Fortuitous Alliance - end

Il a soif. La tête basse, les oreilles à plat. Il traîne les pattes en longeant l'autoroute - le trajet des voitures va et vient. Ceux de son côté vont en contre-sens, et ceux de l'autre vont à l'opposé. Leurs phares l'aveugle à chaque passage - c'est qu'il n'a pas l'habitude de voir des voitures la nuit.

Aujourd'hui ne s'était pas passé comme d'habitude. Aussi ce n'était pas à la ville qu'il se trouvait, ce soir, en train d'achever sa promenade et de rentrer au bercail, mais sur le côté de l'autoroute, à revenir piteusement sur ses pas. Car le fournisseur dans sa semi-remorque était parti sans lui (quelle idée d'amener un chat près de la ferme et de partir sans?). Au début, l'entrain dans son pas lui donnait bon rythme.

Mais le soleil se couchait à présent, étirant les ombres toutes autour, et son bol d'eau lui manquait en sentant sa langue sèche dans sa bouche. Il avait reniflé l'air, le bitume et l'essence étaient partout mais il parvint à repérer l'odeur d'un petit point d'eau fangeux vers lequel il s'était dirigé. Il se faisait peu de souci quant à la valse des voitures, s'asseyant patiemment de son côté, attendant que la file ne s'évase pour la traverser en transverse, la queue haute.

Le sol sous sa patte était mouillé, il pencha la tête pour déjà le tâter de la langue avant de grimacer de dégoût. Cette humidité n'était pas la plus savoureuse...

— « Oh hey, qui s'amène sur mes terres?

Il se redressa d'un à-coup, retenant son air, les yeux ronds à la recherche de la provenance de cette voix.

— ...Vous êtes une patrouille? »

Et la chose sortit. Non pas comme une chatte, comme l'avait été [Tache d'If], mais comme une créature s'extirpant du bourbier venue cueillir son âme. Telle était sa punition : il avait bifurqué de sa voie - littérale, en passant au marché, aujourd'hui, plutôt qu'au parc.

Rusty sentit ses moustaches au rebond en écartant sa tête quand la Faucheuse s'approcha à quelques centimètres de lui, et ses yeux ne savaient plus quoi regarder : ces oreilles (?), longues, plissées et sèches comme des feuilles mortes? Son poil qui ne la recouvrait pas au complet, mais par plaques, dénudant sa peau? Ou bien ces énormes cratères qui sillonnaient son rachis, suppurant d'une forte odeur par l'infection continue? Et puis il y avait ces yeux. Hagards, à la pupille tremblotante comme en traque, deux billes d'or qui reflétaient les phares des voitures qui passaient de moins en moins.

─ « Ah, j'ai la gueule d'une patrouille tu crois?! ...
─ --!

La Faucheuse-- La faucheuse lui parlait!   Le dos rond, Rusty était obnubilé par le mouvement arachnéen que faisaient ses moustaches pendant qu'elle déblatérait:

─ Toi en tout cas t'as pas la gueule d'un chat de l'Ombre, ça non, te connais pas, j't'ai pas fait naître j'pense bien! »

Il ne pouvait s'empêcher de regarder ses dents jaunies par l'âge, mais le pire était sa voix! La voix de la faucheuse était nasillarde et aiguë, et la tremblote prenait ses voyelles.

─ « Je...   Et lui qui avait l'habitude de suivre le vouloir d'autrui, dut solidement appuyer sa patte dans la fange, en fronçant ses petits sourcils blancs sur une expression plus dure. Sa queue battit dans l'air.

Je ne suis pas un chat de l'ombre, je sors le  jour!    Normalement, je suis rentré, à cette heure.

Son élan de volonté s'envenima d'amertume.

─ C'est pour ça que je suis un peu perdu... »

Puis de tristesse, ayant une pensée pour le Père qui devait être rentré, s'inquiétant de la disparition de son chat...

