, à son arrivée ici. La première question qu’elle lui avait posé (ou, en tout cas, celle dont il se souvenait) lorsqu’il avait été en état de lui répondre, avait été « tu sens pas comme les domestiques. Toi aussi, tu viens du dehors ? »
Ça lui avait rappelé l’existence des Clans.

– Hawhaha, c’est facile de se moquer alors que je ne peux pas encore te voir, moi.
– J’me moque pas, t’avais vraiment une sale tronche !
– Haw ?
– J’te jure, j’osais pas le dire, mais ton œil, il était dehors carrément !! Un peu plus et il… il roulait sur le sol, comme ç-aaaaaa…

Le bruit lui laissa comprendre qu’elle avait essayé une roulade dans sa cage, mais que le plâtre qui lui immobilisait la patte était venu cogner contre les parois.

– Ça va ? s’enquit-il.
– Ça va, je gère, je gère !!

Elle gérait pas du tout.
L’effort dans sa voix trahissait ses tentatives infructueuses de se redresser, mais elle semblait coincée sur le dos, le plâtre contre le mur métallique de la cage.

– T’es bloquée ?
– Nan, nan t’inquiète !!

Nouveau cognement contre la paroi. Nouvelle tentative, nouvelle échec.

– … en fait, je crois que si.

Crinière de Glycine pouffa de rire, pour dédramatiser la situation, et il entendit au soupir de la jeune chatte qu’elle tira une mine boudeuse. Être bloqué dans une telle position, cela signifiait que les bipèdes allaient bientôt arriver pour la déloger avec leurs grosses pattes, comme lorsque le matou s’était entremêlé dans tous les tubes reliés à son corps, il y a plusieurs jours. Et autant lui qu’elle détestaient quand ils venaient pour les toucher, avec leurs horribles pattes allongées sans poils. Certains avaient même essayé de les caresser comme des chats domestiques – ils avaient vite arrêté.

– Crinière de Glycine ?
– Mh ?
– Tu me racontes une histoire, en attendant ?

Tous les jours, elle lui demandait une histoire. Il aimait beaucoup les lui raconter, mais son esprit, toujours embrumé par la confusion et l’amnésie, n’était pas toujours très coopératif. Comme ce jour là, où il n’avait pas vraiment d’idée.

– Mhh… tu voudrais une histoire qui parle de quoi ?
– Bah… ç’aurait été comment ma vie, si j’étais née au Clan du Tonnerre, moi aussi ?

Crinière de Glycine se tritura les méninges. Elle ne serait pas encore guerrière, à son âge, c’était certain. Mais serait-elle déjà apprentie ? Il lui semblait que c’était l’été, dehors, mais il n’en avait plus vraiment la certitude.

– T’as déjà connu l’hiver ? La saison des neiges ?
– C’est quoi ?

Bon, première certitude : elle était très jeune.

– Haw, c’est… dur à expliquer. Tu verras par toi même. Mais, mh, si t’étais au Clan du Tonnerre… eh bien, aujourd’hui, tu serais sans doute à la pouponnière.
– La pouponnière ?
– Là où grandissent les chatons.
– Mais je suis plus un bébé !!! s’offusqua-t-elle.
– Il faut attendre 6 lunes avant de devenir apprenti… dans la pouponnière, il y a des tout petits chatons, et… des jeunes chats bien plus grands, comme toi.
– C’est nul, de devoir attendre aussi longtemps.
– C’est comme ça. Eh puis, à ton âge, t’aurais sans doute pas eu à attendre bien plus longtemps.
– Et mon nom, il aurait changé, c’est ça ?
– Oui, il aurait commencé par « Petit », « Patte » ou « Boule » en tant que chaton, et lors de ton baptême d’apprenti, ce serait devenu--
– « NUAGE » !!
– C’est ça, tu as bien retenu, s’amusa-t-il.
– Et tu penses que ç’aurait été quoi, mon nom ?

