Imagine | ft Fifou -end

Deux journées et deux nuits avaient passé, depuis la désastreuse rencontre au bord du Chemin du Tonnerre, avec Crocs Nacrés. Deux journées et deux nuits à assumer son rôle de lieutenante à la perfection, mais le cœur serré, pour Museau Bleu, qui, dans sa longue vie, avait appris à tout dissimuler des tourments de son âme. Elle n'aurait pas du être triste, et pourtant, l'idée de renoncer à Nuage du Vent lui faisait mal; elle s'était attachée à cet enfant, sous le vieil érable flamboyant et dans leur royaume pastel au bord de la rivière; il lui manquerait, si elle lui demandait de ne plus chercher à la revoir... En pensées, elle revoyait sans cesse les yeux d'ambre et de soleil du petit apprenti, qui riait en apprenant à nager, dans la lumière pâle du matin: des yeux de tendresse, des yeux de douceur, des yeux d'enthousiasme emplis de couleurs. Il était vraiment adorable, ce petit, et elle adorait l'avoir dans sa vie. Un peu comme son fils... Ensemble, ils rêvaient, apprenaient, se réinventaient et se renforçaient. Mais la lieutenante n'avait pas le droit à cette amitié, alors se dévouant à son Clan, elle tentait d'oublier, en s'épuisant par loyauté. Chasse, pêche, patrouille, distribution de rôles, préparation pour l'hiver; Museau Bleu avait toujours été active, désirant faire ses preuves en tant qu'apprentie puis guerrière - là, elle ne supportait simplement pas l'idée de ne rien faire. Et puis, au bout de deux jours et deux nuits, enfin, le soir venu, elle avait quitté le camp, perdue dans ses pensées, pour arpenter sous les étoiles les endroits familiers. Souvent, ses lieux préférés parvenaient à l'apaiser.

Elle sourit en comptant les étoiles, arrivée au bord de la rivière.
En écoutant le murmure et le chant de l'eau, sous la voûte céleste.
En voyant l'endroit où elle avait appris à sa petite lumière comment nager.
Et finalement, en voyant les étoiles entre les feuillages par la lune argentés.
Alors seulement... Elle réalisa où ses pas et ses pensées l'avaient menée.
Un lieu familier, qui avait retrouvé son aura paisible de douces amitiés...
Le rocher se dressait, là, entre les quatre arbres jumeaux, immenses.
Le sang avait été lavé par les pluies d'automne, qui embrasaient le paysage.
Il manquait la pleine lune, bien sûr... Mais c'était les Quatre Chênes.

À pas lents, elle s'approcha du rocher, l'observant sous un nouveau jour, dans la pénombre que procurait la nuit tout juste tombée; elle avait des yeux de lieutenante, à présent... Elle assisterait aux rassemblements du pied de ce promontoire, désormais, en souhaitant ne jamais devoir s'y percher - Étoile d'Or était bien trop jeune pour partir avant elle. D'un bond léger, elle s'y percha, levant du même coup les yeux vers le ciel à la recherche des guerriers de jadis, qui scintillaient sur la voûte céleste bleutée. Ses proches lui manquaient, plus que jamais, et elle aurait aimé retrouvé son mentor, comme autrefois, pour lui demander conseil, comme lorsqu'apprentie, elle doutait un peu d'elle. Mais il était parti... Ils l'avaient quittée, et même s'ils veillaient, elle était seule. Ses amitiés, interdites. Pour la première fois, elle sentit le poids des lunes écoulées...

Son soupir fit écho à un craquement de brindille derrière elle, et elle se retourna.
Un autre félin se tenait là, le vent lui portant les fragrances du Clan du Tonnerre.
Museau Bleu se contenta d'un sourire, d'un salut. Elle n'était pas inquiète.
Qu'il l'attaque ? Pourquoi ? Qu'elle l'attaque ? Quel intérêt ?
En réalité, elle avait l'impression que, peut-être, cette soirée pourrait être une soirée de trêve...

« Bonjour ? » souffla-t-elle, avec gentillesse.

Il est grand temps de rallumer les étoiles.

Si sa furtivité laissait à désirer le jour, la discrétion que lui conférait le voile de la nuit le transformait en redoutable chasseur. Et c'est bien car il se savait redoutable qu'il s'ennuyait autant : il trottinait derrière une souris qui courait à perdre haleine entre les buissons de la forêt sans se préoccuper de la direction dans laquelle elle se dirigeait. Las de cette chasse gagnée d'avance, Coup de Foudre observait le rongeur se démener corps et âme dans ses foulées saccadées en tentant de le semer, mais pas de chance pour lui, chaque fois qu'il se retournait, il voyait l'éclat anis de la lumière de la lune se refléter dans les yeux du prédateur à sa suite.

