SOCIALLY UNACCEPTABLE // rusty - end

— « Ah. Moi. Toucan. C'est un nom rigolo, hein ?

C'était une personne, au même titre que lui, même malade. Il ne perdait pas son statut de personne et il n'avait pas le droit de le juger si vite. Pourtant, Rusty l'intima à presser un peu le pas. Personne malade, d'accord, mais malade toujours et il lui fallait un remède.

À sa question, Rusty haussa un peu les épaules, battant le temps comme un métronome avec sa queue. Il s'arrêta une fois sorti de la ruelle derrière le resto-bar, au bout du trottoir, pour s'y asseoir et regarder des deux côtés avant de traverser. Le boulevard était plus large, ici, dans le Centreville. Le smog créait une sorte de dôme en nuages bien au-dessus des infrastructures, nimbé de reflets de lumières artificielles. Deux voitures passèrent, la voie se libéra, Rusty se leva, et fit signe à son nouvel ... ami? de le suivre.

— Il me va pas très bien. »
— « Non ?

Il fallait dire que Rusty n'avait jamais pu quantifier le nom de quelqu'un. Encore moins ceux des claniques - Nuage Ardent, Étoile de Suie, Graine de Tournesol, Vautour Fauve... et apparemment ils changeaient leurs noms sans arrêt?? Leurs mœurs lui échappait complètement, parfois!

Auprès des chats de la Ville, des Connaisseurs, des Expérimentés, il se sentait à sa place, parmi les siens, parmi ceux qui appelaient une Rue une Rue, une Voiture une Voiture et où le Tonnerre se trouvait dans le ciel en temps d'orage. Un peu morose, ce chat loin de l'eau de rose, mais pas méchant.

— Pas de bile. Moi c'est "le deuxième Rusty", voyez le genre? Comme si j'avais pas de nom, ou pas de nom vraiment à moi. »

Et Trash s'appelait Trash - comme quoi ceux qui l'avait nommé ne l'estimaient pas beaucoup...

— « Toucan, j'aime bien !

Un petit coup de queue sur son épaule, derrière, en effort de camaraderie.

— « T'as qu'à te trouver ton propre nom.

Rusty pointa de ses larges oreilles, à l'écoute. Son propre nom? C'était impossible de choisir un nom pour soi - la règle des noms obligeait le parent (ou le parent désigné) à choisir le nom de ses enfants, ou bien de syllabes faciles à appeler - Toucan, Sugaar, Waffle - ou bien pour souligner une qualité (ou un défaut...) - Espresso, Trash, Frimousse...

Et puis il y avait le nom des Claniques.

— « Attends pas que quelqu'un te le donne, sinon tu vas t'appeler Chant du Toucan, comme moi... Quelle connerie, ça.

Un petit rire, comme un gloussement, coupable de partager la pensée du solitaire. Rusty écarta sa queue et s'avança à trois pattes, gardant l'autre levée près de sa bouche pour se confier au tout petit chat gris, gris sauf pour le sang qui se noircissait sur lui. Il tâcha d'ajouter un peu de couleur de bonne humeur:

— M'en parles pas ! Une fois on m'a parlé d'un Vautour Fauve - j'ai failli dire chauve ! Mais le pire c'est mon pote, Waffle, qui s'est Clanné près d'ici pour s'appeler, "Fleur de Tournesol". »

Un petit hoquet des épaules, comme il faisait entendre la pointe de son rire:

— « A-hha!-- tu imagines m'sieur Toucan? Fleur de Tournesol, viens ici ! Fleur de Tournesol, assied-toi là! Fleur de Tournesol tu peux pas faire ça! -- Ah j'me suis paf, c'est Graine, pas fleur.

La perspective de pouvoir se nommer et de reprendre sa vie en main l'égayait d'un drôle de sourire comme reposé, cependant, il n'était pas encore à l'étape d'admettre que d'avoir laissé tomber le Père aujourd'hui allait se répercuter dans le futur. Il savait que les saisons revenaient, reconnaissait les cycles dans la ville, mais il était tellement habitué à sa vie qu'il ne se voyait pas la changer.

Il ne se voyait pas changer de nom, non plus.

— Ça veut dire que t'as fait comme lui? Tu t'es Clanné aussi?