Il leva la tête vers le ciel d’un air pensif, quand bien même il ne voyait rien d’autre que l’obscurité la plus totale, pour le moment. Il ne pouvait pas se baser sur son apparence physique pour la nommer, alors il chercha du côté de son caractère. Petite Tornade ? Pas mal, mais pas ce qui lui plaisait le plus. Petite Furie ? Non, trop… trop. Puis, comme une évidence, un autre nom s’imposa à lui. Un joli nom, qui apportait avec lui un sentiment de tranquillité, quelque chose de paisible dont ils auraient tous les deux besoin. Un nom qui lui réchauffait le cœur, aussi.

– Petite Feuille. Je pense que ça t’irait bien.

[...]

Les jours passèrent, et, dans l’ensemble, se ressemblèrent. Il y eut quelques progrès notables : Crinière de Glycine retrouva progressivement la vue de son unique œil, on lui retira cet horrible tube qui lui perçait le nez, pour le laisser enfin manger et boire par lui-même. Tous les jours, Petite Feuille (qui avait adopté son nom, en fière chaton honoraire du Clan du Tonnerre…) et Crinière de Glycine se racontaient des histoires. Certaines complètement farfelues, d’autres moins, voire complètement terre-à-terre sur les Clans, et sur ce dont il se souvenait. A mesure qu’il en discutait, des bribes semblaient lui revenir, même s’il faisait toujours face à cette terrifiante zone d’ombre – ce trou noir dans sa vie, qu’il ne retrouverait peut-être jamais.

Puis, un matin, alors que tout le monde dormait encore, un bipède pénétra dans le chenil. Il ouvrit sa cage, pour le saisir avec ses gros gants. Crinière de Glycine se mit à cracher et feuler furieusement, alors que Petite Feuille poussa un cri. On lui enfonça la tête pour le forcer à se tenir dans une plus petite cage (mobile, cette fois ci), et on l’emporta ailleurs, et il ne put rien faire d’autre que regarder Petite Feuille, et sa patte dans son plâtre, s’éloigner.

[...]

Le monstre s’arrêta sur un petit chemin de campagne. Son ventre s’ouvrit, puis se referma, dans ce même bruit de claquement qu’il avait entendu la première fois qu’on l’avait amené. Le bipède marcha quelques minutes, comme pour s’éloigner du chemin du tonnerre, puis posa la cage au sol. Crinière de Glycine n’avait cessé de grogner furieusement depuis qu’on l’avait enfermé de force dans cette horrible boite. Alors, quand la porte s’ouvrit, il ne réfléchit pas. Il fonça à toute allure, droit devant lui, trébuchant deux, voire trois fois, mais retrouvant rapidement ses marques. A rester enfermé pendant des semaines, il en avait perdu sa musculature, mais pas son désir de vivre, de s’éloigner au plus vite de ces affreux bipèdes. Il osa jeter un regard derrière lui, et fut tellement heureux de constater que la silhouette du bipède diminuait au loin, signe qu’il ne le poursuivait pas, qu’il ne remarqua pas la rivière avant de tomber dedans la tête la première.

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La journée n'avait pas pu être plus belle pour Crabe Batailleur qui s'était porté volontaire pour aller chercher diverses mousses et brindilles pour refaire les nids du camp. Depuis quelques jours, le clan se préparait à rejoindre leur campement, maintenant que la rivière s'était calmée. Le gros mâle n'en avait été que ravi, impatient de retrouver son nid douillet et ses bonnes vieilles habitudes. Il savait Ru Opalin peu à l'aise à l'idée d'être aussi proche des coureurs de lapin, le sentant sursauter au moindre bruit la nuit, et Crabe étant Crabe, il n'avait fait que de le traiter de chochotte avant de se rapprocher de lui et de se rendormir. Comment en vouloir à son frère pourtant ? Il ne comprenait que trop bien cette peur - car Crabe avait peur - de subir une nouvelle attaque nocturne, de perdre son frangin sans avoir le temps de lui dire au revoir. Ru témoignait de cette peur en étant nerveux, Crabe en étant agressif, pourtant, les deux frères avaient réagi pareil lorsque le rouquin annonça la nouvelle : il avait trouvé la guerrière qui avait tué leur mère et mieux encore, il s'était battu avec ! Un vrai moment de complicité s'était fait ce soir là, et leur relation fraternelle n'en avait été que renforcée.