La souris jaillit au travers des fourrés du chablis pour se hâter sur une colline et sortir de la forêt dans un nuage de feuilles mortes - et Coup de Foudre l'imita en se frottant à toutes les branches sous lesquelles il se glissa, enjambant les plus basses.

Ici, loin de la protection du couvert des arbres, un coup de vent s'était glissé dans les vagues de son pelage et il s'ébroua sans cesser de trottiner, forcé de ralentir son allure faute de la souris qui s'essoufflait. Il la toisait maintenant, fronçant durement ses sourcils pour lui exiger un meilleur challenge que ça. Il l'avait quitté des yeux une seconde pour pousser un soupir d'ennui à côté, son souffle transparaissant dans l'air frais de la nuit. Les étoiles se voyaient nettement mieux d'ici que dans le campement, et il apprécia leur lumière dans le ciel - c'était bien grâce à Elles qu'il pouvait se diriger. Et leur angle, à ce moment, et dans cette direction, fit se superposer un souvenir flou mais bien récent qui s'aviva dans la rétine de ses yeux : la Lune Rouge, les Quatre Chênes, le massacre, Étoile de Suie qui mourrait et reprenait vie... C'était par là que se dirigeait la souris.

Pour un individu dénué de sentimentalité, il n'y avait rien d'intéressant à faire aux Quatre Chênes tout seul, mais en reniflant une odeur toute proche il se pencha, cueillit sa souris épuisée dans l'herbe et lui brisa la nuque d'un tour de croc, avant de s'approcher de l'intéressée.

Contrairement à lui, la chatte qui visitait les lieux avait la fourrure claire sous la lune et ne profitait pas du même bonus de quasi-invisibilité, aussi elle paraissait incertaine de l'avoir vu ou non dans l'obscurité. Quant à savoir de qui il s'agissait, aucune idée, mais il connaissait bien assez l'odeur de la Rivière pour l'associer à la chatte au halo-bleu:

— « Bonjour ?
— « Plutôt bonsoir, lui répondit le Bengal, inclinant légèrement sa tête en faisant se ballotter la pauvre queue du rongeur qu'il tenait dans sa gueule.

Sa queue décrivit une ondulation de régal et il s'approcha sans peur aucune de si seulement il avait su qu'il s'agissait de la Lieutenante.

— « À ce rythme, vous n'allez rien attraper, il lui dit sur un ton de connivence, désignant sa pelisse de bas en haut. Vous voulez de ma souris?

Le matou que Museau Bleu, de ses grands yeux verts, avait vu s'esquisser dans les ombres, fit quelques pas en avant, révélant un Bengal qui provenait, à n'en pas douter, de l'autre rive de la rivière, une petite proie dans la gueule et l'air avenant, presque malicieux. La lieutenante, silhouette gracieuse et pâle sous les étoiles, fille de l'eau à la pelisse de sable et d'écume, comprit aussitôt que son instinct ne l'avait pas trompé... Un sourire se dessina sur son visage, sincère, le premier depuis deux jours, deux nuits, et ce qui lui semblait une éternité, en entendant sa réponse; le nouveau venu était pour le moins amusant... Et contrairement à sa dernière rencontre, il semblait amical. L'espace d'un instant, il suffit à chasser le souvenir de son combat avec Crocs Nacrés des pensées de la bleutée.

« Plutôt bonsoir. »

C'était vrai; ils étaient sous les étoiles, pour cette rencontre amicale qui avait une lumière toute particulière pour Museau Bleu, dont les nerfs à vif s'apaisaient face à la connivence simple qu'instaura directement le matou.

Supériorité de l'esprit sur la force
Beauté du geste libre
Rire

« À ce rythme, vous n'allez rien attraper. Vous voulez de ma souris? »

Se relevant agilement, elle bondit de son perchoir, grande et gracieuse, entourée d'un halo bleuté et argenté, princesse des étoiles, tandis que lui se faisait prince des ombres. C'était une cérémonie du partage, qu'il proposait, en quelque sorte, un Clan de tolérance, là, sous les Quatre Chênes; une cérémonie qu'elle accepta sans hésiter, amusée, soufflant avec un regard espiègle dans ses prunelles de jade:

« Tu offres souvent tes proies à une ennemie ? »

Le ton de sa voix sur le dernier mot indiquait clairement ce qu'elle pensait des rivalités et des constants combats... Inclinant la tête en un salut avant de prendre une petite bouchée de la proie, le laissant libre de manger avec elle, elle déclara, souriante:

« Je m'appelle Museau Bleu. Et toi ? »

Pour elle, cette proie entre eux avait un goût d'espoir. 

