L'ombre d'elle-même [PV Vent du Nord] - abandon

couleurs des chatons:

Voilà plusieurs semaines qu’il n’avait pas plu. Et, en soit, cela n’avait rien d’étonnant. C’était l’été, la saison des feuilles vertes, de la chaleur et du soleil — pas la saison des pluies. Le problème, c’est qu’ils étaient à court de mousse. La grosse majorité de leur stock avait été épuisé dans le traitement des blessés revenus de la bataille contre la Rivière — bataille inutile et injuste qui lui retournait encore l’estomac. Elle avait gratté toute celle déposée sur les pierres, toute celle de sa tanière, récupéré tout ce qu’elle pouvait trouver dans les plaines… et aujourd’hui, elle ne trouvait plus rien. La guérisseuse en avait pourtant plus besoin que jamais, par ces chaleurs, pour hydrater les anciens et les reines. Les landes étaient un territoire magnifique, mais l’absence de point d’eau conséquent à proximité de leur campement était parfois source de problèmes. Enfin, au moins, ils évitaient les inondations de l’automne et de l’hiver…

Vent du Nord donna à son apprentie les consignes du jour (entraînement martial le matin, et corvées d’apprenti l’après-midi), puis elle se mit en route vers les vergers. Elle n’était pas vraiment d’humeur à croiser une patrouille ennemie — ou, pire, Coup de Foudre — et préférait donc le calme tranquille des territoires encore réclamé par aucun des quatre Clans. De nombreux pommiers y poussaient, certains plus vastes et imposants que d’autre, et elle espérait pouvoir récupérer un peu de mousse sur leur écorce.

Seulement voilà : le problème des territoires neutres, c’est qu’ils n’étaient possédés par personne, et donc protégés par personne. Les chats errants et domestiques s’aventuraient parfois près des frontières, mais elle ne les croisait que trop rarement pour y penser et s’en soucier. Concentrée sur sa cueillette, Vent du Nord vagabonda entre les arbres, cherchant au passage d’autres plantes qui pourraient venir garnir ses bouquets au campement. Elle n’entendit pas les deux inconnus qui se tenaient non loin d’elle, curieux, mais son sang ne fit qu’un tour lorsqu’elle remarqua leur ombre dans un coin de son regard. Ses yeux crachaient des éclairs, son poil dressé pour la faire doubler de volume. Ils détalèrent comme des lapins, mais ce qu’ils ignoraient, c’est qu’elle avait été tout aussi terrifiée qu’eux. Son « combat » contre Étoile Feulante remontait à maintenant bien des lunes, mais il avait laissé des traces, et pas que sur son visage. Elle avait apprit à ses dépends que la sécurité promise aux guérisseurs et à leur statut d’intouchable n’était jamais vraiment acquis. Ses cicatrices, en revanche, lui apportaient un certain avantage, la faisant passer pour une guerrière puissante et sans peur qui aurait cumulé ces marques au fil de bagarres ensanglantées. Elle n’avait jamais rien raconté de tel, mais les Étoiles seules savent toutes les histoires que peuvent inventer les gens à votre sujet rien qu’en vous voyant. Tout dépendait simplement de l’image que vous renvoyiez aux autres.

Et l’image que renvoyait Soleil était celle de la maladie et du déclin. Ce fut sa première pensée lorsque son regard croisa celui de sa sœur. Sa présence ne la surprit même pas — c’était davantage son état qui l’inquiétait.
— Bonjour, Vent du Nord, comment vas-tu ? Je crois que tu as fait peur aux petits, désolée si leur réaction t’as surprise. Tu viens ramasser des plantes ? Tu veux de l’aide ?
Elle observa les petits-plus-si-petits qui se dressaient à côté d’elle. Ils n’avaient pas l’air malades; ils avaient même plutôt l’air en bonne forme en réalité, et la voir entourée par ces derniers lui donnait une apparence encore plus diminuée. Mais au moins, ça n’avait pas l’air infectieux.
Ce qui n’était pas forcément une bonne nouvelle, en fait.
— De l’aide ? C’est pas vraiment moi qui a besoin d’aide, là, Soleil.
Elle trottina vers la femelle rousse, ignorant au passage les deux jeunots sur lesquels elle avait feulé quelques minutes plus tôt. Vent du Nord inspecta son état de loin, la renifla à la recherche de quelque chose. Elle ne sentait pas les plantes, toujours. Pourtant, elle devrait.
— Tu manges bien ? Que te donne Mimosa ? Du séneçon ? De l’ail en préventif ? De l’acerola, peut-être ? Merde, c’est vrai que tu connais pas les- bref, ça ressemble à une petite cerise rouge mais en plus clair et en moins lisse. Elle t’en a donné ?
Elle ne pouvait quand même pas la laisser sans rien, bon sang.

— Pourquoi tu voulais pas devenir guerrière ? Enfin, disons plutôt, pourquoi tu voulais devenir guérisseuse? Tout le monde rêve de devenir un grand guerrier pour son Clan.
— Pas moi. J'ai toujours aimé les plantes; c'est joli, ça sent bon, ça me permettrait de soigner mes proches, mon Clan... Et il y a la trêve. Je n'aime pas l'idée de blesser des gens, je trouve ça... Je ne sais pas, c'est mal.
Si tu étais guerrière, je devrais t'attaquer, ou plutôt, tu m'attaquerais alors que, regarde, là on discute. Je voulais me sentir utile à mon Clan, autrement qu'en faisant du mal aux autres. Et les plantes, ça m'aide à me sentir utile. À sentir que je vaux quelque chose. Ça me rend moins timide, parce qu'au moins, je me sens à ma place. On a pas besoin d'une guerrière timide et douce et gentille et aimante... Je laisse aux autres les rêves d'être dans la lumière et sur le promontoire... Moi, les ombres ça ne me dérange pas.

