Neuf vies - end

Cela faisait déjà une journée qu'Étoile de Pierre avait rejoint le Clan des Étoiles ; vingt-quatre heures que Nuage d'Émeraude n'avaient pas vues passer et se lamentaient de voir désormais envolées. Elle aurait voulu arrêter le temps afin que rien ni personne, pas même le passage des secondes, des minutes et des heures, ne l'éloigne du temps où son père était encore vivant. Elle ne voulait rien oublier de lui, ni son unique œil rempli de tendresse, de sagesse mais aussi de souffrance, ni son épais pelage bleuté où elle aimait tant se fourrer, petite, ni sa prestance et son allure respectable, empreinte qu'il laissait partout où il passait. Elle ne voyait par contre par d'inconvénient à oublier ce qu'il avait été dans les derniers temps ; un félin abattu, rongé par la douleur, en perdant tout raisonnement et toute force de vivre. Il s'était allé et avait fini par être emporté, sans doute avec soulagement ; un soulagement que seul lui pouvait ressentir, car ici-bas, au Clan de la Rivière, tout le monde pleurait sa perte, à part peut-être Merle Noir. Écaille d'Or semblait écrasée par ses nouvelles responsabilités ; les petits Cailloux étaient abasourdis par la mort de leur géniteur et se noyaient dans leur nouveau statut d'orphelins ; Douce Orchidée se sentait lamentable après ces douze lunes de bons et loyaux services qu'elle pensait inutiles ; Nuage des Ruisseaux devait penser à la communion qu'il devait organiser entre la nouvelle future meneuse et le Clan des Étoiles... Bref, tout un chacun était seul dans sa peine, et pourtant, la peine les écrasait tous, sans distinction.
Déjà vingt-quatre heures que le grand Étoile de Pierre était mort, et déjà, son corps reposait dans le camp, aux côtés de celui d'Aigue-Marine, et Écaille d'Or avait pris le chemin des Hautes Pierres en compagnie de Nuage des Ruisseaux, le guérisseur, de Cœur de Lynx, un guerrier en qui la guerrière semblait porter une grande estime, et Nuage d'Émeraude, qui ne savait pas trop ce qu'elle faisait là, mais qui y était malgré tout. En d'autres occasions, elle aurait été surexcitée de se rendre aux Hautes Pierres, elle aurait été très fière d'être choisie pour faire partie de la patrouille qui accompagnerait le nouveau chef vers ses neuf vies. Mais pas cette fois. Le deuil qui l'accompagnait partout où elle essayait de fuir la harcelait et ne la laissait pas profiter de l'honneur qui lui revenait. Alors, aux côtés de sa marraine, de son demi-frère de lait et du guerrier aux yeux clairs, elle marchait la tête basse, les oreilles et la queue baissés, le poil terne. Elle avait à peine levé les yeux lorsqu'une patrouille du Clan du Vent les avait rejoint, d'abord hostiles, puis compatissants face à leur peine ; ils les avaient escortés jusqu'au bout de leur territoire, leur souhaitant bonne chance pour la suite de la route jusqu'aux Hautes Pierres. Le chemin avait été long, les quatre félins étaient bourrus de fatigue et de tristesse, mais aucun ne s'était plaint, pas même Nuage d'Émeraude, qui n'en aurait pas manqué une pour ouvrir la gueule en temps normal.

À tout à l’heure... murmura doucement Écaille d'Or avant de s'engouffrer dans le long tunnel qui la mènerait vers la Grotte de Vie, suivant Nuage des Ruisseaux. Nuage d'Émeraude fixa longuement l'entrée du tunnel, désormais sans mouvement, gouffre sombre et terrifiant duquel semblait s'échapper un grondement sourd et surnaturel, avant que Cœur de Lynx ne brise le silence : Viens Nuage d’Émeraude, attendons les ici. L'interpelée leva alors les yeux, regarda sans le voir le mâle au poil fauve, et le suivit jusque sous le couvert d'un arbre. Elle s'assit à ses côtés, silencieuse, aveugle et sourde, ses prunelles vertes fixant un point vers l'horizon, point qui n'existait pas, qui n'existait plus. Tout comme son père.