"Moi je pense que, hihi, rit-il, il faudrait, hihihi, faire un jour férié ! Faudrait fêter ça pendant des lunes et des lunes!"

C'était pour cette raison que Crabe Batailleur s'était donné comme mission de trouver de la mousse parfaite pour refaire le nid de son frangin. Il se permettait de perdre du temps à être indécis et pointilleux quant à la qualité de la mousse, se laissant même aller à abandonner quelques boules qu'il jugeait trop inutile.

Un tas de mousse avait été posé à côté d'un arbre, Crabe Batailleur regardait à présent les poissons dans l'eau. Ses papilles s'affolaient chaque fois qu'un poisson s'approcher de la rive où il était recroquevillé et son ventre gargouillant ne lui était d'aucune aide, lui hurlant de taper dans l'eau pour choper une proie. Cependant, et alors qu'il avait une patte dans les airs prête à frapper l'eau, les poissons se mirent à paniquer, laissant Crabe Batailleur et sa moue boudeuse, seuls.

La raison ? Ce félin qui essayait de s'échapper de l'eau. La moue boudeuse du rouquin quitta son visage pour se faire remplacer par un regard moqueur, puis perplexe. Ce félin-là, il le connaissait, non ? Crabe Batailleur se releva pour suivre - sur la terre ferme, bien évidemment - le guerrier qui se faisait emporté par le courant.

"Faut qu'tu écartes les doigts et que tu battes des pattes, déclara-t-il sans savoir si l'autre l'entendait, pas besoin de paniquer va, j'suis là"

Le rouquin regarda l'autre guerrier faire - ou pas ? - puis décida d'intervenir. Rentrant à son tour dans l'eau, il agrippa le matou par la peau du cou avant de le tirer vers la rive - non sans mal, il n'était pas le meilleur nageur de son clan après tout -. C'est une fois que le félin fut calmé que Crabe Batailleur put le reconnaître : il s'agissait de Nuage de Glycine, cet apprenti avec qui il s'était battu quelques lunes auparavant.

"Tu vas bien, mon p'tit gars ou, woooAAOUH, miaula-t-il impressionné, c'est moi qui ai fait ça, là ?"

Nuage de Glycine avait un œil manquant.

"Naaan, ça peut pas être moi, je sais que j'suis fort, mais je suis pas fort au point de retirer des oeils.. En tout cas c'est trop la classe."

Que le guerrier en face de lui réponde ou non, Crabe Batailleur n'avait de toute évidence pas écouté la réponse, car le voilà à tourner autour du matou, l'inspectant du bout de la queue jusqu'aux oreilles.

"T'as changé la couleur de tes poils, j'ai remarqué. T'as fait comment ?, demanda-t-il avant d'enchaîner, ça dit quoi de beau sinon ? C'est Glyquine ton nom, nan ? Clymine ? ~~Nitro~~Glycérine ?"

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Lazarus Drug // Crabe Batailleur [lune 40/41] Te0j

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Haw, merde, se dit-il sur un ton qui aurait pu être sarcastique, si la panique ne le saisissait pas complètement. Il venait de retrouver sa liberté – et il l’avait vue, au loin, la forêt – sa maison, dont il avait oublié les détails, et qui était redevenue si claire lorsque ses yeux l’avaient croisée même le temps d’une seule demi-seconde. Il était libre, et voilà qu’il allait crever dans l’eau de la rivière.
Incapable de réfléchir, ses mouvements étaient ceux d’un chat tombé de trop nombreuses fois sur la tête : complètement désordonnés, cherchant désespérément à s’accrocher à la surface de l’eau, qui ne cessait de se refuser à lui.