Devant la lune et son halo, la pâle dame descendit de ses hauteurs pour se mettre à son niveau et le bengal parut une seconde époustouflé par la vue. En tant qu'amateur des sens, il avait aussi un penchant pour l'ambiance et il devait s'avouer pas peu déçu d'avoir suivi sa souris jusqu'ici... Il avait l'impression d'avoir mis la patte dans un rêve - mais un vrai, pas un de ceux qu'il faisait la nuit où il marchait dans le vide sans but ni boussole...

— « Tu offres souvent tes proies à une ennemie ? s'enquit la dame pâle une fois devant lui, inclinant sa tête pour prendre directement de sa bouche une croquée de sa proie qu'il lui tendit volontiers.
— Oh, il pesa du même ton, pas de ça avec moi ~ »

Ils n'étaient, au final, rien de plus que des chats. Maintenant qu'elle avait sa part et lui la sienne, il put se coucher sans un mot de plus dans l'herbe moite pour déguster en toute confiance. La chasse ne lui avait été d'aucun challenge mais c'est qu'il n'avait pas pensé au long terme... Et le sourire de son ennemie raviva le sien, le secouant d'un ronron éhonté qui faisait se courber et se recourber sa queue comme le faisait celles des chattes en chaleur.

— « Je m'appelle Museau Bleu. Et toi ?
— Coup de Foudre. »

D'un mouvement folâtre, sa queue trouva les pattes de Museau Bleu à son insu, le bengal s'intéressant plutôt à découvrir qui était cette chatte de la Rivière nimbée de mystère:

— « Je suis surpris, je ne m'attendais pas à rencontrer quelqu'un d'autre comme moi.

Il inclina doucement sa tête sur le côté, puis il l'inclina de l'autre, comme s'il mesurait les possibilités qui s'offraient non plus juste à lui mais à eux. Il prit une autre bouchée de sa moitié de souris. « Hm, remarque, je ne m'attendais pas à rencontrer quelqu'un tout court, ha ha hah! »

— « Si vous n'êtes pas sortie pour chasser, Museau Bleu, j'en déduis que quelque chose d'autre vous a menée ici?

Pour lui, c'était une souris.

Museau Bleu était amusée par l'étrange personnage qui semblait tout droit sorti d'une histoire, se tenant auprès d'elle tandis qu'ils partageaient la souris, en un moment paisible qui semblait parfait; un rêve, un moment d'harmonie, un conte, peut-être, aussi, avec pour protagonistes un prince de la forêt, nimbé d'ombres qui murmurent, et une princesse de l'eau, auréolée d'étoiles qui scintillent et rient, comme de petites clochettes. Elle était amusée, et en même temps, dans cette atmosphère si particulière, auprès des grands arbres et un peu de leurs ancêtres, aussi, durant cette trêve qu'ils instauraient d'eux-mêmes en un duo contrasté et pourtant semblable par l'attitude, elle était détendue. Du reste, si la lieutenante avait gardé le moindre doute sur l'opinion du matou, sa réponse l'aurait rassurée...

« Oh, pas de ça avec moi ~ »

L'herbe était douce, tendre, encore, avant l'arrivée de la saison des neiges, humide par la rosée du soir, et fraîche par le vent; les températures avaient baissé, l'hiver approchait. Mais pourtant, c'était une de ces nuits simplement agréables, où la Toison Argentée se dessinait joliment, et où un moment pouvait être partagé sans problèmes, entre deux félins qui, pour un moment, faisaient abstraction des Clans. Deux chats qui discutaient, simplement, et l'une qui, en entendant l'autre ronronner, y joignit un petit son semblable, le sien, dans la brise automnale.

« Je m'appelle Museau Bleu. Et toi ? »
« Coup de Foudre. »

Un nom intéressant, pour un félin apparemment séducteur... Museau Bleu remarqua qu'il avait enroulé sa queue autour de ses pattes, et qu'il tentait de mieux la découvrir, lançant une discussion comme s'ils avaient tous les droits du monde de se retrouver là. Un nom qui parlait à la fois de tempête et d'amour, lumineux et plus sombre, beau et pourtant dangereux, parfois, mais captivant; juste, aussi, puisque les éclairs ne regardaient pas avant de frapper, ne faisaient pas de discriminations. Mais à cet instant, le mâle du Clan du Tonnerre semblait plutôt gentil. Alors, la lieutenante du Clan de la Rivière choisissait, elle aussi, de se montrer plus douce, chassant un peu plus loin ses mauvaises rencontres.