Vent du Nord ne comprenait pas. Pourquoi était-elle partie ? Les ombres, ça ne la « dérangeait pas », selon ses dires, mais tout de même — elle avait trouvé sa place, un lieu où réaliser ses rêves et son idéal. Elle avait trouvé son soleil pour éloigner les ombres.
Et elle était partie. Abandonnant Aurore à son sort, sans raison apparente. À cette annonce, Vent du Nord ne trouva rien à dire, plongée dans l’incompréhension.

Un Clan sans guérisseur était un Clan qui courrait vers sa perte, qui serait fauché comme des blés dès la première petite épidémie. Le Clan du Vent aussi avait mangé à sa faim après la disparition de Nuée d’Alcidés et les décisions de Tache d’If qui avaient suivi, mais tout le monde retenait son souffle face à la crainte de la venue d’un ennemi invisible face auquel ils seraient totalement démunis — la maladie.
Peut-être était-ce juste le destin. Peut-être la Tribu était-elle vouée à disparaitre, incapable de trouver sa place dans l’écosystème des quatre clans de Cerfblanc, et que voilà, c’était comme ça. Mais le temps avait apprit à Vent du Nord que le destin était un énorme connard, et, de toute façon, la loi était claire : les guérisseurs n’avaient pas le droit d’abandonner à leur sort des chats dans le besoin.

— Je vais faire de mon mieux, dit-elle aux deux jeunes chats. Mais ça va prendre du temps, ce n’est pas quelque chose que je peux traiter en une fois.

Ce n’est pas quelque chose que je peux traiter du tout, se retint-elle d’ajouter. Elle pourrait repousser l’échéance, lui permettre de vivre un plus longtemps et avec une meilleure qualité de vie, mais c’était à peu près tout. Aurore était un nom plutôt ironique pour un soleil sur le déclin. Elle s’approcha de sa sœur, pour que les deux garnements ne l’entendent pas.

— Tu devrais revenir au Vent, souffla la guérisseuse. Ce serait plus simple pour nous deux, tu as besoin de soins réguliers, et je ne peux pas… je ne peux pas venir te voir tous les jours.

Elle ne pouvait pas abandonner son Clan, mais elle ne pouvait pas se résoudre non plus à abandonner Aurore.

Soleil-- non, Aurore (ça allait finir par rentrer) n’était pas du tout ravie par cette proposition. Elle ne voulait pas retourner au camp du Vent et, en soit, Vent du Nord pouvait le comprendre. Après des lunes et des lunes à ne pas avoir vu sa famille, après sa fuite… même elle se serait inquiétée de l’accueil qui lui aurait été réservé. Mais il y avait, pour l’heure, plus important que des inquiétudes tel que « qu’est ce que les autres vont penser de moi quand je vais rentrer ». La petite femelle était malade, mourante, même, et avait besoin de soin. Si nécessaire, la guérisseuse tirerait les moustaches de tous ceux qui trouveraient quelque chose à y redire, et puis voilà. Elle vit bien les quelques soupirs que lâcha sa petite sœur, mais décida de les ignorer. Elle aurait tout le temps de faire ses caprices une fois dans son antre.

Puis il y eut les deux chatons de tout à l’heure, et, cette fois ci, Vent du Nord releva que l’un d’entre eux l’appela « maman ». Elle fronça un sourcil. Comment ça, maman ? Aurore n’était pas stérile ?

Elles s’enfoncèrent plus profondément dans ce petit bout de territoire qui appartenait à ce qui s’appelait la « Tribu du Soleil ». Elle ne s’y sentait pas très à l’aise. Mais alors pas du tout. Tous ses muscles bandés, les griffes à demi sorties, la guérisseuse restait sur ses gardes. Elle n’avait aucune idée de comment ces chats la traiteraient quand ils remarqueraient qu’une étrangère était rentrée sur leur territoire. Quand une jeune chatte qu’elle ne connaissait pas se mit à foncer vers Aurore, Vent du Nord gonfla son pelage et se mit à cracher par réflexe. Depuis sa lointaine rencontre avec Feulement, elle se méfiait de tout ce qu’elle ne connaissait pas, et encore plus de chats qui n’étaient d’aucun Clan — qui n’avaient pas pour loi de ne pas s’en prendre aux guérisseurs. Ceux là, ils pouvaient en faire ce qu’ils voulaient — la réduire en charpie, s’ils en avaient envie. Personne ne ferait rien pour l’aider.
On lui proposa de rester manger un morceau, ce à quoi Vent du Nord décida de ne rien répondre. Elle avait bien sûr envie de partager un repas avec sa sœur, mais pas ici. Elle s’y sentait terriblement mal à l’aise. Ignorant sa première proposition, elle décida de la suivre vers son étrange bâtisse (hors de question de rester seule au milieu de ces sauvages). C’était trop silencieux, trop calme, trop tendu. Alors, pour briser tout cela, Vent du Nord lâcha un simple :
— T’as eu des gosses ?