Une nouvelle apprentie ◊ LP ◊ ft Méduse -end

Le soleil se levait, ce matin-là, dans la bruine légère de ce jour à la frontière entre printemps et hiver ; il faisait encore frais, mais la glace avait abandonné la rivière, il y avait quelques temps, et c’était bien l’occasion de faire le premier entrainement de nage pour une nouvelle apprentie… Sa nouvelle apprentie. A cette pensée, Museau Bleu sourit ; elle n’avait pas été mentor depuis quelques lunes, mais elle aimait le lien qui se nouait avec le novice, et en l’occurrence, Nuage de Méduse était une jeune féline qu’elle avait hâte de découvrir au fur et à mesure qu’elle arpentait la voie. Elle observait sa fille, bien sûr, toujours, elle la voyait, avant, chatonne, dans la pouponnière, mais maintenant, elle voulait apprendre à connaître la guerrière qu’elle serait – et l’aider en lui apprenant tout ce qu’elle pourrait. Tout cela sans oublier de garder le secret sur qui elle était ; ça ne la dérangeait pas… Elle avait une place aux côtés de sa cadette, et Eau Turquoise remplissait bien le rôle de maman. Elle, elle était mentor. Depuis la veille, et pour plusieurs lunes.
La guerrière beige et grise sourit, au vent qui jouait dans sa fourrure et au soleil qui faisait briller ses prunelles de jade, en se remémorant le baptême de la veille, puis le tour du territoire qui avait suivi la cérémonie achevée : quoique inquiète et encore triste de l’absence de Nuage du Blaireau, elle avait confiance, et savait qu’ils le retrouveraient. Il était apprenti, lui aussi, et le Clan, qui se remettait, serait bientôt complet, Douce Orchidée pouvant entrainer elle aussi son novice. Pour l’heure, se murer dans la tristesse ne servait à rien : il était temps de commencer l’entraînement. D’un pas léger, la silhouette mince mais assez massive de la guerrière s’approcha de la tanière où elle retrouverait Nuage de Méduse, et, dans la lumière de l’astre qui se levait à peine, l’aube parant encore le ciel de rose, d’or et de parme, elle appela, d’une voix douce :

« Nuage de Méduse. Debout, il est l’heure d’y aller. »

Puis elle alla attendre que l’intéressée sorte la rejoindre, près du tas de gibier. Oh, bien sûr, peut-être était-elle un peu exigeante avec celle-ci, de la faire se lever si tôt : mais elle voulait tester un peu sa nouvelle apprentie, entre tendresse et fermeté. Elle ne dépasserait pas les limites, et savait bien qu’à six lunes, il y avait des choses qu’on ne pouvait demander… Mais il allait falloir apprendre à se lever et se presser. Museau Bleu eut un ronron, à cette pensée ; sa fille était un peu lente et paresseuse, mais aussi volontaire et intéressée, elle l’avait vu la veille. Et, comme ses frères et sœurs, elle ferait sans doute une bonne guerrière, avec de l’entraînement. Entraînement qui commençait maintenant.
Voyant la féline mauve et taupe la rejoindre, ses grands yeux bleus à présent ouverts et sa tache de naissance sur le bout du nez la faisant sourire, elle lui indiqua le tas de gibier et souffla :

« D’ordinaire, le Code veut que l’on mange après que les anciens et les chatons aient été servis, après avoir servi le Clan. Mais pour l’instant, il est tôt, ils dorment encore, et c’est une longue journée qui t’attend. Mange un peu, et ensuite, on part à la rivière. »

Elle ne donnait pas le renseignement par hasard ; elle voulait voir si Nuage de Méduse était capable d’initiative… Et si elle se souviendrait du chemin jusqu’au torrent. Alors, elle mangea elle aussi, puis attendit que son apprentie finisse pour faire signe du départ. Elle prit cependant soin de ne pas devancer sa novice. Alors… Montre-moi.

