La Maison de Rusty

Il avait beau faire beau, et doux, la neige prenait la forme de congères presque insurmontables, dehors. Tonton, du genre fort, costaud, carré (du genre comme Trash quoi) avait calé au fond, se frayant un chemin en jouant des hanches et des coudes. Derrière lui bondissait Rusty dans ses pas, s'arrêtant parfois pour reprendre son souffle. Jamais trop longtemps - jamais trop souvent, pour ne pas inquiéter Tonton. Ce serait bien le comble de crasher l'ambiance après l'avoir si gentiment invité à l'accompagner à la Ville!

Heureusement, leur supplice prit fin: arrivés au plat de la départementale, leurs corps retrouvèrent toute leur amplitude articulaire. Rusty célébra ce fait d'un étirement de délice, mais Tonton ne partagea pas le sentiment. Il tenta de lui expliquer que, la dernière fois qu'il était allé en ville, il avait du marcher longtemps, même qu'il s'était perdu, même qu'on voyait à peine le contour urbain, au loin. Tonton lui demanda s'il était certain de vouloir - pouvoir? - faire le voyage.

Et Rusty ne put empêcher l'éclat d'un rire.

De lui dire que ce ne sera pas nécessaire. De l'amener, avec lui, à la fermette du coin et au très haut poteau givré à côté duquel il s'assied, et attendit.

— Tonton, bien sûr que nous n'irons pas en marchant, quelle question!

Ollie ne les accompagnait même pas! Leurs pattes se fatigueraient bien avant qu'ils n'atteignent leur destination!

Rusty avait retrouvé toutes les paillettes dans ses yeux quand il se tourna pour lui dire:

Nous prendrons le camion.



***

— Oh! Tonton, regarde! Dans cette direction, ce sont les landes du Clan du Vent!

Rusty avait déjà pris ses aises, coussinets dans la vitre de la porte, portant ses yeux sur le paysage qui déambulait de l'autre côté. La route était cahoteuse - parfois un choc le désarçonnait et l'envoyait se rouler sur le flanc.

Mais Rusty était habitué. Ce n'était pas son premier rodéo! Ce n'était pas la première fois qu'il recontrait ce conducteur, non plus.

Au delà des cycles, ce-dernier n'avait pas changé. Son poil facial était plus long, comme le sien d'ailleurs, mais il n'avait pas de trace de grisaille sur son nez-nu ou au bout de ses griffes carrées. Il avait la même voix - c'est d'ailleurs par la voix qu'ils s'étaient mutuellement reconnus! Rusty s'était mis à pleurer quand la main bourrue de ce vieil ami s'était approchée de son nez pour qu'il la lui renifle (il reconnaissait bien les deux-pattes et leurs drôles d'habitudes) avant de se bouffir de confiance et de la lui écraser sur le crâne, sur le dos (avec une interjection de surprise, sans doute, car il s'était mis ensuite à pianoter sur ses côtes) puis son menton qu'il vint lui gratouiller avec frénésie. Son vieil ami voulu réserver le même traitement à Tonton, cependant...

Rusty... comprenait.

Le véhicule grondait comme un animal déchaîné, la boîte à sons beuglait des mots en réveillant d'anciennes Commandes qu'on lui avait enseigné, une puanteur s'accrochait au feutre des bancs, aux parois des murs, aux traces de brûlures au plafond. Mais Rusty n'en avait cure: il miaulait avec la musique (c'était la moindre des choses de participer à l'ambiance dans laquelle ils se trouvaient!) d'une même voix avec le conducteur. C'était sans doute trop d'agitation pour Tonton, qui, après s'être grossi les poils, après avoir refusé la main bourrue du vieil homme, après avoir protesté d'approcher un tel énergumène, les dents sorties, avait choisi de bouffer sa moitié d'grive et d'accepter la balade en se terrant dans le coin chaud sous la boîte à gants, tenant à l'oeil le vieil homme qui tapotait joyeusement des mains sur le cuir de son volant.

Oh... ce pauvre Tonton... Après son absence de réponse quant à sa visite guidée en accélérée des territoires sauvages de Cerf-Blanc, Rusty redescendit sur les fesses, baissant le nez à la grosse boule de poils tricolore qui prenait son mal en patience, roulé au pied du banc.

Leurs regards n'eurent même pas besoin de se croiser. Tonton haussa simplement son ton:

— Tu... Tu crois qu'on en a encore pour longtemps?
— Mais si! répondit Rusty de toute sa bonne humeur.