...Ça t'as pas réussi? - se retint d'ajouter Rusty, en songeant à la possibilité que la maladie de Toucan lui venait directement de la vie sauvage, à côtoyer tout ces chats de Clan.

— ... Non.

Quel était l'intérêt d'abandonner toute sa vie pour aller vivre avec des chats, qui, de toute façon ne voulaient pas de lui? Toucan avait l'air d'en avoir fait les frais et son amertume n'échappa pas aux yeux de Rusty, qui le relança:

— Mais t'as l'air de vouloir parler, et puis...

Il n'acheva pas sa pensée, remuant simplement ses grandes oreilles. Il voulut l'encourager d'un sourire, l'encourager qu'il allait l'écouter - c'était la moindre des choses après l'avoir écouté lui, après avoir respecté la distance de sécurité et après avoir accepté de ne plus lui mettre des mots dans la bouche. Un petit rire, un tout petit peu taquin, à peine, car ses oreilles étaient bien larges et il le savait et il savait qu'elles feraient un récipient parfait pour ce petit cœur morose.

Heureusement ses grandes oreilles réussirent à convaincre Toucan de raconter son histoire. Il se mit à trotter plus vite pour arriver plus vite au refuge avec lui. Il levait le nez en l'air pour renifler et s'assurer de se diriger vers le bon endroit. Heureusement pour Toucan, Rusty, en plus d'avoir un bon flair, avait aussi un bon sens de l'orientation - surtout en ville.

— « C'était il y'a... Oh, je ne sais plus trop. »

Starcrossed friends rencontrés à tout hasard au détour d'une poubelle, il raconta son histoire, de façon confuse, car il semblait lui-même confus des choix qui l'avaient menés jusque là-bas.

— Quelques temps, mais pas si long, tu vois ? »

Il ne voyait pas, mais Rusty hocha la tête en toute politesse, loin de lui l'envie d'interrompre Toucan dans son monologue même emmêlé.

— « C'était la première fois que je sentais ça pour quelqu'un, alors je l'ai suivi. Il était chef, j'allais avoir la belle vie, c'est ce que je me disais - j'avais tort, putain, j'avais tort. »
— ... Tu étais amoureux?
— La vie, là bas, quand t'es pas de chez eux, c'est pas une vie. N'y va pas, c'est mon conseil. Enfin, on s'en branle, maintenant. C'est plus la peine, c'est du passé. »

Si Toucan s'était arrêté de marcher, Rusty poursuivait le pas, les yeux sur la neige immaculée laquelle n'était pas encore souillée par le sang du chat malade, derrière. Il réfléchissait, car son expérience était très différente de celle que lui avait raconté " sa majesté " Waffle. C'était du passé, mais visiblement un passé qui le hantait encore et dans lequel il semblait encore vivre. Pas l'époque difficile, qui n'était pas une vie, mais celle d son rêve qu'il caressait avec son aimé - ou enfin, c'est ce que Rusty comprenait...

Il s’arrêta subitement de marcher en pivotant une oreille vers l’arrière, à l'entente des glaires qui s'écoulaient de la gorge de son protégé. Il tourna la tête et la scène lui glaça le sang, mais heureusement la peur propulsait Rusty à réagir plutôt qu'à se laisser méduser.

— ... Reste là je cours chercher de l'aide ! Tu y es presque, c'est juste au bout de la rue !

Il se motiva d'un coup de croupe et se lança en pleine course pour traverser la rue sans regarder, bondissant sur une voiture stationnée devant le refuge, percutant le capot finement couvert de neige de ses coussinets à la réception avant de filer vers la porte en verre qu'il ouvrit en poussant. Un regard autour pour situer un promontoire où il pourrait être écouté et il se dirigea dans sa direction, s'éclaircissant la gorge en slalomant entre tout ce ballet de jambes qui baissaient leurs hautes têtes pour dévisager l'abyssin qui se présentait dans la place.

Il sauta sur le bureau de l'accueil, leva haute sa queue pour bien montrer à ces humains qu'il venait en paix :

MmmMMMMRRRRIIIAAAAOOOOOOW

et quelques minutes plus tard il amenait une meute d'humains avec lui vers le chat malade.