Respire... Et... Skate? [pv Rusty] - end

C'était...

Disons-le nous franchement, ce qu'il faisait était parfaitement idiot. Et même s'il avait une raison derrière, la raison était idiote aussi. Rusty s'en rendit compte après la troisième détente: son recul était trop lent et Ollie avait trop de vigueur, bien qu'il réussit à le faire ruer sur le nez il n'arriva pas à temps à envoyer son poids de sorte à faire bondir Ollie avec lui, et c'est ainsi qu'il fut désarçonné. Avec la troisième chute vint la réalisation, mais aussi la honte, l'embarras, et, disons-le-nous franchement, la frustration. Peut-être le mot "frustration" n'en était pas un qui s'attribuait facilement à quelqu'un d'infatigable comme Rusty, mais à mordre non pas la poussière mais l'asphalte et tout ça pour réussir quelques cabrioles...

La tombée de la pluie, c'était vraiment la goutte d'eau qui — bref.

Sa queue déplumée tapa l'asphalte avec le mouvement quoique rouillé de flexion que firent ses coudes pour l'aider à se relever. Oh, hisse -- sa bouche s'entrouvrit par saccades, cliquettant à ce qui lui servait de partenaire.

— Non mais tu pourrais y mettre du tien, aussi!... se plaignit-il au skate, lui envoyant un petit (pas petit) coup de postérieur tout en se hissant sur les siens.

Il s'ébroua, sortit les griffes pour ne pas glisser, et bondit sur Ollie qui tentait de se faire la malle. Il le fit cabrer plutôt que ruer mais avec l'eau qui tombait sa patte glissa et Ollie lui envoya un sacré coup de front dans le menton. Un CLACK-CLACK sur l'asphalte, et Rusty alla s'éclabousser au sol. Ses deux oreilles s'aplatirent et il s'attribua à lui et à Ollie une pause, j'ai compris. Il ne sut pas vraiment ce qui lui fit tourner la tête. De loin, on aurait presque pu l'imaginer bouder son skate.

Il sut parfaitement comment il se retrouva sur les quatre pattes, hérissé et les pupilles tellement dilatées qu'elles avaient noircies ses yeux avec le ciel couvert. C'était le brouillard - la pluie froide sur l'asphalte chaude s'évaporait si vite qu'elle flouait les environs. C'était le brouillard, il se répéta, se reculant, heurtant Ollie derrière en se hâtant de remonter les pattes dessus. Il était vieux, ses yeux lui jouaient des tours, c'était une journée comme une autre et rien ne se passait et ce

ce n'était   pas   Monsieur Sugaar qu'il voyait écrasé au bord de la route.

Les yeux de ses pensées brouillèrent ceux de son corps avec les souvenirs et il secoua sa tête — ce n'était pas, ce n'était pas —

Et puis son nez capta l'odeur du sang amplifié par la pluie, et Rusty retomba dans son corps, ses pattes et toute la douleur de ses chutes. Ce n'était pas Monsieur Sugaar qui gisait au bord de la route —

Putain!

...Fuck!

Il y a un chat gisant au bord de la route!

Pour le temps de réaction, on en reparlera, mais Rusty se resaisit assez vite pour projeter Ollie d'une-deux-trois poussées de la patte jusqu'au blessé.

— Eh! Il miaula, au cas où sa vieille voix ne rivalise pas la percussion de la pluie et celle des roues d'Ollie. Eh! Eh! C'est dangereux ici! Vous allez bien?

Mais quelle question stupide - Rusty descendit d'Ollie d'un autre clac (Ollie s'était cabré d'impatience) et trottina à quelques pas du blessé - si sa patte se précipita pour le toucher (l'envie avait été de le retourner) il se ravisa en la repliant aussitôt, se trouvant immédiatement grossier d'assumer plus de mal que de tort, mais... Son coeur battait si vite, il pivota sa tête et ses oreilles derrière pour s'assurer qu'aucune voiture n'allait passer son chemin, mais dans le brouillard, difficile d'y voir. Trop souvent il avait attendu et trop souvent c'était attendre qui lui avait coûté ses amis, alors ce type n'était peut-être pas un ami (pas encore?...) mais Rusty n'allait pas rester là sans rien faire!

— Toutes mes excuses, je vous en prie pardonnez-moi, c'est pour votre  bien--!