Apparemment, en plus d'être un peu paresseuse, son apprentie, sa fille, s'avérait aussi un peu gourmande... Museau Bleu esquissa un sourire, néanmoins, face à sa proposition de partage, et hocha la tête, prenant juste un peu de cette perche que mangeait Nuage de Méduse, les deux félines au nez marqué d'une tache de naissance achevant ce moment à deux, et la mentor observant sa novice du coin de l’œil, avec attention et indulgence. La petite à la pelisse mauve et taupe mangeait goulûment, et sa mère eut une pensée amusée, comme quand elle se moquait autrefois d’Étoile du Corbeau. Elle ne tient pas ça de moi. Pendant ce temps, le vent empreint de fraîcheur et des parfums de la rivière l'entourait, et le soleil se levait, l'or et le rose des nuées donnant sa magie au paysage familier que, chaque matin, la guerrière observait, se levant souvent pour les patrouilles matinales et retrouvant toujours un nouvel enchantement. Il était temps d'y aller, à présent... Émergeant de la tanière des guerriers, Douce Orchidée commençait à organiser le Clan, avec les guerriers se levant peu à peu. La vie reprenait. Certains lève-tôt revenaient de la chasse, la patrouille de la nuit laissait place à celle de l'aube...

« Allons-y, Nuage de Méduse. La rivière. »

La voix de la vétérane était posée et douce, mais ferme : l'entraînement commençait, maintenant. Et elle voulait que sa nouvelle apprentie apprenne rapidement à se repérer sur son territoire, à retrouver les lieux qu'elle désirait. Alors elle indiqua à la chatonne mauve et taupe dont le museau plus sombre la faisait sourire de montrer la voie et, la suivant avec amusement, se rectifia mentalement : non, pas une chatonne. Une nouvelle apprentie. Et sa fille.

L'attitude de son apprentie face à son annonce, lorsqu'elles quittèrent le camp, semblait regretter de ne pouvoir paresser encore un peu, mais très vite, après que le duo se soit enfoncé dans leur territoire, vers la rivière qui chantait, la jeune féline mauve et taupe avait retrouvé un pas plus léger et joyeux, plein d'entrain, à l'image de sa voix. Parce que oui, Museau Bleu le souligna mentalement, sa fille parlait, beaucoup. Sans doute parce qu'elle était toute nouvelle novice... Tant qu'elle écoutait les directives, peu importait à la guerrière de sable et d'écume, bien au contraire; elle espérait que Nuage de Méduse conserve ce naturel et reste en bonnes relations avec ses camarades de Clan, et cette manière d'être, plutôt bavarde, rendait sa cadette attachante et facile à cerner: c'était plus fort qu'elle, la vétérane avait l'habitude d'observer les autres.

Contemplant en silence la silhouette à la pelisse épaisse cheminant auprès d'elle, la mentor tentait-elle aussi d'envisager les potentialités de celle qui lui avait été confiée; leurs cérémonies avait garanti des paires harmonieuses, permettant de former au mieux les plus jeunes, mais c'était à elle, et à nul autre, de faire de sa protégée un membre à part entière du Clan de la Rivière, et une fille de l'eau dont tous pourraient être fiers - et elle la première. Son regard s'adoucit en entendant mentionner Eau Turquoise; la reine avait été tellement adorable de s'occuper des petits que la meilleure amie d’Étoile du Corbeau avait mis au monde, en plus des siens! Le cœur de Museau Bleu saignait de la séparation, mais c'était mieux comme ça... Pour tout le monde. Cela valait bien le sacrifice de son bonheur, non ? Malgré tout, la femelle à la fourrure beige et grise bleutée, le nez parée d'une tache plus foncée, ne pouvait s'empêcher de se demander, curieuse, si celle qui lui était devenue une amie de secret avait raison, si, comme elle, sa novice serait douée dans les flots. Elles le sauraient bientôt: déjà, le torrent apparaissait devant elles. La plus âgée choisit alors de voir comment son apprentie s'en sortait, sans trop d'explications théoriques. Son miaulement, encourageant, fut bref et limpide, tandis qu'elle se préparait, au cas où, au bord de l'eau, à repêcher sa fille.

