L'orée [avec Grenouille]

Bon, ce n’était pas sa tête qui faisait peur. C’était déjà ça ! Au moins, malgré ses sales cicatrices, elle avait su garder un air plus ou moins amical (ou, tout au moins, pas terrifiant) sur son visage. Par contre, la gamine affirmait avoir vu « un truc horrible ». Grenouille pencha la tête sur le côté, l’une de ses oreilles déchirées pivotant à intervalles réguliers, agitée par la curiosité et l’interrogation. À cette période de l’année, il y avait de plus en plus de prédateurs de sortie. Qu’avait-elle bien pu voir ? Un renard ? Un blaireau ? Un monstre de bipède ? Ou encore un chien ? C’était des choses importantes à savoir, car l’apprentie aurait pu ramener un prédateur avec elle sur leur territoire. Grenouille devait savoir — sans la faire paniquer pour autant.
Vu les termes qu’elle avait employé, elle n’était pas capable, pour le moment, de mettre de mots précis sur ce qui lui avait fait si peur.

— Et ça ressemblait à quoi, ce truc horrible ? Tu t’en souviens ?

Elle s’excusa d’être venue jusqu’ici, visiblement honteuse et perdue. L’air compatissant, Grenouille chercha à la rassurer.

— Ah bah c’est pas grave ça, va ! Personne n’est mort ni blessé, c’est tout ce qui compte, y’a pas eu de drame. Et puis, ça t’a permis de voir comment c’est chez nous ! C’est joli hein ? Ah, oui ! Moi, c’est Grenouille ! Et toi ?

La prénommée Nuage de Feuille avait donc croisé un monstre de bipède pour la première fois de sa vie. Voilà qui était rassurant ! Au moins, le Clan de l’Ombre n’était pas en danger. La guerrière se rappelait de l’époque où, elle aussi, elle avait vu son premier monstre. Elle avait été seule, comme durant la majorité de son apprentissage, et n’avait pas bougée, cachée sous un bosquet de fougère. Avoir rencontré Tonton quelques lunes auparavant avait changé sa perception des créatures et des curiosités de bipèdes, dédramatisant tout ce que les adultes de son Clan pouvaient lui raconter.

— C’est ce qu’on appelle un monstre, ce que t’as vu ! Les bipèdes voyagent dedans. Ils vont très vite, mais ils s’éloignent jamais de leur chemin du Tonnerre. Et puis, je crois qu’ils nous remarquent pas. Ils ont pas l’air de voir, d’entendre ou d’avoir d’odorat. Encore heureux, vu la puanteur, pouah !! Mais du coup, ça veut dire que tant que tu les croises pas au moment où tu es dessus, tu risques rien. Faut bien regarder avant de traverser, et hop, pas de problème ! On va être obligés de repasser par là pour te ramener chez toi, mais t’inquiète pas, je vais t’accompagner si tu veux !

Pas trop le choix de toute façon, la petite était perdue, et ne saurait pas rentrer seule chez elle. Grenouille regarda autour d’elle, se redressant sur ses postérieures pour prendre de la hauteur, cherchant une potentielle patrouille de l’Ombre aux alentours, ou même Crocs Féroces. Rien. Elles étaient seules. Bah, fit Grenouille intérieurement. Elle rentrerait bien assez vite, et puis, elle n’avait de compte à rendre à personne. Étoile Feulante ne lui en tiendrait certainement pas rigueur.

— Si t’as eu du mal à marcher, c’est parce que t’es passée par les marais ! Mais t’as de la chance, avec la neige, ils sont pas mal gelés en ce moment. Cela dit, quand c’est tout liquide, ça muscle bien les pattes !

Si les deux chattes faisaient la même taille, Grenouille avait une musculature bien plus développée que la novice. Normal, cela dit. La petite devait avoir 6/7 lunes, tout au plus. Quoique. Mieux valait ne pas trop s’avancer. C’est en tirant les mêmes conclusions que de nombreux chats pensaient que la guerrière était en fait une apprentie perdue sans son mentor. Elle était peut-être plus âgée qu’elle n’en avait l’air… mais elle avait besoin de force.

— Euh, oui sinon ! Je suis guerrière, répondit-elle en réalisant qu’elle avait oublié la première question de l’apprentie. J’ai, euh… un, deux, trois, quatre… … vingt-six lunes ! J’ai connu trois hivers quoi. Celui où je suis née, celui de l’année dernière, et le récent, là ! On dirait pas, hein ?

Elle gratifia l’apprentie d’un clin d’œil, avant de lever la queue, pour lui signaler qu’elles se mettaient en route.

Les deux femelles se mirent en route, quittant la belle clairière enneigée aux passiflores pour s’enfoncer dans la pinède plus sombre. Là bas, les pins étaient si denses que, tout comme la lumière, la neige peinait à s’infiltrer. Le sol n’était toujours qu’un lit d’aiguilles de pins, accumulées au fil des années — probablement depuis plus longtemps que l’existence même des Clans. La chaleur créée par la fermentation du sol créait de petits nuages de vapeur d’eau, qui s’envolaient dans les airs à chacun de leur pas qui retournaient les aiguilles. Là où Grenouille trouvait que le sol du Clan du Tonnerre créait un vacarme désagréable, avec ces feuilles mortes qui craquaient sous ses pattes à chaque pas, elle appréciait le calme et la discrétion du sol de son territoire. De son côté, Nuage de Feuille s’inquiétait de ne rien connaître. Gênée à l’idée d’être trop proche, elle se recula d’un coup. La guerrière lui donna un coup d’épaule amical.

— Eh, ça viendra ! Moi non plus je connaissais rien avant. Et même qu’en fait, j’connais toujours pas grand chose, tu sais ! Mais en fait, c’est trop bien de presque rien savoir, parce que ça veut dire que t’as encore plein de choses à découvrir !

Son désarroi de ne pas avoir de vrai mentor avait toujours tranché avec cette satisfaction merveilleuse qu’était celle de la découverte, de l’exploration, et de toutes ces choses qu’elle avait pu essayer, et qu’un guerrier ne l’aurait jamais laissé faire si elle avait été encadrée.

— Tiens, par exemple, aujourd’hui t’as eu peur, mais ça t’a permis de venir ici ! Sans ça, t’aurais jamais passé la frontière par toi-même, si ? Comme ça, t’as vu à quoi ça ressemblait, l’Ombre ! Bon, t’as vu qu’une petite partie mais c’est déjà ça. Faut garder un peu de mystère quand même, pas vrai ?