Ses coussinets mouillés se plantèrent dans les flancs de l'étranger qui gisait (?), Rusty en foxtrot sur les postérieurs. Il prit une grande inspiration pour utiliser toute la force de son vieux corps et pousser l'importun dans l'herbe et les ajoncs de la Lande.

Pas vraiment au sec? Mais sauf.

Rusty baissa les yeux sur quelques chose laissé à ses pattes, et il pencha sa tête.

Un... mouchoir?

Un torchon?

Peut-être que s'il avait été plus jeune, et qu'il avait moins plu, et que le chat gisant avait été moins trapu, peut-être que Rusty aurait pu l'envoyer rouler dans l'herbe et loin de la bordure de la route.

Il le renversa à peine sur l'autre flanc.

— ...Huh?

Mais les Étoiles soient louées, il était vivant...!

Rusty avait encore la peur au ventre - quoique même lorsqu'il ne l'avait pas, il pouvait jurer l'y sentir dormir - mais l'étranger, devant lui, avait les yeux vides. Vide comme au delà des falaises où se jetaient ceux qui s'évitaient la chute en battant des ailes. Vide comme si ses yeux, autrefois remplis de bonheur, s'étaient égouttés de fuites d'eau. Vides comme la maison dans laquelle il était resté au moins deux saisons, en attendant le retour de son humain.

— ...Excusez moi, lui dit l'étranger, mais Rusty ne sut pas vraiment de quoi il s'excusait. D'être resté trop près de l'asphalte? De s'être mis en danger?

L'étranger regarda le torchon.

— Oh, Rusty retint un "je suis désolé" et un "je m'excuse" de plus, c'est à vous? Il se pencha pour prendre avec les dents le torchon qui se gorgeait d'eau, le tendant au chat trapu.
— Elle n'est pas trop petite pour s'envelopper dedans? Je... Si je puis m'permettre, je crois pas qu'elle puisse vous couvrir de la pluie!...

Il faisait fausse route: ce n'était pas un torchon pour nettoyer des assiètes, ni une serviette pour se sécher, c'était une douillette. Une très petite douillette, il constata, et lorsqu'il prit le temps d'y réfléchir il se dit qu'elle était juste assez grande pour nicher un chaton.

Et puis son coeur se mit à battre plus vite, car une une nouvelle peur se joignit à la première.

— Vous habitez le coin?

Et comme il se trouvait très envahissant, s'en rajouta une troisième qui lui fit aplatir ses larges oreilles de chaque côté de sa tête.

— Vous êtes perdu??

— Ce... C'est une sorte de collier, lui répondit le blessé. Je portais ça autour du cou.

Rusty redressa hautes ses oreilles avec un "Oh!" qui comprenait tout. Ce n'était pas un chat gisant, c'était un chat vivant; il n'était pas si blessé sans quoi il n'aurait pas pu parler; et...

Et ce n'était pas vraiment un étranger, pas vrai? Pas que Rusty ne sache son nom, ou les aléas de sa vie, mais si les yeux de Rusty reconnaissaient le vide dans les yeux de son vis-à-vis eh bien ses oreilles reconnaissaient les mots de sa bouche.

— Ca n'a plus d'importance.
Rusty baissa les yeux sur la toute petite douillette-collier: Oh, il s'est détaché... Je ne connais pas beaucoup de chats qui font des noeuds... Peut-être un Véto des Chats? Oh, mais Espresso déteste les chats de ville!...
— Je suis perdu.

— Oh! Mais bien sûr, où ais-je la tête—

Il y avait mieux à faire que de se laisser emporter dans cette histoire de noeuds! Il pleuvait doucement mais même une pluie douce pouvait peser sur des petits corps félins; mieux valait s'abriter, et vite. Rusty s'approcha donc du chat perdu pour lui sourire, mais aussi pour soulever le dos bien haut et rentrer le ventre et lui couvrir sa tête basse des plus grosses balles de pluie.

— Notre cabane est de ce côté, elle ne sent pas très bon mais elle est au sec. Vous pouvez marcher?

Un Clac-clac bruyant derrière lui le fit sursauter et tourner la tête si vite qu'il en fit voleter des goutelettes, mais ce n'était qu'Ollie qui s'impatientait. Ah — mince — Ollie.