« On va attendre un peu pour voir le combat dans l'eau. » avait-elle d'abord ronronné. « Il est préférable que tu saches nager, pour beaucoup de techniques. Donc, c'est ce qu'on va découvrir aujourd'hui, et si tu n'es pas trop fatiguée, après, je te montrerai comment pêcher. »

Elle observa la rivière, relativement calme ce jour-là, et le banc de sable qui se dessinait un peu plus loin, juste un peu trop loin pour que la féline aux yeux bleus s'y rende en marchant; en effet, le lit de l'eau se dérobait bientôt sous les coussinets, ne laissant qu'un seul choix: nager. Bien sûr, maladroitement, au début, mais, à l'instinct, on pouvait comprendre certaines choses.

« Tu vois le banc de sable, là ? Vas-y. » sourit-elle, énigmatique.

Il y avait des réflexes à acquérir - battre des pattes, comme si l'on tentait de courir, garder la tête haute, fermer la gueule - et des détails à prendre en compte - le courant, par exemple. La petite Nuage de Méduse comprendrait-elle ? Pour l'instant, tout semblait simple... Ce le serait beaucoup moins en se lançant dans l'onde, qui, Museau Bleu le savait, s'annonçait glacée.

L'enthousiasme montré par Nuage de Méduse face à la proposition de sa mentor laissa bientôt place à un peu d'inquiétude en regardant la rivière - elle avait du comprendre les problèmes que pouvait causer le cours d'eau, et son air peu rassuré fit sourire intérieurement Museau Bleu, la fille de la rivière à la pelisse de sable et d'écume sachant très bien que sa fille avait les moyens d'y arriver et qu'elle-même ne laisserait jamais quoique ce soit lui arriver. Malgré tout, la petite chatte mauve et taupe, qui ne possédait pas forcément les mêmes certitudes, semblait emplie d'appréhension, en s'approchant de l'eau, où elle plongea les pattes puis avança jusqu'à ce que l'eau atteigne son poitrail. La nouvelle apprentie miaula alors, depuis le flot qui, à cette période de l'année, était encore froid:

« C'est quand même un peu profond. »

Puis elle se lança, maladroitement mais avec une bonne volonté qu'apprécia la vétérane, contente. Même si la petite avait encore tout à apprendre, elle restait volontaire, et avait choisi de tenter l'exercice au lieu de redemander d'autres explications ou de simplement refuser... Riant gentiment en sentant une gerbe d'éclaboussures la tremper elle aussi et heureuse de sa pelisse épaisse, la féline aux yeux jade observa donc le cheminement de sa cadette, difficile mais bien réel. Bon. Elle atteint finalement le banc de sable demandé, et Museau Bleu, satisfaite mais la voyant trembler, se glissa dans l'eau, fluide et légère, pour la rejoindre. La vraie leçon pouvait à présent commencer... Nageuse émérite, elle savait aussi que sa fille avait le potentiel de le devenir, et ronronna tendrement face à la déception de la petite, qui fixait ses pattes et l'eau devant elle. Elle devait sans doute voir cet exercice fatiguant comme un échec - et pourtant, elle l'avait réussi. Encourageante, la vétérane lui donna un petit coup de museau et lui souffla, avec douceur:

« C'est bien, pour une première fois. Je voulais voir comment tu réagirais,d'instinct, tu y es allée, et tu as réussi à gagner l'objectif. Bien sûr que c'est difficile, mais il y a des techniques, et petit à petit ton corps se renforcera. Tu vas y arriver, et je te promets que tu sauras nager sans faire autant d'efforts. Alors ne te décourage pas.... »

Elle entra à nouveau dans l'eau, jusqu'à ce que celle-ci atteigne son ventre, puis se tourna vers son apprentie au nez elle aussi marqué d'une tache pour lui expliquer sa première vraie leçon. Ce n'étaient que des bases, et il faudrait du temps, mais... Elles y arriveraient.