Après ce premier sourire vint la réflexion d'ensuite, qui lui abaissa les oreilles. Oh. Oh, répondre à ses peurs en les confirmant n'était probablement pas la bonne marche à suivre, en ce moment... Rusty se ragaillardi. Il s'éclaircit la voix et s'accroupit sur son siège, histoire d'approcher son visage de celui de son ami.

— Oh, mais, ne t'en fais pas Tonton, tu ne risques rien ici, de tenter de le rassurer le chat qui n'avait aucune idée comment avait péri son propre humain sur la route, s'accidentant lors d'une tempête de neige.

Rusty chercha à lui faire entendre son ronron, mais celui de la caisse-du-camion était largement plus bruyant que le sien! C'était vexant!

— Tu sais, j'ai souvent accompagné ce bipède dans sa routine. Là, de mon côté, nous venons de passer les landes du Clan du Vent, mais si tu regardes par le sien, on verra les pinèdes du Clan de l'Ombre! Après, ce sera la forêt Tonnerre, puis les construxions de la ville - le marché, les quartiers, leurs maisons...

Son regard s'embruma.

— ... Tiens, j't'ai déjà raconté la fois où je me suis perdu ici? J'étais grimpé dans l'camion avant sa routine, et il m'a amené près des Landes. Je comprenais pas les limites du territoire, à l'époque. Ou... p'têtre que je faisais exprès. Tu devines bien: j'ai rencontré une chatte, puis elle m'a chassé!

La peau de son poitrail se reserra - Rusty secoua doucement sa tête, se permettant une bonne expiration afin de décompresser ce premier coup de tension. Parfois, même le fait de raconter une histoire nous remettait les pattes dedans...

— J'ai tenté de lui expliquer que tout ce que je voulais, c'était rentrer au camion. Rusty se mit à rire, légèrement embarrassé. Elle n'avait aucune idée de quoi je parlais, alors j'ai du... C'est alors que Rusty rentra ses pattes sous son corps, applatissant ses oreilles sur son crâne, moulant sa position pour prendre une forme la plus carrée possible en tire-bouchonnant sa queue dégarnie derrière lui. Et puis après un grand-souffle, le vider en tentant d'imiter la force du ronron du camion. Rieur, il s'écria: lui faire la démonstration!

Comme ça, Tonton: BBBRRRRRRRRRRRRRRRRRRRRRRBt--

Dans les yeux de ses pensées, le Rusty qui avait les pattes dans cette situation riait de moins bon coeur, complètement accablé d'embarras. Il se rappelait toute l'humiliation d'avoir du se plier à des charades aux yeux d'une chatte qui ne portait déjà pas les chats domestiques en haute estime. Mais l'âge et le recul faisaient prendre à cette humiliation une autre forme (comme ils le faisaient de la douleur...), l'insufflant d'un sentiment d'allègement, un après-quoi qui n'en finissait pas de lui réchauffer en dedans juste sous la peau guérie qu'on lui avait griffée.

Par Runa, merci!! Pour son PBKtober 2022

Mission accomplie! Il ne réussit pas à tirer de son ami un rire, mais un SOUrire, ce qui était déjà mieux que de se cacher le nez sous la patte!

— C'est qu'ils les connaissent sous un autre nom, lui dit Tonton, Ils appellent ça des monstres, chez les chats des clans... J'imagine que je comprends pourquoi, eh.
— Oui! C'est ce que la chatte m'avait dit! Comme elle trouvait déjà bizarre le nom "camion", je ne lui ai rien dit au sujet des "voitures" ou des "tracteurs" ou des "tondeuses" ou des "camions-pelles" ou des "motos" ou des "vélos" ou des "skates",...

Rusty perdit le fil. Tonton s'était détendu, mais juste un peu: son oeil était toujours accroché à leur bien aimable livreur qui jouait des percussions tout en conduisant. Le bipède -- ... l'humain de Rusty n'avait jamais été aussi démonstratif, il se rappelait. Même quand il était tout jeune, quand le blanc de son menton ne débordait pas à ses joues, quand on essayait encore de lui mettre un collier au cou, le Père lui avait toujours semblé mesuré, droit, poli. C'est ce qu'il lui avait appris, avec les entraînements. Effectuer une tâche, puis, être cajolé.