Il devait rentrer Ollie, Ollie ne faisait pas bon ménage avec la pluie, et moins avec l'herbe! Et l'herbe mouillée abreuvait la terre et la terre mouillée devenait de la boue...

Rusty hésita - d'un côté, il voulait épargner au chat perdu la pluie, mais d'un autre, il devait ramener Ollie. Ou peut-être qu'Ollie pourrait l'attendre? Rusty regarda les goutelettes ricocher sur la surface plane du skateboard et baissa les yeux sur le chat recroquevillé dans l'herbe.

— J'ai --

Besoin d'aide pour rentrer mon skate, il aurait du dire. Mais on ne demandait pas de l'aide à un blessé, ça ne se faisait pas.

— ... J'espère que vous aimez le poisson! il dit plutôt, cachant sa tristesse derrière un sourire qui s'afaissait un peu. Qui s'affaissait trop, alors Rusty s'efforçait de miauler: La gamelle est tellement pleine que même Trash n'arrive pas à en voir le fond! Soleil et son Clan nous ramènent toujours quelques proies, mais - et sans mauvaise foi aucune que j'dis ça - mais y a rien d'mieux que pêcher la sienne par soi-même, enfin je trouve! Le poisson me rappelle Monsieur Brasier, alors— Il y avait plus important. Il y avait plus important qu'un vieux skateboard qu'on laissait sous la pluie.

Le ciel feula, féroce, faisant sursauter le vieil abyssin qui pressa son pas dans l'herbe détrempée.
"Par la Fée des Étoiles — allez, venez, venez, ne restez pas derrière!" Son skate s'embrouilla derrière lui, et c'est en portant une nouvelle douleur qu'il lui tourna le dos pour chercher du nez la direction de leur cabanon de rondins. Rusty ne pensa ni à des promesses, ni à des dilemmes, ni à sa propre tristesse; sa priorité était d'amener ce chat perdu au sec. Ollie l'attendrait!

Si Rusty échappait parfois quelques mots de la bouche de ses pensées par la voie de sa vraie bouche (oups...!), le chat perdu était tout autre. Ses phrases se terminaient entre ses oreilles et malheureusement pour lui, les oreilles de Rusty ne captaient pas les pensées d'autrui (pas encore? Ça viendrait? Rusty n'en savait rien).

Quoiqu'il en fut, le chat perdu lui dit qu'il le suivrait, et c'était assez pour lui. Assez pour lui de laisser Ollie derrière et d'arrêter d'y penser.

— Tout va bien?
— Non, non, il y a plus important, de lui répondre Rusty en se concentrant sur la silhouette de la cabane qui se dessinait dans le brouillard.

Heureusement, ce n'était pas si loin — pour un humain. Eux autres chats durent s'éloigner des herbes coupées courtes près de la départementale pour s'engager dans la lande et ses herbes hautes, qui ralentit leur marche. Rusty avait l'habitude : il leva bien haut les coudes et les jarrets pour frayer un chemin au travers des plus hautes herbes et créer un sentier pour son compagnon derrière. Arrivé à un vieil arbre, il tendit le cou, et puis poussa un miaulement du fond de son gosier:

— TRAAAAAAAASH, YOUHOUUU, T'ES LÀ?

Pas de réponse, outre la pluie qui percutait l'écorce et la peau. Sa large oreille chassa quelques goutelettes.

OEIL VEEEEEERT?

Pas de réponse non plus.

Peut-être qu'ils n'étaient pas dans les parages? Oeil Vert rentrait au Clan de l'Ombre, parfois, et Trash avait toujours adoré vadrouiller. Peut-être qu'il traînait avec Soleil et le reste de sa Tribu? Peut-être qu'il était parti chasser?

— Ce n'est pas grave, se convainc Rusty avec un soupir, trahi toutefois par un mouvement de queue frustré, ça nous fera plus de place dans la cabane pour moi et--...

Oh. Il n'avait pas demandé son nom au chat perdu.

Rusty sursauta, comme zappé par la foudre, fit demi-tour et fila en grandes enjambées vers son nouveau protégé.

— On y est presque, encore quelques carrés d'arbres et on arrive! Je tenais juste à vous demander: vous vous appelez comment?
Et Rusty lui fit son plus beau sourire malgré ses dents gâtées:
— Je m'appelle Rusty.

— Je suis Tonton.