« Je suis surpris, je ne m'attendais pas à rencontrer quelqu'un d'autre comme moi. »

Tête penchée d'un côté puis de l'autre, comme pour examiner des possibilités, il prit par la suite une autre bouchée de proie, et elle l'imita, approuvant d'un petit hochement de la tête, et d'un regard complice. Ses prunelles de jade brillaient de malice en soufflant, espiègle:

« Quelqu'un d'intelligent, tu veux dire ? »

Tant d'intolérance blessait bien plus les Clans qu'autre chose... Museau Bleu était loyale à ses proches, à la Rivière, aux Étoiles et au Code du Guerrier, sans aucune incertitude, aucune zone d'ombre; elle était vétérane, lieutenante, dévouée, protectrice, aimante; mais elle savait aussi reconnaître les moments où des alliances, de l'aide, des projets d'unions, pouvaient s'avérer utiles, elle savait pardonner les erreurs du passé, et elle savait remercier pour les services rendus. Elle n'était pas ingrate, elle ! Le souvenir de Crocs Nacrés lui faisait toujours mal... En regardant Coup de Foudre, la riveuse songea que, oui, elle pourrait pardonner au Tonnerre, pour les Lunar Pods. Suie morte, les derniers sortilèges des enfants de la lune dissipés, il valait mieux remplacer les rancœurs par ses amitiés. La voix du matou, du reste, la tira de ses pensées...

« Si vous n'êtes pas sortie pour chasser Museau Bleu, j'en déduis que quelque chose d'autre vous a menée ici? »

Il la vouvoyait ! Un peu gênée, l'intéressée laissa échapper un rire et souffla, avec gentillesse:

« Coup de Foudre, s'il te plaît tutoie-moi ! J'entends un peu trop de marques de respect ces jours-ci ! »

C'était vrai. Avec son ascension au poste, pour seconder Étoile d'Or, la féline à la pelisse de sable et d'écume s'était retrouvée, comme la jeune rousse et crème, au centre d'une déferlante de cérémonies, d'importance, de respect, d'admiration, aussi... Et si elle était heureuse de se prouver utile, de pouvoir mettre son expérience, sa valeur, au service de son Clan, là, aux Quatre Chênes, elle voulait qu'ils parlent d'égal à égal. Pas de lieutenante, pas de guerrier; juste Museau Bleu et Coup de Foudre. Ceci instauré, elle réfléchit alors à ce qui l'avait menée là... Ses inquiétudes et sa peine, à cause de Crocs Nacrés et pour Nuage du Vent, bien sûr; les souvenirs de la guerre; la solitude. Elle répondit donc, avec douceur, en haussant les épaules:

« L'envie d'une trêve, je pense. On a pas réellement eu cette occasion la dernière fois, et pour être honnête je commence à fatiguer de l'intolérance et des velléités de batailles de certains. Surtout quand on vient de les aider... S'ils savaient réfléchir au lieu de frapper, les choses iraient mieux dans la forêt. Qu'en penses-tu, toi ? »

Réceptive et maligne, aussi ! Son espièglerie s'accordait à la sienne et la voix du bengal retentit dans la nuit sur le fredonnement d'un rire. Museau Bleu n'eut d'ailleurs aucune retenue à le rejoindre, et tout de suite ensuite le reprendre sur sa bévue:

— « Coup de Foudre, s'il te plaît tutoie-moi ! « Ha ha hah! » J'entends un peu trop de marques de respect ces jours-ci ! »
— « Ohhh, mille pardons Museau Bleu, il singea, feignant la déférence en recourbant et sa queue et sa tête en signe d'extrême politesse. Je suis frappé par votre apparence, voilà tout ! ♡ »

Il se remit à rire de bon cœur, avant de plier sa révérence plus bas encore - mais pour ramasser à la volée le reste de sa souris et l'engloutir, se pourléchant les babines avec régal.

— « L'envie d'une trêve, je pense. Et pendant que Museau Bleu répondait à sa curiosité, il prenait le temps de faire sa toilette, tordant le cou d'un côté pour passer la langue sur la longueur de son épaule par à coups.