Je vais vraiment mourir ici ? Après tout ça ?, pensa-t-il, désespéré. Chaque fois que son museau perçait la surface, il ouvrait la gueule pour chercher de l’air, mais ne trouvait que des gerbes d’eau, portées par les vagues. Puis, en cherchant une nouvelle fois son souffle, il trouva du regard une silhouette rousse. Une silhouette… familière, mais qui pourtant ne lui disait rien. « Aide moi ! », voulu-t-il crier, mais il n’avait pas suffisamment de souffle à gaspiller pour s’attarder sur des plaintes qui, de toute façon, auraient sans doute été inutiles. Le chat roux se contentait de le suivre sur la rive, alors qu’il était emporté par le courant. Pas paniqué pour un sous, Crinière de Glycine se demandait s’il allait simplement le regarder mourir, là, comme ça. Comme un misérable.

Il repensa à Petite Feuille, se demandant si elle allait bien, en ce moment même. Ils avaient été séparés, et il n’y avait aucun moyen pour lui de la retrouver, tant qu’elle était encore prisonnière des bipèdes. Il repensa à la Tempête et à l’Oiseau, au Serpent et à la Louve qui étaient ses parents. Il voulait se rappeler plus clairement d’eux. Il savait qu’ils avaient eu une vie plus ou moins longue ensemble, avant qu’il ne se retrouve chez les bipèdes. Il voulait rattraper ce temps perdu, ces souvenirs disparus. Il avait tant à faire. Haw, ils doivent s’inquiéter, pensa-t-il. Quelque part, il espérait qu’ils s’inquiètent. Qu’il y aurait quelqu’un pour l’attendre et l’accueillir, à son retour. Ou peut-être qu’ils me croient déjà morts, et ce serait peut-être pour le mieux. Retrouver mon cadavre, ça leur permettra de faire le deuil.

Mais la mort devrait visiblement attendre un autre jour. Le chat roux s’était enfin décidé à agir, le saisissant par la peau du cou pour le ramener sur la berge. Dès qu’il sentit l’herbe sous ses pattes, Crinière de Glycine planta ses griffes dans la terre, s’y agrippant pour ne jamais risquer de retomber dans l’eau. Il toussa, crachant puis vomissant l’eau qu’il avait avalé, pour relever la tête vers ce chat qui l’avait sorti de là (après, semblerait-il, s’être bien amusé de sa situation).

Visiblement, ils se connaissaient. Et pas pour de bonnes raisons. Le mâle lui demanda si c’était lui, le responsable de son œil. Il glissa celui qui lui restait vers les cicatrices de son flanc, bien antérieures à l’accident qui l’avait mené chez les bipèdes. C’était lui qui avait fait ça?
Crinière de Glycine se redressa pour s’ébourrer et chasser l’eau de son pelage. Il espérait que non. Ce serait quand même… quelque chose, d’avoir été blessé ainsi par un chat aussi… ridicule.

- Crinière de Glycine, répondit-il pour répondre à sa question. L’œil, c’est les bipèdes qui l’ont pris.

Il ignorait pourquoi ni comment, mais, pour autant, il ne leur en tenait pas rigueur. Il lui avait fait terriblement mal, les jours précédents son énucléation.

- Et toi, t’es qui ?

Peu importe qu’ils étaient supposés se connaître : autant aller droit au but.

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"Crinière de Glycine ? Ah ouais, c'est cool comme prénom"

Simple réponse pour être poli, car en vérité, il ne savait pas ce qu'était une glycine. Ce qui l'intrigua, c'était le fait que les bipèdes lui avaient piquer son œil. Ça le fit frissonner : encore une raison pour redoubler de vigilance et ne pas se faire attraper. Crabe Batailleur avait déjà entendu des histoires déroutantes de chats de clan qui disparaissaient et revenaient plus léger, devenus incapable d'avoir des petits. Autant mourir que de perdre la capacité de créer une armée de mini Crabe.