Le chemin avait été long, mais je le connaissais bien maintenant, sûrement mieux que les trois félins qui m'accompagnaient. Combien de fois l'avais-je effectué? Les premières fois, l'absence de Cœur de Neige s'était faite ressentir. Il m'avait manqué ce mentor présent à mes côtés pour m'initier au Clan des Etoiles, pour me montrer le chemin vers la Pierre de Lune. Aujourd'hui, je pouvais quasiment le faire les yeux fermés, et c'était une bonne chose, car j'étais un peu en mode automatique. Je n'arrivais pas à croire ce qui était arrivé. Certes j'avais vu les signes, Etoile de Pierre n'était pas bien ces derniers temps, ni moralement, ni physiquement. Les signes étaient là, mais la perte avait tout de même été brutale. Certes Etoile de Pierre n'avait pas été bien et n'avait pas forcément pris les bonnes décisions comme en attestait l’œil aveugle de Pluie Battante, mais il avait été un bon Chef à qui de mauvaises choses étaient arrivés. Bien meilleur Chef que Père, il n'y avait aucun doute. Et dans ces derniers moments il avait fait un choix étonnant mais sensé. Mon regard s'égara sur la fourrure rousse de la Guerrière, notre lieutenante d'un jour, notre future Chef. Oui, elle ferait certainement une très bonne Meneuse malgré son jeune âge. Elle était forte mais surtout son cœur était grand. Je ne lui souhaite que le meilleur, en espérant que cette malédiction qui semble peser sur nos Chefs lui soit épargnée. Je n'avais aucune envie de la voir sombrer dans la folie que la perte avait infligé à Etoile de Pierre.

Après la mort de ce dernier, après la veillée et l'enterrement, nous étions partis. Un petit groupe de quatre, choisis par Écaille d'Or. Je sais que je ne suis du voyage que par mon statut de Soigneur. Je ne pensais pas refaire ce voyage aux neuf vies aussi tôt. J'avais accompagné Etoile de Pierre à l'époque où il est devenu Chef. Et voilà que je suis de nouveau de ce voyage. A nos côtés, mon cousin, Cœur de Lynx. Il est devenu Guerrier maintenant et le mérite sans doute mille fois plus que son frère. Il est quelqu'un sur qui l'on peut compter, un félin droit et fort. Son frère me rappelle bien trop Père. Je me demande d'ailleurs ce que ce dernier en penserait. Une des femelles qu'il dénigrait tant, à la tête du Clan. Il s'en laverait sans doute les pattes, comme avec mon choix. Ma gorge se serre et je me force à regarder droit devant. Le pelage de notre dernière camarade flamboie en cette soirée. Comme une petite flamme. Dois-je y voir un signe, un signe d'espoir pour nous? J'aimerais tant. Et pour compléter notre groupe, les sentinelles du Vent. Comme si nous allions nous nourrir ici ou faire n'importe quoi de débile. Je soupire intérieurement. Les tensions n'ont jamais été aussi grandes je pense. Nous quittons les venteux à la fin de leurs terres, pour traverser le chemin du Tonnerre qui nous sépare des Hautes Pierres.

Le paysage familier des grands rochers m'apaisent un peu. Terrain connu ici. Nous continuons encore un peu, vers l'entrée de la grotte. Mes yeux se lèvent et fixent la voûte céleste. Les premières étoiles ont fait leur apparition, parfait. Nous sommes juste à l'heure pour la rencontre d’Écaille d'Or et des étoiles. Je fais un rapide signe à cette dernière pour l'inviter à me suivre. Comme tous ici nous le savons, personne d'autre ne sera autorisé à nous suivre. J'entre le premier, marchant doucement. L'habituelle obscurité s'étend sur nous et je ralentis encore un peu, faisant en sorte que ma queue soit proche de la femelle. Je sais où marcher, où tourner, pas elle. Je ne veux ni qu'elle se perde ni qu'elle se blesse. Trop mauvais présage. A chaque fois que je sais un passage un peu plus difficile, je ralentis, prenant le temps de marquer les roches de mon odeur. Un moment plus tard et nous voilà au bord de la Pierre de Lune. Je ne me lasse jamais de sa splendeur. Immense pierre cristalline, elle reflète désormais la lune qui a dû se lever pendant notre marche. Un rayon traverse les roches et se pose sur la Pierre de Lune, la faisant s'illuminer. Mes yeux scintillent à ce spectacle familier mais toujours aussi magnifique. On dirait qu'elle nous souhaite la bienvenue et je veux y trouver un bon présage. Mes yeux bleutés se tournent vers la Guerrière. La lumière diffuse de la Pierre de Lune lui donnent un aspect étrange, comme si l'argent se mêlait à l'or de son pelage, pour former une combinaison des plus envoûtantes. D'un signe de tête je l'invite à s'approcher de la pierre et, ouvrant la voie, je pose mon museau dessus. Un frisson me parcourt sous la fraîcheur de la pierre. Mes yeux se ferment et lorsque je les rouvre le paysage s'est modifié. Plus de pierre, plus d'obscurité, plus de pierre de Lune. Non loin, je vois la féline rousse. Bientôt les étoiles viendront. En attendant je m'asseois, en aucun cas je ne peux ou ne dois intervenir. Je ne peux qu'assister à ce qui suivra.