─ « Ahh bah si t'es perdu, c'est simple! Tu prends tes petites papattes, et derrière toi y'a le chemin du Tonnerre tu vois, et tu le traverses, et puis voilà, tu s'ras plus perdu, tu s'ras chez les chats-écureuils, et tu me causeras plus de soucis! Allez viens, c'est juste là!

On aurait dit qu'à chaque fois qu'elle ouvrait la bouche, la Faucheuse tissait les fils d'une tapisserie d'un outre-monde dont Rusty ne connaissait rien du tout. Et se rendre compte de sa propre ignorance le froissa : son oreille tiqua, il se fit haut sur ses pattes en arquant la nuque pour fixer la Faucheuse droit dans ses orbes d'or, sans ciller.

─ « Non!

Sa queue imita la même nervosité que celle qu'il voyait en face, mais il l'immobilisa, raide, droite et derrière lui, pour rassembler ses pattes ensemble et serrer sa posture au point de se rendre inflexible. Je ne suis pas venu ici pour vous causer des soucis, je veux juste trouver une place où boire!

Il hocha la tête, claqua de la langue pour s'encourager, et posa bien profondément sa patte dans la fange - en regrettant son geste car un frisson de dégoût remonta son antérieur, son épaule, et lui traversa l'échine comme un courant électrique. Du cran, Rusty. Pense au Père.

Oui, pense au Père que tu as laissé derrière, Rusty.

─    ...J-je suis désolé d'avoir haussé le ton, la journée était longue, vous m'avez fait peur, je ne connais pas l'endroit, et j'ai tellement (sa tête se versa vers l'avant, sa queue raide alla toucher l'arrière de ses chevilles et ses yeux s'étaient fermés)   tellement _soif....

C'est tout? Il fallait vraiment qu'il se penche pour laper le sol fangeux à ses pattes et espérer trouver de l'eau, là-dedans? La punition se faisait vraiment sentir, sentant d'ailleurs le poids sur ses épaules redoubler de masse : c'était décidé, il ne rentrerait plus jamais dans une voiture, cet imprévu lui avait beaucoup trop coûté aujourd'hui...

Son interlocutrice n'était pas la Faucheuse - plutôt une chatte à deux pas de rencontrer la sienne. Après relecture, Rusty se dit qu'elle n'était pas si effrayante, juste malade, et avait sans doute besoin d'aller voir un vétérinaire pour traiter ses tiques, son poil arraché, les champignons dans ses oreilles...

Vu la propagation de ceux-ci, c'était un miracle qu'elle le comprenne, en fait. Il lui dédia sa gratitude.

─ « Bois un peu et ensuite tu r'joindras ton Chemin du Tonnerre et la ville c'est tout au bout, y'a pas à être perdu.
─ Bon... J'imagine qu'on ne peut pas faire sans... »

À peine son nez s'abaissa avec sa tête qu'il sentit ses oreilles s'ourler dans leur cran, dédaignant le sol du bourbier. Il rentra le menton dans son cou et bloqua son air dans sa gorge, en sortant la langue, la tendant, n'osant même pas regarder ce qu'il faisait.

Et il lapa. Un gros frisson de malaise lui passa dans le dos mais on ne l'entendit plus se plaindre, plutôt fléchir ses pattes pour mettre le ventre à terre et laper avec plus d'énergie pour se désaltérer. La fange lui collait aux moustaches, au menton, au poils de son poitrail détrempé qui pesait vers le bas.

─ « Merci... »

Il leva ses petits yeux vers la vieille chatte absents de leur vigueur habituel, creusés de fatigue:

─ « Vu les tons de votre pelage, j'en déduis que vous, vous êtes une chatte de la Nuit?

De l'Ombre, de la Nuit, c'était du pareil au même.

Lorsqu'une pensée lui souffla que c'était peut-être cette eau viciée qui était responsable des maladies de la vieille chatte, Rusty eut un rebond en refermant sa bouche d'un clap. Peut-être qu'en partageant sa gamelle, il contracterait un virus ou une bactérie et il ne pourrait plus jamais rentrer chez lui - et la pensée le terrifiait.