"Mais ton yeux il va revenir, tu crois ? Ou il va repousser ?"

Bah quoi ?

"Moi c'est Crabe Batailleur au fait, miaula-t-il, du Clan de la Rivière. On s'était vus au quatre chênes tu te rappelles ?"

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Crinière de Glycine s'ébourra à nouveau. Il détestait être trempé. Plus encore lorsque ça ne venait pas de la pluie, mais d'un plongeon involontaire dans la rivière qui avait bien failli le noyer. Il avait l'impression d'avoir de l'eau dans l'une de ses oreilles, chose particulièrement désagréable. Et, après près d'une lune à supporter un tuyau enfoncé dans son museau et un autre dans sa patte, et bien d'autres éléments désagréables, il s'en serait bien passé, là, maintenant.

Quand le matou de la Rivière lui demanda si son œil allait "revenir", il se demanda s'il avait mal entendu. Il dévisagea malgré tout le guerrier d'un air incrédule, comme s'il avait vu une musaraigne chasser et dévorer un blaireau dans la forêt.

- T'as déjà vu un œil repousser de lui-même toi ?

Il ne savais pas vraiment quoi penser de ce chat étrange, qui lui rappelait, d'une certaine manière, un apprenti dans le corps d'un guerrier. C'était... bizarre. Il n'arrivait pas à imaginer qu'un idiot pareil puisse être la cause derrière sa longue cicatrice sur le flanc. Ca devait être autre chose, certainement.

Crabe Batailleur, qui devait probablement se battre avec son intelligence, se disait Crinière de Glycine, lui demanda s'il ne se rappelait pas de lui. Le guerrier du Tonnerre se concentra, plissant les yeux pour essayer de retrouver ne serait-ce que la bribe d'un souvenir - le moindre petit détail qui pourrait lui rappeler ce chat là.

Rien. Rien d'autre que du vide.
C'était comme si, à cet instant, il essayait de se rappeler de quelque chose qui n'était jamais arrivé. Cet énorme trou noir sans fond qui avait avalé ses souvenirs le terrifiait, quand bien même il n'en montra rien. Il savait qu'il lui manquait quelque chose. Mais à la place, il n'y avait plus rien. Rien d'autre que le vide le plus profond.

- Ta tête me dit rien.

En même temps, s'il l'avait rencontré lors d'une assemblée... y'en avait un paquet, des chats, aux assemblées. Il n'allait pas retenir toutes les têtes qu'il y avait croisé, amnésie ou pas.

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"T'as déjà vu un œil repousser de lui-même toi ?
- Bah nan, j'suis pas guérisseur. Pis c'est pas parce que j'ai jamais vu un yeux repousser que c'est pas possible. J'ai jamais vu les guerriers étoilés, mais je sais qu'ils existent, tu captes ?"

En tout cas, ça faisait sens dans le tête du rouquin, peut-être pas dans celle de Crinière de Glycine qui était en train de le dévisager. Il semblait être pris dans une profonde réflexion, et lorsque celui-ci miaula que sa tête ne lui disait rien, Crabe Batailleur lâcha un simple 'orh' outré en portant une patte contre son poitrail.

Sa tête ne lui revenait pas ? Quel toupet ! Alors que c'était lui qui était venu le chercher, collant son haleine de bouffeur d'écureuil devant son nez !

"Tu te souviens plus de moi, alors que tu m'as agressé ?"

Nuage de Glycine - à l'époque- l'avait simplement provoqué : pas de griffe, pas de morsure, c'était Nuage de Crabe qui avait fait le premier coup, mais.. ce soir-là, ils n'y avaient eu qu'eux et si le Tonnereux ne rappelait plus de cette soirée, alors c'était de la responsabilité du matou de la Rivière de rétablir la vérité. Celle qu'il voulait et qui l'arrangeait, évidemment.

"C'était quand on était apprentis ! J'étais en train de m'amuser tout seul sur le promontoire des chefs, innocemment.."

