L'orée [avec Grenouille]

Comment se faisait-on des amis, uh ? En voilà, une drôle de question. Là encore, Grenouille n’y avait jamais vraiment réfléchi. Qu’est ce qui définissait, pour elle, ce qu’était un ami ? Il s’agissait toujours de chats avec qui elle aimait passer du temps, discuter, ou revoir. Des personnes pas toujours particulièrement gentilles mais jamais méchantes, toutes tellement différentes les unes des autres — tellement différentes, que c’était dur de définir les amis de Grenouille. Comment comparer, par exemple, Chardon Marbré à Crocs Féroces ?

— Tu sais, j’ai jamais réfléchi à comment on se fait des amis, ni à « est ce que truc machin c’est mon ami ou pas ». C’est juste… ça s’est toujours fait tout seul, je crois ! J’adore rencontrer des nouvelles personnes, c’est toujours plein de découvertes. Et puis, t’es sympa, je me dis que j’aimerais bien te recroiser un jour ou à une assemblée alors, on peut dire que t’es déjà mon amie, non ? C’est pas très compliqué, tu sais. J’pense pas qu’il faille trop y réfléchir. L’amitié, c’est juste là, et puis voilà ! La plupart des choses n’ont jamais eu besoin d’être casse-tête, tu sais. C’est nous qui les rendons comme ça.

Enfin, c’était plutôt vous, qu’il aurait fallu dire. Car Grenouille, tout comme son cousin Étoile Feulante ou son meilleur ami, ne faisait pas vraiment parti de ces gens là. Elle acceptait que certaines choses étaient, et voilà tout. Ça n’allait pas plus loin, la plupart du temps. La vie, la mort, les saisons, la maladie, la sécheresse, le blizzard… tout cela était. Il n’y avait pas de grandes significations derrière tout cela. Les maladies qui touchaient les chatons n’étaient pas plus injustes qu’elles étaient simplement naturelles. Elles étaient vides de sens. À la question « pourquoi moi » des reines endeuillées, il n’y avait malheureusement pas d’autres réponses que « parce que. » Parce que c’était ainsi, et la Vie ne l’avait même pas décidé, car la Vie ne décidait de rien. Elles laissaient les choses suivre leur cours. C’était une réalité si difficile pour beaucoup, qu’elles cherchaient désespérément un coupable (parfois elles-mêmes, parfois les autres, parfois les Étoiles). Bien des choses n’avaient pas de réponses — pour la simple et bonne raison qu’elles n’étaient, selon Grenouille, pas faites pour avoir de questions.
Mais les chats qui se posaient beaucoup de questions étaient toujours interessants — car c’était l’occasion de discuter et d’échanger, de découvrir de nouvelles façons de voir le monde qu’elle n’aurait peut-être jamais soupçonné.
Le paradoxe étant que, pour en arriver à ce raisonnement là, Grenouille s’était posé beaucoup de questions. Mais elle en avait toujours accepté les réponses.
Sauf peut-être pour ce qui était de Branche Pale.

Nuage de Feuille lui rappelait son frère, Salamandre. Anxieuse, soucieuse de bien faire, du genre à se poser trop de question, même quand les conditions ne le demandaient pas. Grenouille lui adressa un sourire amical. Elle se rappelait de cette période, lors de leur apprentissage, où il était constamment jaloux d’elle. Il avait si peu confiance en lui qu’il plaçait, en comparaison, sa sœur sur un piédestal. Le tout alors qu’elle ne bénéficiait d’aucun entraînement digne de ce nom. Son accident avec Branche Pâle les avait rapproché davantage, mais elle se demandait parfois si cette jalousie avait vraiment été enterrée. Mais tant qu’il allait bien, alors elle ne s’en inquiétait pas trop.
La même chose allait pour Nuage de Feuille. À son jeune âge, l’apprentie semblait déjà bien stressée, mais elle semblait aller bien. C’est tout ce qui comptait.

— On est amies, alors !!

L’odeur de la sève laissa peu à peu place à celle acre du chemin du tonnerre, et la fine brume qui s’échappait du sol d’épine disparaissait progressivement. Elles s’approchaient de cette longue ligne noire qui effrayant tant l’apprentie.

— On y est ! s’exclama Grenouille, en regardant Nuage de Feuille avec un regard confiant. Là, c’est le moment où tu dresses bien tes oreilles, t’écoutes si y’a un truc qui arrive, tu regardes à droite et à gauche, tu essaies de ressentir sous tes pattes si ça tremble, et si y’a rien et que tout est calme, tu peux y aller sans risque ! Tant que tu respectes tout ça, tu risques rien. Et si un monstre arrive, il suffit de pas rester sur la ligne noire, là où on est ils nous toucheront pas. T’as tout pigé ? Si tu veux, je répète ! Le plus important, c’est de pas foncer sans avoir vérifié ça.

Elle la laisserait faire les vérifications, et après ça, elles pourraient y aller.