Personnage joué : Aigue-Marine
Ex-lieutenante du Clan de la Rivière

Aigue-Marine avait pris part au groupe de félins qui étaient venus accueillir Nuage des Ruisseaux et Écaille d'Or cette nuit-là. Impatiente mais muée d'un calme propre au Clan des Étoiles, elle était assise dans la rangée faisant face aux deux félins, aux côtés de ceux qui avaient été chargés de transmettre à la future meneuse ses nouvelles vies ; elle en aurait neuf lorsqu'elle se réveillerait de ce rêve ô combien réel.
Étoile du Corbeau fut le premier à s'avancer vers Écaille d'Or, dont le pelage roux marquait son appartenance au monde des vivants : il ne scintillait pas de petits points blancs comme celui des membres du Clan des Étoiles, qui semblait presque scintiller. L'ancien meneur, qui avait récupéré son apparence d'antan - il n'était plus ce meneur défiguré et déchu qu'Aigue-Marine avait détesté de son vivant - posa son museau sur le front de la guerrière, après lui avoir appris l'identité de la vie qu'il lui transmettait : l'humilité. La décharge fut évidente et le Clan des Étoiles regarda Écaille d'Or se consumer sous la brûlure de la nouvelle vie qui prenait possession de son corps. Aigue-Marine fut peinée de voir son amie dans cette douloureuse épreuve ; mais elle ne dit rien et n'en laissa rien paraître. C'était un rituel sacré et obligatoire ; et puis, toutes les vies ne la feraient pas souffrir ainsi. La sienne, par exemple, ne lui ferait aucun mal, elle en était certaine.

Après qu'Étoile du Corbeau a repris sa place dans le groupe auquel il appartenait désormais, ce fut au tour d'Aigue-Marine de s'avancer. C'était la première fois qu'elle faisait ça, et elle était une chatte peu sûre d'elle de son vivant ; mais elle appartenait désormais au monde des ancêtres et toute leur sagesse et leur assurance l'enveloppaient. Ce fut donc une Aigue-Marine transformée qui s'approcha de son amie : elle portait la même robe brun tigrée d'autrefois, poils longs et doux qui ondulaient autour d'elle ; mais ses pupilles étaient emplies d'étoiles et de nuit noire, et l'assurance qui se dégageait d'elle contrastait parfaitement d'avec sa timidité d'autrefois.
Lorsqu'elle fut assez près d'Écaille d'Or pour ressentir son aura de vie, Aigue-Marine se stoppa et prit la parole.


« Bienvenue, Écaille d'Or, mon amie. Je t'offre la loyauté ; avec cette vie, je t'encourage à rester fidèle et dévouée aux tiens, mais aussi aux valeurs qui ont construit nos vies et aux promesses que tu as faites. »


Délicatement, et avec un sourire significatif, Aigue-Marine vint poser le museau sur la joue de son amie ; en même temps que les dernières images de sa vie, où elle demandait à Écaille d'Or de veiller sur ses petits, elle sentit une décharge d'amour inconditionnel la traverser et passer de son corps à celui de la guerrière roux clair. Une émotion vive l'attaqua, comme une décharge électrique libératrice, puis quitta son corps pour rejoindre celui d'Écaille d'Or.
Une fois que la vie fut passée de son corps à l'autre, Aigue-Marine rouvrit les yeux sur les prunelles bleutées de son amie. Elle aurait eu tant à lui dire... Mais elle ne devait pas oublier quel était désormais son rôle ; elle n'était plus de son monde.


« Je suis fière de toi. Et je suis fière d'eux. Je vous vois constamment. »


Et, sur ces mots trop brefs mais qui renfermaient tout un monde de sens, elle recula et rejoignit le groupe de félins étoilés qui l'attendaient ; leur tour était à l'un d'eux. Mais Aigue-Marine ne quitta plus son amie des yeux de toute la cérémonie.

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