Depuis quand un chaton déprime ? [FT. Museau Bleu] -abandon

Ce matin-là, pour la première fois depuis ce qui semblait être des lunes aux yeux de Museau Bleu, tout était calme; elle était calme. Nuage de Méduse ayant du rejoindre la pouponnière à cause d'une amourette avec Nuage de Jaspe, la lieutenante se retrouvait sans apprentie, pour un moment, et, ayant distribué patrouilles de frontière et de chasse, revenue d'une promenade et d'une pêche nocturne pour confier ses tourments aux étoiles, ayant un peu passé de temps avec Fierté du Blaireau et Nuage d'Émeraude, la princesse de sable et d'écume se retrouvait enfin seule. Seule et calme, alors qu'elle avait passé son temps à s'épuiser à la tâche pour son Clan dans le simple objectif d'éloigner sa peine et ses mauvais rêves. Ce matin-là, en revanche, elle était plus paisible... Enfin. C'était donc le cœur léger qu'elle avait pris une truite pour commencer à manger, à petites bouchées, tout en laissant ses pensées s'envoler. Elle était rêveuse, Museau Bleu, et un peu nostalgique, aussi... Nostalgique du temps de son apprentissage, quand elle avait ses frères pour dormir tout contre elle, et Étoile du Corbeau à ses côtés, aussi; quand elle passait du temps avec ses amis, que son père était vivant, et son mentor présent. Quand elle n'avait, pour tous problèmes, que d'être née fille, et de faire ses preuves avec toute la certitude du monde - des certitudes d'enfant. Comme elle avait changé, depuis... Elle avait grandi, s'était assagie; son cœur était un peu plus fissuré qu'avant, malgré ses loyautés; mais surtout, elle était une adulte, et dans son entourage, elle pouvait désormais compter quelques constellations, par trop de disparus. Mais assez de tristesse; elle les retrouverait, un jour, bientôt, dans les prairies célestes et les ruisseaux de lumière.

« Au secours ma patte est devenue de la mousse ! »

Un cri de chaton la tira de ses pensées, avant qu'une petite boule de poils ne vienne heurter, doucement, son épaisse fourrure douce, couleur de sable et d'écume, la faisant ronronner; ses yeux vert jade vinrent scruter le petit visage, aux traits encore arrondis par l'enfance, et elle esquissa un sourire, qui scintilla dans ses orbes de pierre précieuse, un sourire aussi doux qu'il était malicieux. Elle connaissait peu le petit félin, mais assez pour se montrer tendre et gentille, et amicale... Le fils d'Eau Turquoise et d'Étoile de Pierre, orphelin de père, tout seul face à la peine - parce que sa mère n'allait pas bien, se rappela la vétérane avec un pincement au cœur. L'enfant auprès d'elle l'ignorait, mais la princesse de la rivière estimait avoir une dette envers chacun d'eux; des dettes de mariage, de chatons et de secrets, d'interdits, d'amour et d'amitié, aussi. Mais Boule d'Automne était bien trop jeune pour comprendre tout ça, et même les grands ne le savaient pas - pour lui, le monde devait encore être plein de féerie... Du moins elle l'espérait. Il était trop jeune, et il aurait été injuste que la mort le change. Auprès d'elle, les oreilles aplaties et les yeux pleins de larmes, il semblait peiné, inquiet, de l'avoir frappée... Elle baissa doucement sa tête pour donner un coup de langue apaisant sur le sommet du crâne de ce tout petit, réconfortant, aimant. Son geste valait plus que ce qu'elle aurait pu dire... Elle souffla alors, d'une voix paisible, ténue, mélodie apaisante, comme le doux chant de l'eau:

« Ce n'est pas grave, Boule d'Automne, tu ne m'avais pas vue.
Tu me montres cette patte en mousse, maintenant ?
Peut-être que je peux t'aider... »

Il y avait des dettes qu'elle ne pourrait jamais payer mais lui...
Elle pouvait l'aider, l'aimer, et, s'il n'était pas trop tard, le protéger.

Museau Bleu ne cesserait jamais d'être impressionnée, et touchée, aussi, par les émotions des plus jeunes; le petit, un peu rasséréné, lui lançait en effet un regard qui fit fondre son cœur... Des émotions comme autant de lumières vives, des perles de lumières, des bourgeons qui, éclos, donneraient les plus belles fleurs. Admiration. Reconnaissance. Tristesse. Joie. Amour. Les lunes de l'enfance, c'étaient celles des fous rires comme celles des gros chagrins, des mille sourires et des câlins... La lieutenante, attendrie, repensa à ses frères de portée: elle aussi avait eu ces moments de joie, à partager avec ceux qu'elle aimait - même avec son père, qui s'était occupé d'elle, quoique un peu moins que de ses frères. Il avait été son modèle, elle avait voulu lui prouver sa valeur, et elle y était arrivée; oui, il l'avait aimée. Avec un pincement au cœur, la grande femelle à la pelisse de sable et d'écume songea que, dans le cas de Boule d'Automne, il ne connaîtrait jamais la fierté dans les yeux de son père au matin du baptême... Tu es parti trop tôt, Étoile de Pierre... Tous tes enfants ont tant besoin de toi ! La portée de pierres précieuses avait grandi, mais tous portaient déjà trop de deuils, et Nuage d'Émeraude, en particulier, avait pleuré son père cruellement parti, ce soir de veillée, pendant que Boule d'Automne fermait les yeux entre les grandes pattes du corps inerte, que l'âme avait déserté. Pauvres petits. Une vague de compassion envahit la plus grande, qui lança un regard de jade très doux au petit chaton esquissant un sourire à travers toutes ses larmes. C'est bien... Sois courageux. Tu n'es pas seul, et tu es aimé. Un bruit la tira soudain de ses pensées.