'Je déclare la guerre au Clan du Tonnerre ! Parce que je les aime pas parce qu'il sont tous moches, surtout lui là-bas', peut-être pas si innocemment que ça.

"Puis tu as bondi devant moi et tu m'as fait : t'as un petit problème mec ?, miaula-t-il en essayant d'imiter la voix juvénile du mâle à l'époque, c'est bizarre que tu te souviens pas de ma tronche alors que t'étais à deux griffes."

'T’as un problème ?', Crabe Batailleur avait rajouté quelques mots, mais ça restait correct.

"Puis tu m'as jeté du promontoire et dans ma chute, j'ai réussi à t'attraper. J'crois que t'es tombé sur un bâton et c'est pour ça que t'as une cicatrice"

En vérité, Crabe Batailleur lui avait bondi dessus. Ils étaient tombés du haut du promontoire et c'est Nuage de Glycine qui avait percuté le sol en premier. Bien trop jeune pour se défendre correctement face à un apprenti plus vieux et un peu plus expérimenté, le Tonnereux était ressorti du combat vivant, mais sérieusement amoché : Crabe Bataillant ayant pris un malin plaisir à tourmenter son adversaire déjà au sol.

"J'ai beaucoup souffert, tu sais.. Tu peux dire pardon, mais.. bah je t'ai déjà pardonné. Sans rancune, comme on dit"

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Crinière de Glycine avait beau avoir perdu une bonne partie de sa mémoire, il lui restait malgré tout un certain nombre de certitudes. Parmi elles, il y en avait deux, actuellement, pour lesquelles il ne douterait jamais.
Premièrement, il n'aurait pas porté le premier coup sans avoir eu une bonne raison de le faire. Le chat du Tonnerre détestait l'injustice depuis toujours, à un tel point que cette évidence, quasi ancrée dans ses os, dans son sang et dans sa chair, ne pourrait jamais disparaitre - qu'importe le nombre de monstres qu'il pourrait bien se prendre dans la gueule au cours de sa vie.
Deuxièmement... il n'aurait jamais perdu de façon aussi ridicule face à un chat qui l'était tout autant. Impossible.

Absolument inconcevable.

Il n'était peut-être pas le combattant le plus aguerri du Tonnerre (après tout, il y avait toujours mieux), mais perdre face à Crabe Batailleur, le "grand guerrier" qui pensait que les yeux pouvaient repousser ?

Impossible.

- Ca n'a rien à voir, et j'ai même plus de paupière. Tu veux qu'il repousse où, l'œil ?

Crinière de Glycine n'avait toujours pas vu son reflet depuis son accident, mais peu importe. Il le sentait bien, sur son visage. Ses paupières étaient scellées, désormais. Il n'y avait plus rien à ouvrir ni à fermer dans cette cavité qui était entièrement vide. Lorsqu'il passait sa patte par dessus pour se nettoyer le visage, il pouvait sentir, en appuyant légèrement, que les tissus qui se cachaient en dessous étaient mous et légers. En tout cas, rien qui ne puisse faire penser à un résidu d'œil qui se cacherait là. Il ne restait plus rien d'autre qu'un creux rempli de chairs inutiles.

Il laissa le guerrier de la Rivière terminer de raconter son "incroyable" histoire, tout en continuant de le dévisager comme s'il racontait l'histoire d'un chat ayant dompté toute une armée de chiens.

- Conneries, répondit-il simplement.

Inutile de gaspiller sa salive pour des bêtises. Il n'avait aucun souvenir de cette scène, mais impossible que ce se soit passé ainsi.

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"Ca n'a rien à voir, et j'ai même plus de paupière. Tu veux qu'il repousse où, l'œil ?"

Crabe Batailleur leva les épaules, un sourire en coin collé au visage. C'est vrai quoi, qu'est-ce qu'il en savait ? Il avait jamais vu un autre chat perdre son œil, même Lueur d'Espoir qui était aveugle d'un œil.. bah avait ses deux yeux !