Rusty sut tout de suite que si le camion ne faisait pas un tel boucan, si les après-chocs de ses roues sur la chaussée ne le balottait pas sur son banc, s'il n'oscillait pas au mouvement, tout son corps tremblerait quand même. Voilà longtemps qu'il n'avait pas permis aux yeux de ses pensées d'oser regarder d'aussi lointains souvenirs... Il les arrêtait toujours à la maison vide. Se la rappeler pleine, ça le...

— Tu sais où nous allons, j'imagine?

Rusty se trahit en dressant ses deux oreilles sur sa tête. Tonton s'était à nouveau replié sous la boîte à gants.

— Quelques fois, je dépasse la lande, mais je ne suis jamais allé plus loin que la ville la plus proche...
— Oh...

Les deux oreilles s'abaissèrent. Rusty s'efforça à sourire, malgré tout le chagrin qu'on lisait dedans.

— Je n'ai jamais connu d'autres "Villes" que celle-ci. En fait, avant de te rencontrer, je ne savais même pas qu'il y en avait d'autres, tout court...!

Rusty ferma ses paupières. La cacophonie de percussions et de chansons et de grondements étaient plus naturels pour lui que tous les grillons du verger.

— ... Ça t'manque?

Qui sait si ce n'était pas la question la plus indisposante qu'il n'ait jamais posée.

Par Runa, merci!! Pour son PBKtober 2022

— La ville? Pas vraiment. C'était une grande ville, avec beaucoup de chats en compétition pour peu de nourriture. Beaucoup de voitures, aussi. Dangereux.

Rusty se demanda qui d'entre la ville d'où Tonton venait ou des claniques qui exécutaient les membres de leur propre famille était le plus dangereux des deux.

Sa ville à lui ne lui avait jamais semblée hostile, mais Rusty venait peut-être d'un coin trop aisé, ou s'était peut-être trop familiarisé de ses voitures, ses rues, ses marchés, son skatepark...

— Ma... Ma maison me manque, souffla Tonton. Toutes les villes se valent, mais il n'y a que dans celle ci que vivent mes enfants.

Les comissures de son aîné se soulevèrent avec difficulté. Pendant un moment, il avait tourné la tête afin de regarder la fenêtre, même si, d'où il s'était couché, ne voyait rien d'autre que les nuages dans le ciel. Rusty se poussa sur ses postérieurs, pour doucement rejoindre son ami en se blotissant avec lui sous la boîte à gants.

D'aussi près contre lui, il lui fit entendre son ronron non pas par le son mais par la résonnance de leurs corps rapprochés.

— ...Tu veux bien me parler d'eux?

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Par son honnêteté, Rusty se retrouva les pattes dans le passé de son ami. En fermant ses paupières, il y était, lui aussi, auprès de ces dix enfants lottis dans leur refuge. Il les entendait chahuter - dix petits humains, ça faisait un "sacré bruit" que Tonton lui dit! - et il courrait dans leurs pas. Ils tapaient dans des ballons - ces ballons, Rusty les voyait. Ils avaient des, des "hordes de Ollies qui raclaient le sol"! Eh bien Rusty raclait le sol avec eux sur Ollie. Un petit gloussement lui échappa en s'imaginant la scène, se gonflant de toute la chaleur qui émanait du chat contre lui.

— Ma Petite - je ne sais pas si c'était la plus jeune, mais c'était la plus petite, elle était minuscule... Pour un Bipède. Elle ne jurait que par cette espèce de... Petite proie molle? C'était dans le même genre de matière que les vêtements, mais plus doux, et rembourré, comme un coussin. En forme de... Je ne sais pas trop. De lapin?
— Oh!

De lapin! Ça lui rappelait ces jouets que lui ramenait la Fille. Au contraire de ceux de celle à Tonton toutefois, les "proies" qu'elle apportait à Rusty étaient rigides, dépourvus de fourrure, et couinaient sous la dent.

— Un jour, lui raconta Tonton, les plus grands ont un peu trop chahuté avec, et ils l'ont lancés dans un des arbres de la cour. Elle a beaucoup pleuré, alors moi, je... Je suis monté à l'arbre, et je lui ai descendu son jouet.
— Oh, quel bon chat pour eux, quel bon chat...

Ses yeux s'embuèrent de larmes.

Contrairement à ce matin, Rusty ne les laissa pas couler de leur gré, se cachant vite le nez sous la patte.

— Pardonne-moi Tonton, je suis ému...! Oh, comme ces enfants ont du t'aimer...

Quelle tragédie que de s'en retrouver arraché...!

Par Runa, merci!! Pour son PBKtober 2022