[INNONDATION] Drapeau Blanc [Vent du Nord] - end

Poulpe Battant était donc revenu. S’attendait-il à reprendre aussi brutalement la succession de Feuille de Saule, seul ? A vrai dire, Vent du Nord ne s’était jamais attendu à ce qu’il revienne tout court. Elle se rappelait de cette dernière bataille, opposant le Vent et la Rivière, où il avait pris la fuite malgré les nombreux avertissements de la guérisseuse, qui avait, à l’époque, fraîchement perdu son apprenti dans une guerre. Elle leur avait dit qu’il était normal d’avoir peur, qu’ils pouvaient se cacher mais que, quoiqu’il arrive, ils ne devaient pas s’enfuir seuls. Et c’est ce que le novice avait fait.

- J’espère pour votre Clan qu’il est devenu un peu plus vaillant qu’il ne l’était, après son périple. Il n’aura plus Feuille de Saule pour couvrir ses états d’âme, désormais.

Elle était dure, mais l’espérait sincèrement. Un guerrier craintif et anxieux pouvait facilement être remplacé par un autre, même au beau milieu d’un champ de bataille. Un guérisseur ne le pouvait pas. Le Clan comptait sur lui – il ne pouvait donc pas se permettre de se relacher.

- Mh. Tu lui demanderas quels remèdes lui manquent le plus. Nous avons du stock, et je connais bien les environs, même si beaucoup de plantes ont été perdues dans la crue.

Elle sentait le matou tendu – quelles idées se faisait-il de la Tribu ? Avait-il peur qu’ils mènent un assaut, la nuit, pour les massacrer ? Elle s’étira de tout son long, puis se leva.

- Viens, lui dit-elle.

Puis elle se mit en marche vers le campement.

- Que sais-tu de la Tribu, exactement ? demanda-t-elle sur le chemin. Parle sans retenir tes mots. J’ai insulté tous ses membres de sauvages avant de la rejoindre. Je connais les à priori que les chats des Clans ont à son sujet.

Des manières, des manières, encore et toujours des manières.
- Tu mâches tes mots, Chardon Marbré ! Je vais te dire ce que je pensais de la Tribu moi.

Elle continua d’avancer sous la pluie, sans prendre le temps de s’ébourrer, foulant cette terre qu’elle avait traversé tant de fois alors qu’elle était encore du Clan du Vent.

- C’était pour moi une bande de sales traîtres qui auraient davantage rendu service à la forêt toute entière en crevant dans un caniveau qu’en restant là, à voler nos proies qui sont déjà si rares. Des parasites qui menaçaient de devenir un cinquième clan qui allait bien foutre les emmerdes dans la forêt, comme si on en avait pas déjà assez. Et je pensais ça, alors que c’est ma sœur qui l’a fondée, cette Tribu. J’y aurai jamais foutu une patte si c’était pas pour l’aider à mourir quand elle a commencé à trop souffrir.

Elle se rappelait la honte et le dégoût qu’elle avait ressenti, la première fois qu’elle y était venue, pensant à son Clan derrière elle, et à ce que ses camarades penseraient d’elle à son retour. Terrifiée qu’on l’accuse d’être une traîtresse, elle aussi, pour avoir sympathisé avec « l’ennemi ».

- Plus patriote que moi, tu crèves.

Vent du Nord était née avec l’idée que mourir pour son Clan était un honneur gravée dans son cerveau. Elle avait craint le Clan des Étoiles toute sa vie, vénéré la hiérarchie, aspiré au pouvoir et à la grandeur toute son enfance. Encore aujourd’hui, malgré tout le chemin traversé, elle peinait parfois à se défaire de ce qui avait toujours été pour elle la normalité. Ne pas confondre le rôle de Porte Parole avec celui de Chef était une véritable corvée.

- Mais la Tribu deviendra jamais un Clan. Pas de notre vivant à nous, en tout cas.

Ils franchirent la barrière, atterrissant dans le verger où trois moutons vivaient encore il y a quelques lunes. L’image d’un campement vivant se dessina doucement, hybride entre constructions de bipèdes abandonnées et tissage de ronces et de fougères.

Fort heureusement, Oreille Rigolote semblait absente. Peut-être était elle partie en patrouille, ou en balade. Quoiqu’il en soit, elle ne ferait pas face seule à son frère.
A quelques pas de là, Molly faisait la sieste sur sa planche. La terre rendue par endroits boueuse rendait ses déplacements d’autant plus difficiles. Vent du Nord aperçu du coin de l’œil Nuage d’Araignée se cacher à toute allure en voyant un étranger débarquer chez eux. Certains chats l’imitèrent, quoique moins vifs dans leur fuite, se contentant parfois de s’éloigner simplement, tout en gardant Chardon Marbré dans leur champ de vision. Leurs pupilles dilatées trahissaient leur angoisse.