Plus qu'un sourire, Rusty se mit à rire.

— Par la Fée des Étoiles, il gouailla, un véritable soleil sous la pluie, enfin un nom normal! Pas un Nuage ou un Feulement ou un Brasier Glacial, mais un Tonton, comme Trash et lui (et Shampooing, que Trash lui mentionnait parfois).

Tonton inclina sa tête, et Rusty fit de même, s'en retournant vers l'avant lorsqu'un faux pas lui faucha presque les appuis. Vivement qu'ils rentrent, il pensa, mais surtout il pensa que plus vite ils étaient rentrés, plus vite il pourrait ressortir pour pêcher Ollie sous la pluie!...

— Vous habitez par ici, alors... lui dit Tonton non-loin. Il jeta un oeil aux environs, peut-être pour renifler, peut-être pour se faire une carte d'odeurs de la place. Je ne voudrais pas... M'imposer, il dit alors, et ça, ça c'était familier, et Rusty se vit une seconde marcher les bourbiers détrempés du Clan de l'Ombre avec une vieille chatte un peu bavarde devant lui.

Il pleuvait, mais croyez-moi quand je vous dis que son petit coeur gonflé par les souvenirs le tenait bien au chaud, douillet et comblé.

— Rohh, allez, pas d'chichis avec moi, Tonton, c'est moi qui vous invite!

Et puis, après un certain âge...

— Et puis, après un certain âge, poursuivit Rusty sans s'en rendre compte, la compagnie, on la cherche... Les enfants ne passent plus autant, ils s'occupent de leurs propres petits, ils ne — ils savent.

Rusty parut perdre le fil: ...Ils doivent savoir.

Le brouillard découpa les coins de la cabane et Rusty bénit la pluie de cacher si bien sa tristesse. Il pressa le pas - ses foulées s'allongèrent malgré ses ligaments en résine et arrivé au pied de la fenêtre, il se ramassa sur lui-même pour sauter, se saisir du rebord avec les griffes (on les entendit râper le bois en cherchant maladroitement sa prise) et oh, HÎSSEr ses vieux os dans la cabane, au sec.

Les charnières de la vieille porte grincèrent en l'ouvrant, et Rusty accueillit le chat perdu du même sourire, et du même poil détrempé qu'il n'avait pas pris la peine d'ébrouer. Les gouttelettes tombaient sur les lattes et les échardes du parquet.

— Par ici, Tonton! il lui miaula du seuil, se reculant histoire de laisser toute la place à l'autre chat de se faire la sienne dans son chez-soi.

Pour un humain, ce n'était pas bien grand: la construxion de Trash et feu son père, Toucan, n'était rien d'autre qu'une cabane à outils. Lesdits outils étaient accrochés sur une barre contre le mur du fond, les lames et les pelles rouillées par des années de négligence; une tondeuse-tracteur avait sa selle pile en dessous de la fenêtre, recouverte de couches après couches de poussière rendant plus nettes encore les empreintes de chat qui s'étaient marquées dedans; le mur adjacent aux outils s'empilait des rondins de bois noués, et celui en face, tout un tas de sacs de paille.

Enfin, au centre, entre les deux colonnes de bois qui soutenaient toute la structure, traînaient un pêle-mêle de douillettes aux coins moisis, adornés de plumes, de fleurs séchées (pour l'odeur) et de mousse.

Rusty était déjà penché au pied d'un colonne pour tirer la gamelle qu'il partageait à parts égales avec Trash et Oeil Vert. Il la fit grincer jusqu'à Tonton, se léchant les gencives après le coup d'effort.

— Bon: à table!

Mais plutôt que de se servir dans la gamelle, il s'en détourna, toujours détrempé, s'approchant plutôt de la pile de sacs de paille pour planter les dents dedans et tirer de toute la tension de son dos... un sac de croquettes! Trash était vraiment le meilleur pour lui apporter ce qu'il voulait!

De la patte, Rusty extirpa une petite quantité de croquettes sur les lattes du parquet et repoussa le sac de l'autre patte. Puis, il poussa les croquettes avec la longueur de sa patte, marchant sur les trois, le ventre à raz les lattes: le manège dura jusqu'à ce qu'il soit assez près de Tonton et de la gamelle pour croquer à ses côtés, ne prenant ni la peine de s'asseoir, ni celle de s'ébrouer.