On a pas réellement eu cette occasion la dernière fois, et pour être honnête je commence à fatiguer de l'intolérance et des velléités de batailles de certains.

Coup de Foudre sentit un frisson lui descendre l'échine et se libérer à sa queue qui s'agita. La lune lui paraissait plus blanche que rouge ; les arbres, plus nets que flous; et les propos de la chatte plus fous que vrais. Il aurait aimé y croire - mais à détourner et tordre les mots de tous il en venait à douter de leur parole. De la véracité de leur mots. De leur sincérité - comme lorsque Raton avait insinué, en disant qu'ils n'étaient pas [encore] grands amis, qu'ils étaient toutefois amis. Car à quel but? Qu'en tirait-il? Ils ne s'étaient entendus sur rien!

— Surtout quand on vient de les aider... Mais il n'était pas sourd pour autant et écoutait la dame pâle d'une oreille grande ouverte (malgré les longs poils qui leur donnait l'apparence de les boucher...) S'ils savaient réfléchir au lieu de frapper, les choses iraient mieux dans la forêt. Qu'en penses-tu, toi ?
— Bof, tu sais, moi... Le Blizzard a cassé ma tête et mes pensées sont viciées, désormais...

Es-tu vraiment prête à m'entendre ?

Il lui ouvrit l'occasion, mais ce serait sur ses termes à elle, et pour une fois sans lui de les manipuler. Puisqu'elle s'était ouverte à lui il le lui rendit, sans perdre un ton de son ronron:

— Autrement, je pourrais t'écouter parler toute la nuit... Je vois que tu en as besoin. »

« Bof, tu sais, moi... Le Blizzard a cassé ma tête et mes pensées sont viciées, désormais...
Es-tu vraiment prête à m'entendre ? »

Face à la réponse de Coup de Foudre, qui semblait désinvolte mais pourtant sincère, Museau Bleu esquissa un triste sourire amer; ils étaient un duo un peu brisé, alors... Ce n'était pas grave: juste avant le jour, la nuit était la plus sombre, et les étoiles pouvaient scintiller plus fort - et la lieutenante était tout à fait prête à écouter ces pensées, d'autant plus motivée par la curiosité. Le Blizzard les avait heurtés, les Lunar Pods étaient arrivés, les alliances, les trahisons, les choix, les peines, les joies, la douleur, la folie, la mort, la vie... Tout s'était succédé rapidement, en un tourbillon d'émotions et de sensations, de batailles, d'entraide, et de bien plus encore, Clans unis ou Clans séparés. Jolie silhouette gracieuse, à la pelisse de sable et d'écume, la femelle aux yeux verts, comme certains feuillages pastels au bord de la rivière, haussa les épaules et répondit, son visage s'adoucissant en une expression amicale et sincère:

« On est deux fissurés, alors, et si tu sais encore te rendre compte de l'état de tes pensées, alors tu es loin d'être le plus fou de la forêt ! »

La suite de la proposition du mâle Tonnerreux, non seulement dépourvue de mauvaises intentions mais de surcroît touchante pour la belle vétérane, flotta un instant dans la brise du soir, tandis que les souvenirs de Crocs Nacrés chassaient ceux du Blizzard. Les accusations, les attaques, les commentaires blessants sur son Clan, ou leur manière de prendre soin des petits, la ramenant aux pierres précieuses orphelines, aux enlèvements, et à tout ce que les Lunar Pods avaient gâché. Des liens, des vies aussi. La triste veillée de Petite Améthyste... Et, plus personnellement, pour Museau Bleu, l'abandon de ses chatons, par devoir. Ce ne fut qu'en sentant les premières larmes affluer sous ses paupières que la guerrière comprit à quel point les mots empoisonnés de ce Venteux l'avaient touchée.

« Autrement je pourrais t'écouter parler toute la nuit... Je vois que tu en as besoin. »
« Ah bon ? » sourit-elle tristement. « Ça se voit tant que ça ? »

Elle esquissa un petit sourire, et murmura, admettant du même coup ses faiblesses cachées:

« Tu me racontes tes pensées, et je te raconte les miennes, okay ? »

Parce qu'elle avait vraiment, vraiment besoin de se confier.
Et au fond... Elle avait besoin d'un ami dans sa vie.
Alors elle s'installa, fit une légère toilette. Ils avaient toute la nuit.