CUI CUI !

« AAAAHHHHHH ! »

NI une ni deux, le tout petit s'était déjà caché entre les pattes de la princesse riveuse, les pleurs envahissant à nouveaux les grands orbes d'automne, tandis qu'il tentait de se faire minuscule. Museau Bleu ronronna, fixant son regard une seconde sur l'oiseau insolent, comme un défi silencieux, avant de reporter toute son attention sur l'enfant blotti contre elle; il tremblait comme une feuille un soir de grand vent ! Et avec la forêt enflammée dans ses jolies prunelles... Oui, il y ressemblait. Une silhouette menue, de fourrure ébouriffée, qui miaula timidement:

« Il veut me manger l'oiseau c'est ça ? »

Museau Bleu enroula sa queue autour de ses pattes et du jeune mâle gris, en guise de protection, un rire léger agitant ses moustaches; elle ne se moquait pas le moins du monde de lui, mais c'était très drôle d'imaginer la scène. Pourtant, calmant son amusement, ce fut avec tendresse qu'elle répondit, espiègle:

« Je sais que tu es tout petit, Boule d'Automne, mais à ce point ? »

Tout en parlant, elle reprit sa patte pour en enlever, avec délicatesse, les petits brins de mousse qui s'entremêlaient.
Patience et précision, des coups de griffe très doux pour ne pas le blesser, coupant juste la plante, avec dextérité.
Peu à peu, la verdure laissa place au petit coussinet, et les minuscules griffes du chaton furent libérées.
Alors elle souffla, doucement, encore quelques mots. Juste pour qu'il sache. Je te protégerai.

« Tu n'es pas tout seul. Je suis là, avec toi, et il ne t'arrivera rien. D'accord ? »

Elle pensa aux deuils d'Eau Turquoise, aux attitudes de certains. À la mort d'Étoile de Pierre.
Et elle considéra la minuscule saison qui, encore entre ses pattes, s'y cachait, tout fragile.
Elle n'aurait jamais payé sa dette à leur ancien meneur, mais son fils... Elle pouvait l'aider.
À grandir. L'écouter. Le conseiller. Le protéger. C'était le rôle de tous les guerriers...
Elle serait simplement un peu plus présente qu'un autre.

« Tu n'es pas seul... » murmura-t-elle avec douceur en le serrant précautionneusement contre elle.

La princesse de la rivière inclina alors les oreilles vers l'oiseau un peu plus loin
Lança un regard vert, d'eau, de ciel et de plantes tendres au printemps
Vers le plumage, puis sur la fourrure de son protégé d'un jour
Et, malicieuse, affectueuse, elle souffla enfin, en souriant:

« Ça te dirait, que je t'apprenne la chasse aux oiseaux ?
Comme ça tu pourras manger ce grand méchant! »

Il fallait sécher ses larmes, à présent...
C'était beau, un monde vu par des yeux d'enfant.

« Oh oui ! Je veux pouvoir manger ces sales cœur de renard avant qu'ils me mangent ! »

Toute sa peine oubliée, le petit chat se détacha de la lieutenante, qui fit quelques pas en arrière pour l'observer, et s'assit devant elle, levant sur le visage illuminé par les prunelles de jade un regard innocent, chaud et doux, crépuscule et or, brillant d'excitation à l'idée d'apprendre. C'était drôle de penser qu'un jour, Museau Bleu, elle aussi, avait été comme ça... Avait voulu en apprendre davantage avant même d'avoir quitté la pouponnière; apprendre à se battre, à chasser, même à nager. Si on l'avait écoutée, pour un peu, elle aurait presque demandé d'apprendre à voler. D'autant plus qu'étant née fille dans un clan alors très misogyne, seule d'une portée de garçons, elle avait envie de se prouver. Et elle l'avait fait; elle était même une des plus doués - et mieux encore, ça n'avait jamais empêché sa fratrie d'être très liée. C'était ensemble qu'ils avaient avancé. En regardant Automne, la vétérane s'interrogea un instant sur ses relations avec les autres saisons... Puis un sourire sincère, doux et amical se dessina sur son beau visage. Elle miaula cependant, espiègle:

« Ah bah faut choisir, c'est des oiseaux ou des renards ? »

Puis elle lui montra, gentiment, un tas de feuilles mortes, un peu plus loin, que le vent dispersait au gré de ses envies; la brise n'était pas obligée de jouer toute seule, et les petites cibles flottantes pouvaient bien imiter des oiseaux, allez. Tout en riant doucement, ses moustaches vibrantes d'amusement face à l'admiration qu'elle lisait sur les traits ronds du petit chaton, elle lui expliqua alors, gentille:

« Les oiseaux ne sont pas nos proies de prédilections,
mais certains sont quand même relativement faciles à attraper.
Sauf que pour ça, il va te falloir de la discrétion, de la douceur
et de la puissance... Un oiseau sent les vibrations du sol.
Alors il faut faire glisser doucement, très doucement tes pattes, d'accord ?
Et bondir d'un seul coup pour les clouer au sol. »

Les feuilles se balançaient dans le vent, des flaques jonchaient le sol.
Museau Bleu chuchota encore quelques mots à son protégé avant de s'éloigner:

« Je vais me placer près de l'arbre, là-bas.
Ton objectif, c'est de t'approcher sans que je t'entende
Et de réussir à plaquer au sol une des feuilles, d'accord ? »

Elle lui adressa un grand sourire tendre, et souffla:

« Allez, petit guerrier - à toi de jouer ! »