« Quand tu nages, ne bats pas des pattes dans tous les sens, ça ne fera que te fatiguer. Économise tes forces, laisse toi porter un peu par le courant, et fais comme si tu courais dans la forêt : des mouvements réguliers, pour avancer. Garde le cou vers le haut, pour que ta tête demeure hors de l'eau. Reste calme, respire... Laisse la rivière t'aider. Ici, le courant n'est pas dangereux comme aux Chutes. Laisse-le te porter. »

Sa voix était légère, apaisante, posée. Des conseils qui, elle le savait, permettrait à Nuage de Méduse de moins se fatiguer. Et puis une démonstration. Museau Bleu ne tenta pas de nager en ligne droite pour rejoindre l'autre rive : elle alla jouer avec le courant, et le laissa la porter un peu plus loin, donnant quelques coups de patte puissants quand il l'approcha de l'autre bord pour se hisser hors de l'eau. La puissance, son apprentie achèverait de l'obtenir en grandissant, bien sûr... Mais ce début de leçon laissait place à l'espoir.

Traversant sans peine les flots, s'étant hissée sur la rive et reportant son regard vert, pierre précieuse froide et lueur chaleureuse, sur la silhouette rondouillarde de sa fille, Museau Bleu s'était une fois de plus prouvée à elle-même que le travail portait réellement ses fruits; elle avait passé d'innombrables heures à jouer avec l'eau, quand elle était apprentie, devenant, autant par les dons que par le travail, une des meilleures nageuses du Clan, et même guerrière, n'avait jamais cessé de s'entraîner... Elle le sentait. Dans sa silhouette, dans chacun de ses gestes. Et elle savait qu'avec de la patience et beaucoup d'essais, Nuage de Méduse pouvait, elle aussi, devenir très douée - et qui sait, compenser d'autres aptitudes.
À présent, la mentor observait la toute jeune fille, qui reniflait timidement l'eau, puis s'y glissait à nouveau, d'un œil intéressé, observateur, mais aussi très tendre, tandis que cette dernière, appliquant les conseils de la vétérane, commençait sa traversée. Elle s'en sortait mieux, déjà; mais au milieu des flots, la fatigue avait commencé à la rattraper, puis, déstabilisée, la novice avait recommencé à devoir s'agiter pour rester en surface. Cela dit, elle s'en sortait mieux que la première fois... Museau Bleu, amusée mais contente de ce premier entraînement, ronronna quand sa fille, petite boule duveteuse à la longue pelisse taupe, yeux bleus et tâche sur le museau, s'effondra sur la rive, épuisée, pour haleter:

« Il faut... Que... Je reprenne... Mon souffle... »

Se penchant sur elle, la guerrière prodigua quelques coups de langue très doux à sa fille, lui adressant par la suite un gentil sourire, puis, ne voulant se montrer trop affectueuse par rapport à son rôle officiel, recula un peu et souffla, son pas léger la menant près de la rivière et sa silhouette gracieuse se tournant vers sa petite Méduse:

« Tu as bien mérité une pause! Alors il est temps de voir comment on pêche, d'accord ? »

Rieuse, elle souffla:

« Garde les yeux ouverts, c'est tout! Et profite, ensuite, ce sera ton tour de me montrer ce que tu sais faire! »

Museau Bleu se posta donc à l'affût, et, concentrée, tenta de percer l'eau.
Prunelles jade, pelisse de sable et d'écume. Silhouette détendue, mais vive.
Prête. Heureuse. Paisible. Puis un éclair dans l'eau, une patte qui fend l'air.
Dans une brève gerbe d'éclaboussures, une truite sortit des flots, tomba sur la rive.
En un éclair, la patte de la guerrière frappa une nouvelle fois, pour achever sa proie.
Et bientôt, à ses pattes, elle tenait la première pêche du jour - mais pas la dernière.
C'était à l'apprentie, aussi, de s'essayer... Son apprentie. Et Museau Bleu sourit.