— « On est deux fissurés, alors, et si tu sais encore te rendre compte de l'état de tes pensées, alors tu es loin d'être le plus fou de la forêt !
Elle ne savait pas encore jusqu'où s'étendait sa frigidité et il craignait de briser cette belle illusion dans laquelle elle se berçait à son sujet. Lui-même s'en attrista - mais par mimétisme, comme elle, car son sourire meurtri lui permit de l'imiter et de représenter ses damnés états d'âmes émoussés.
— Ma belle Museau Bleu, il vrombit alors, me rendre compte de tout c'est bien tout ce qu'il me reste... »

Ne lui vint pas à l'esprit qu'il eut put s'agir d'une des mères de la Rivière à avoir souffert du kidnapping des chatons. Ne lui vint pas à l'esprit non plus que celui qu'il avait regardé mourir aux dents d'un renard avait été, même brièvement, important à sa vie - la mort était immuable et celle des petits encore plus alors il ne s'attachait jamais à eux avant de les voir devenir apprentis. Car c'était dans cet apprentissage de la vie qu'ils devenaient vraiment quelqu'un, qu'ils se démarquaient, et c'est dans l'apprentissage du sien qu'il avait trouvé en Renouveau Printanier un modèle sur qui se baser - au passé, car plus aucun modèle ne lui semblait digne maintenant qu'il les savait tous assoiffés de guerre.

— « Ah bon ? Museau Bleu répondit à son observation. Ça se voit tant que ça ? »

Il ne répondit qu'avec les yeux, radoucissant son expression sur un sourire de pitié - qu'il ne se soucia pas de masquer, puisqu'elle avait pris la peine d'accepter ses véritables pensées.

— « Tu me racontes tes pensées, et je te raconte les miennes, okay ? »

Il hocha la tête, ferma ses paupières et descendit le son de son ronron.

— « O.k.

Alors d'abord, je suis d'accord : chaque Clan gagnerait bien plus à se réunir qu'à se diviser. Étoile de Suie voulait tout conquérir par réflexe primaire - par désir de possession - par peur d'être détrônée, puis oubliée. Elle voulait devenir ce que les histoires racontaient d'Étoile de Guêpe et, par éclair d'ironie, je crois qu'elle a réussi.

Mais qu'en est-il du vœu de tout les autres membres de son Clan? De tous les membres de tous les autres Clans?

Il rouvrit ses yeux, et la lune fit reluire le jaune électrique de ses iris et ses pupilles se contractèrent comme s'il venait de choisir une cible.

— Pourquoi devenir guerriers? Pour la tradition? Qu'est-ce que ça implique, sinon de défendre les abords du territoire? Est-il vraiment si fâcheux pour deux chats de se rencontrer, il lui jeta un regard de côté, veloutant son ton, se faire la cour, et retourner chacun de son côté? Est-il vraiment si fâcheux de se lier d'amitié avec d'autres chats qui habitent à quelques longueurs de queue de chez soi?

Son intensité se dissipa, et il retrouva sa placidité - ou plutôt son flegme, tiquant de son oreille guérie (trouée de deux marques de crocs, derniers vestiges de ses ébats avec Étoile de Suie)

— Mon ancien mentor me reproche ma façon de penser car selon lui je ne « réfléchis pas aux conséquences » de mes impulsions. Mais ces conséquences sont arbitrés par nous-mêmes. Et répétées. Et martelées dans la tête des plus jeunes comme étant l'Ultime Vérité et le cycle recommence.

Museau Bleu, nous sommes tous complices de l’intolérance dont tu souffres - dont ils souffrent tous. Ils se mettent eux-mêmes des barrières. Ils vivent sous le courroux de leurs ancêtres qui croyaient eux-mêmes vivre sous le courroux des leur. Et ne me fais pas parler de ce que je pense du traitement que nous réservons à nos guérisseurs Sa pensée pour Nuage du Firmament lui fit serrer durement les dents et claquer de la langue derrière, un indice de dégoût parvenant à faire surface dans son ressenti. - d'accord depuis ma tête cassée je ne peux plus ressentir, mais je peux encore voir.

— Et je vois très bien que chacun a besoin de réapprendre à communiquer, à se faire la cour un peu, à baisser sa garde, à jouer, partager et ultimement à s'entendre. »

Il ferma ses yeux pour se fermer à la conversation, haussant les épaules.

— « Maaais qu'est-ce que j'en saiiis, hmm? ~ Ma seule utilité est mon corps et comment on s'en sert - en tant qu'amant, défouloir, en tant que guerrier pour servir la guerre...

Imaginez : son rêve d'Entente, trop radical pour les Étoiles. Cela signifiait quelque part qu'en plus d'être complices dans leur intolérance, les Clans se parfaisaient dans leur souffrance. Ils s'en faisaient leur identité.