- Tu nous vois sérieusement t’attaquer ? Nous ? Tu pourrais nous envoyer tes plus jeunes apprentis et tes anciens malades, on gagnerait pas. Nos chats apprennent à se défendre, pas à se battre. Ceux qui viennent des Clans l’ont quitté car ils n’en pouvaient plus, de se battre. La vie des Clans était en train de les bouffer, et ils ont eu le choix entre se jeter dans le ravin pour en échapper, ou accepter le mépris et la haine de leur propre famille pour rejoindre la Tribu.

Elle se tourna vers le chat de la Rivière, le regard perçant.

- C’est nous qui devrions avoir peur, Chardon Marbré. Pas l’inverse. On vous apportera de l’aide si vous en avez besoin – un abri sec pour vos chatons si vous le voulez, fit-elle en jetant un coup d’œil à l’abri aux moutons – des plantes, on vous donnera tous les renseignements que mes chats pourraient trouver sur Étoile Déchirée – tu seras le premier à être mis au courant si on trouvait quoique ce soit. Mais j’ai besoin de garanties. Celles que quoiqu’il arrive, mes chats et leurs terres seront en sécurité.

Chardon Marbré la remercia, bien qu’un peu sur la réserve. Il n’avait jamais été guérisseur, après tout, n’avait jamais côtoyé cette voie de près – il était donc naturellement compliqué pour lui d’envisager ce don de plantes comme autre chose de naturel, comme autre chose qu’un moyen d’obtenir des faveurs et de se rendre redevable. D’où les précautions de Vent du Nord, qui la firent rire intérieurement, l’espace d’un instant, durant lequel elle ajouta « tu savais que ta mère avait été apprentie guérisseuse en même temps que moi ? Ça n’a pas duré, mais... »

La rigolade fut de courte durée, s’arrêta net lorsque le lieutenant mentionna Cobra.
- Tu n’es pas au courant ? demanda-t-elle, confuse.
Non, il avait eu bien d’autres chats à fouetter durant cette période, après tout. Les liens que Vent du Nord et Doux Alizé avaient entretenu avec bien des chats du Clan du Vent étaient forts, et ne s’étaient pas rompus dès l’instant où elles avaient quitté le Clan pour la Tribu. Abimés, peut-être, mais pas définitivement détruits. Elles avaient du être parmi les premières personnes extérieures au Clan à apprendre la nouvelle. Et, tout comme le jour où elle l’avait appris, il fut particulièrement difficile pour Vent du Nord de cacher un rictus particulièrement ravi, lorsqu’elle l’annonça à Chardon Marbré.
- Étoile du Cobra est mort. Sa lieutenante a pris sa place. Je ne sais pas encore quel est son nouveau nom, par contre.

Elle aurait payé si cher pour pouvoir voir la peur déchirer son visage pathétique pendant qu’il rendait son dernier souffle. Elle en avait vu passer, des décès, et avait accompagné la plupart de ses camarades vers la mort. Aucun n’avait jamais été agréable, toujours une souffrance terrible qui déchirait le cœur de tous. Mais celle de Cobra ? Le savoir six pieds sous terre la ravissait.

- Tu sais, pour ta sœur, reprit-elle, car l’ancien chef du Vent ne méritait finalement pas de prendre autant de place dans leur conversation, quand j’ai rassemblé la Tribu pour leur parler de mes craintes par rapport à cette… nouvelle proximité entre nous, elle n’a pas hésité une seule seconde à tout faire pour te défendre. Enfin, vous défendre, toi et ta mère.

Tout en hurlant, quitte à briser les oreilles de ses voisins. Une chose était sure, elle avait bien compris que Vent du Nord entendait mal, mais le message selon lequel parler si fort lorsqu’elle était face à sa porte parole était inutile n’était visiblement pas encore rentré.

- C’est peut-être la personne la moins rancunière de tout Cerfblanc, je doute qu’elle t’en veuille. Elle tient à vous, en tout cas.

Si Vent du Nord avait réussi à pardonner à Aurore (bien que sur le tard), il n’y avait aucun doute quant au fait que Chardon Marbré pouvait pardonner à sa sœur, un jour ou l’autre. Mais ce n’était pas à la vieille guérisseuse de décider quand.