Le rouquin se mit à rire doucement, il devait avoir l'air idiot, il le savait bien - à quel point il l'était aux yeux de l'autre, par contre, ça il en avait aucune idée. Lorsque le guerrier en face de lui répondit que ce n'était que des conneries, le rouquin pouffa. Au moins, il avait essayé.

"Ma version est bien mieux que ce qu'il s'est passé en vrai, hein. Je serais toi, je garderais en tête cette version en tête parce que la vraie.. trop la honte, miaula-t-il, la honte pour toi, pas pour moi."

Il avait tellement parlé qu'il en avait oublié le principal : ils étaient sur le territoire du Clan de la Rivière ici, Crinière de Glycine était un intrus qu'il était censé chasser.

"Bon, sinon, tu veux pas retourner chez toi, là ? Je suis super gentil, je te laisse te reposer après t'avoir sauvé la vie, mais pousse pas non plus."

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Peut-être que Crabe Batailleur avait raison sur un point. Peut être que ça avait effectivement été la honte. Il voyait bien que le corps du guerrier de la Rivière n'avait aucune cicatrice, alors que lui, il en avait une fameuse. Mais là encore, quelle certitude que c'était bien lui ? Et si ça avait été lui, que s'était-il réellement passé ? Y avait-il eut des témoins ?
Crinière de Glycine se sentit malgré lui quelque peu embarrassé d'un évènement dont il ne se souvenait même pas. Il savait bien que son interlocuteur balançait probablement son lot de conneries. Mais à quel point, et dans quel sens ? Était-ce réellement encore plus honteux pour lui dans les faits ? Puis il repensa à sa cicatrice qui, de par son apparence, était clairement là depuis longtemps. Depuis leur apprentissage à tous les deux, apparemment. Il se lissa les poils de son poitrail de quelques coups de langue, comme pour chasser l'embarras.

- Je peux toujours inventer une version de l'histoire où c'est la honte pour toi, rétorqua-t-il dans un haussement d'épaule qui se voulait nonchalant.

Il était doué, lui aussi, pour inventer des histoires.

Mais il les trouvait plus cools, quand même, et surtout, il les gardait pour lui.

Crinière de Glycine ressentit soudain une certaine angoisse à l'idée de rentrer chez lui. Y avait-il vraiment des chats qui l'attendait là bas ? Pour quelle raison avait-il été embarqué par des bipèdes en premier lieu ? Que c'était-il passé ? Le croyaient ils mort ? Comment réagiraient-ils, face à son amnésie.
Il baissa le regard vers la rivière, se rappelant que peu avant l'accident, il lui semblait qu'elle avait débordé. L'inondation lui revint en partie en mémoire, comme ce moment où il avait bondit sur un arbre pour échapper à la crue meurtrière.

- L'inondation, c'était y'a combien de temps ?

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Un sourire se dessina sur les babines du gros rouquin. C'était un rictus amusé, mais surtout sincère : enfin l'autre chat à crinière rentrait dans son jeu ! Pourtant, lorsque Crinière de Glycine lui demanda quand avait eu lieu l'inondation, le guerrier de la rivière perdit son sourire.

"C'était y a une lune et demi, je dirais."

Pourquoi rien ne lui revenait ? Et surtout, combien de temps était-il resté avec les bipèdes ? L'autre n'était pas de son clan, mais ça ne l'empêchait pas de s'inquiéter pour autant, surtout lorsqu'ils partageaient un ennemi si dangereux et imprévisible. Un frisson lui parcourut l'échine, il regarda le guerrier du Tonnerre avec inquiétude

"Mais pourquoi les bipèdes t'ont pris ton yeux ?, demanda-t-il en l'invitant à le suivre, viens je te rapproche de la frontière du Tonnerre si tu veux. Il était cassé ? Tu te souviens de quelque chose avant de t'être fait attrapé par les bipèdes ?"

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