Ce n'était pas une soirée de pleine lune que celle-là, et c'était peut-être mieux comme cela; loin du disque nacré, l'astre n'illuminait le ciel d'une sombre couleur bleutée que par un mince croissant, auréolé d'argenté, accompagné de mille et une étoiles qui formaient, sur cette toile, la plus belle des constellations. Des histoires d'amour, de loyautés et d'affections. Au Clan des Étoiles, tous les chats se retrouvaient: quel gâchis de se battre auparavant, en une guerre et des conflits qui avaient déchiré la forêt... Loin de la foule qui se pressait aux Quatre Chênes, ces soirs d'Assemblée, cette fois, ils n'étaient que deux, et leurs pensées s'unissaient, le soupir de Coup de Foudre se faisant écho à l'esprit de sa compagne d'une nuit.

« Ma belle Museau Bleu, me rendre compte de tout c'est bien tout ce qu'il me reste... »

Il y avait un peu de lassitude dans sa voix, et dans ses yeux d'or qui s'adoucirent en la voyant admettre ses faiblesses. Dans le royaume de la nuit, le prince des ombres et la princesse de lumière et de lune s'unissaient, en plusieurs émotions aussi intenses que déchirantes pour la jolie lieutenante - du reste, un sourire léger avait erré sur ses lèvres face au compliment du félin charmeur, un sourire qui se fit doux, tendre, plein d'écoute, tout en délicatesse, tandis qu'il acceptait sa proposition. Il ferma les yeux, faisant disparaître les jolies lumières de topaze, et par mimétisme peut-être, elle baissa les paupières sur ses iris de jade, laissant l'obscurité reprendre ses droits, malgré la lumière qui brillait dans leurs cœurs.

« O.k.
Alors d'abord, je suis d'accord : chaque Clan gagnerait bien plus à se réunir qu'à se diviser.
Étoile de Suie voulait tout conquérir par réflexe primaire - par désir de possession - par peur d'être détrônée, puis oubliée.
Elle voulait devenir ce que les histoires racontaient d'Étoile de Guêpe et, par éclair d'ironie, je crois qu'elle a réussi.
Mais qu'en est-il du vœu de tout les autres membres de son Clan? De tous les membres de tous les autres Clans? »

Museau Bleu savait bien que de nombreuses personnes en voulaient encore au Clan du Tonnerre, mais elle, au contraire, reconnaissait la vérité dans les paroles du matou, sincères, vibrantes au plus profond d'elle: comment les autres ne pouvaient-ils pas voir les évidences ? Elle savait bien, pourtant, elle, combien l'avis des guerriers et celui d'un meneur pouvaient s'opposer! Elle savait bien, aussi, que certains membres, de tous les Clans, auraient voulu pouvoir s'entendre. Aux Assemblées, on voyait parfois se dessiner, en particulier chez leurs enfants émerveillés, de timides amitiés... C'était beau, innocent et magique. C'était sincère, enthousiaste et magnifique. Mais rares étaient les liens qui tenaient, et d'autres se créaient, que l'on punissait. Et le cycle continuait.

« Pourquoi devenir guerriers? Pour la tradition? Qu'est-ce que ça implique, sinon de défendre les abords du territoire? Est-il vraiment si fâcheux pour deux chats de se rencontrer » il lui jeta un regard de côté, veloutant son ton, « se faire la cour, et retourner chacun de son côté? Est-il vraiment si fâcheux de se lier d'amitié avec d'autres chats qui habitent à quelques longueurs de queue de chez soi? »

À tenter de lui faire du charme, il lui rappelait Matin Embrasé, et elle se surprit à reprendre, avec une déconcertante facilité, mâtinée de tristesse et de sérieux, son attitude de Muse, souriant en pensant que, oui, les amitiés pouvaient être trouvées dans son Clan ou ailleurs, pour peu que l'on sache encore ouvrir son cœur. Quelle différence, si les caractères s'unissaient, qu'ils vivent d'un côté ou de l'autre de la belle rivière ? Museau Bleu, muette, savourait ce moment de pureté, âmes aussi cristallines que l'onde qui murmurait, se faisait givrée, gelée, ou plus libérée. La rivière trouverait toujours un moyen de suivre son cours pour chanter... Coup de Foudre, lui, continuait à raconter.

« Mon ancien mentor me reproche ma façon de penser car selon lui je ne « réfléchis pas aux conséquences » de mes impulsions. Mais ces conséquences sont arbitrés par nous-mêmes. Et répétées. Et martelées dans la tête des plus jeunes comme étant l'Ultime Vérité et le cycle recommence.
Museau Bleu, nous sommes tous complices de l’intolérance dont tu souffres - dont ils souffrent tous. Ils se mettent eux-mêmes des barrières. Ils vivent sous le courroux de leurs ancêtres qui croyaient eux-mêmes vivre sous le courroux des leurs. Et ne me fais pas parler de ce que je pense du traitement que nous réservons à nos guérisseurs - d'accord depuis ma tête cassée je ne peux plus ressentir, mais je peux encore voir. »

Les guérisseurs... C'était une voie aussi belle et magique que difficile et cruelle, que Museau Bleu respectait infiniment, mais elle pouvait comprendre qu'aux yeux de Coup de Foudre, qui ne semblait pas tant respecter le Clan des Étoiles, le Code qui était réservé à Nuage des Ruisseaux, Nuage du Firmament et tous les autres pouvait sembler simplement abominable. D'autant que les actes d'Étoile de Suie à l'égard des élus de leurs ancêtres étaient... Pour le moins contestables. Pour le reste, malgré sa loyauté à son Clan, Museau Bleu devait bien admettre qu'il y avait du vrai, dans les paroles de son camarade. À deux, ils formaient le Clan de la Nuit ! Cette pensée l'amusa, la suite des paroles du Bengal la toucha.

« Et je vois très bien que chacun a besoin de réapprendre à communiquer, à se faire la cour un peu, à baisser sa garde, à jouer, partager et ultimement à s'entendre. »

Il ferma ses yeux pour se fermer à la conversation, haussant les épaules.

« Maaais qu'est-ce que j'en saiiis, hmm? ~ Ma seule utilité est mon corps et comment on s'en sert - en tant qu'amant, défouloir, en tant que guerrier pour servir la guerre... »

Un élan de peine submergea alors la fille de la rivière, qui l'observait, muette, de ses grands yeux verts, réfléchissant au Code du Guerrier et à sa manière de voir son rôle, les Clans, la tolérance, aussi. Elle cherchait ses mots, en réalité, pour transcrire ce qu'elle ressentait, mais avant toute chose, elle s'approcha simplement du mâle pour presser leurs fourrures l'une contre l'autre, en un geste léger, comme une caresse. Il y avait une sorte d'enchantement, dans cette entente si simple... Et Museau Bleu pensa, que peut-être, dans son Clan, personne n'écoutait Coup de Foudre parler, mais qu'il y avait bien plus que son corps à apprécier. Heureuse de sa confiance, elle songea alors qu'elle pouvait aussi lui livrer ses pensées.

« Il n'y a pas que des mauvaises choses, à être guerrier, je pense... Moi, je vois ça comme le fait de chasser, de pêcher pour le Clan, on s'entraide, on protège les reines et les chatons... Mais parfois, je trouve que s'entraider, ce serait mieux, parce qu'on pourrait mieux prendre soin de ceux qu'on aime. Et se battre, se diviser, c'est triste! Avoir des amis ou des amours dans d'autres Clans, ça ne remet pas nécessairement en cause notre loyauté - on peut avoir davantage qu'une allégeance. Mais surtout, c'est idiot de se détester dans les moments où on a besoin les uns des autres. »

Elle fixa ses yeux sur un point dans le lointain, en soufflant:

« On ne parvient à former des alliances que lorsqu'on est menacés de disparaître, et je ne comprends pas pourquoi. Moi, je suis incapable de tourner le dos en voyant un chat en danger... J'ai sauvé un jeune apprenti sur le Chemin du Tonnerre, il y a peu; il s'appelle Nuage du Vent. En échange, son mentor m'a attaquée, en me reprochant de chercher à le détourner de sa vraie loyauté. C'est à croire que plutôt que des chats qui pourraient s'apprécier, s'entendre, se protéger, ils préféreraient des félins rejoignant les Étoiles trop jeunes. Mieux vaut un apprenti qui a rencontré une étrangère qu'un apprenti mort, non ? »

Elle détourna la tête pour qu'il ne voie pas quelques larmes couler, et s'il les remarqua, il eut le tact de ne pas en parler.
Plongeant son regard vert dans celui, jaune, du mâle, elle demanda alors, désireuse de ne pas parler de ses émotions:

« Quand tu parles de la manière de traiter les guérisseurs... Tu penses à quelque chose en particulier ? »