SOCIALLY UNACCEPTABLE // rusty - end

Chaque matin, on dirait que la tasse de café du Père sent de plus en plus bizarre. Que son haleine semble de plus en plus pourrie. Parfois il ne marche plus droit après avoir bu et Rusty s'inquiète : s'est-il fait griffé par l'Éclair Fauve, lui aussi ?

D'autres fois, il oublie de le nourrir : c'est souvent à Rusty de remplir lui-même sa gammelle. Depuis l'armoire à la hauteur de ses pattes, dans la cuisine, il fait pencher le sac ouvert pour verser les croquettes directement dans le bol. Pour chaque croquette qui tombe à côté, Rusty se penche, la ramasse délicatement dans sa bouche et la dépose avec le reste. Il a compté : depuis la dernière semaine, le père a bien du acheter dix gros sacs de nourriture recommandée par son Véto.

Rusty s'est mit à suivre le Père : lorsqu'il prend la voiture - un mini-camion style-pickup - il saute dans la benne derrière et se couvre du froid en se glissant dessous la bâche de protection. C'est ce qu'il a fait aujourd'hui. Il neigeait aujourd'hui et la bâche l'aidait à se protéger du vent, mais un autre vent parvenait à se glisser sous sa peau : celui de la culpabilité. Là où lui et Trash s'étaient donnés rendez-vous le mois dernier, Rusty n'y était pas allé, trop inquiet quant à l'attitude bizarre de son humain. Il avait passé la journée en filature et avait manqué leur rendez-vous. Le lendemain, il avait même senti Trash dans les parages. C'était certain maintenant, il devait le détester ! Et avec l'hiver bien avancé comment est-ce qu'il ferait pour lui livrer un skateboard? Ça ne roulait pas, dans la neige!

Il sentit la secousse du pick-up lorsqu'il tourna, rentrant dans un stationnement au coeur de la ville, loin de leur quartier résidentiel. Rusty connaissait le coin quand même mais il devait avouer que l'endroit lui semblait beaucoup plus dense que son trajet de promenade. Une fois le pick-up en arrêt, il entendit la porte s'ouvrir, puis les semelles des bottes du Père écraser la neige molle dessous des pas titubants. Rusty sortit de dessous de la bâche pour se hisser sur les contours de la benne du pick-up.

Son nez capta toutes sortes d'odeurs, de la vapeur, du café, et il comprit bien vite qu'il s'agissait d'une genre de "cuisine communiale" où se réunissaient les humains pour manger ensemble. Seulement le père y allait seul, et il tenait son manteau par le collet, comme pour se cacher dessous, rabattant son capuchon sur sa tête. S'il fut tenté de le suivre, Rusty fut freiné dans son initiative lorsque son nez capta une nouvelle odeur : celle de Trash.

Immédiatement son coeur s'emballa, et immédiatement il se propulsa hors de la benne du pick-up d'un bon pour galopper sur l'asphalte saupoudrée de neige. Pendant que son humain poussait la porte pour rentrer dans l'établissement, Rusty, derrière, fila dessous les voitures le ventre à raz le sol pour plutôt contourner l'infrastructure et déboucher sur une ruelle où se trouvait la porte-arrière, avec une benne à ordures et des poubelles. Il se freina carré, les oreilles droites, ses pupilles se contractant en le voyant.

— « Trash--!

Il courra à sa rencontre il le reconnaissait à sa fourrure noire/ou grise, à son odeur, à sa longue queue -- non, quelque chose n'allait pas. S'extirpa de la benne un chat longiforme à la fourrure grise, vêtu à peine d'une couche de peau sur ses os. Immédiatement il le vit dresser les oreilles, et immédiatement leurs regards se croisèrent et il était maintenant trop tard pour s'enfuir. Pourtant son nez ne le trompait pas, ce chat de gouttière qui le fixait de deux yeux aussi monochromes que l'était la Ville en saison froide portait la même odeur que son ami. Rusty s'était vite arrêté pour reculer la tête et lever le nez, avant d'abaisser la tête, poussant un soupir au faux espoir qui l'avait fait s'emballer.

Le chat de gouttière l'accosta:

— Eh, eh toi ! T'es pas un chat du coin, là, avec le, euh, skateboard ? »
— « --
— « Dis moi, y a moyen que je vienne manger un peu chez toi ? Dans pas longtemps on va pouvoir faire du xylophone sur mes côtes. Allez, un peu de solidarité. »

Un duel se joua entre la tension palpable chez l'abyssin, qui fouetta l'air de sa queue d'un signe d'éneverment, et son désir de toujours vouloir être de bonne foi. Mais au froid de l'hiver, à la lueur d'un faux espoir, ce n'est pas la bonne foi qui remporta ce combat:

— « ... Ça vous amuse de parler à ma place?

En entendant une voiture se mettre en marche, l'abyssin perdit aussitôt toute sa façade pour pivoter l'une de ses oreilles-satellites vers l'arrière, puis la tête, contractant ses pupilles pour balayer le stationnement d'un regard par-dessus son épaule et s'assurer qu'il ne s'agissait pas du pick-up truck de son humain. Il se détendit, s'en retournant vers ce chat qui était un doigt de moins que lui, mais une demie queue plus allongé, renforcé par ses côtes étroites qui transparaissaient au travers de son poil. Le chat lui rappela Espresso. Et Espresso lui rappela Madame Fée.

Mais Rusty fut reçu de mots cinglants, dits étrangement d'une voix calme:

— « Calme toi Princesse, je te demande pas la lune, hein. »

"Tocard". "Mauviette". "Avorton". "Princesse".


— « Je m'appelle    Rusty. »

Ces mots, qu'il avait l'habitude de dire avec un sourire chaud comme l'été, étaient maintenant crispés entre ses dents qu'il menaçait de dévoiler comme un chien mécontent. L'autre s'était rapproché - un solitaire sans humain, il devina, et vu les carences qui creusaient son pauvre corps, malchanceux en plus - le regardant dans les yeux cette fois. Rusty sentit ses sourcils se hausser. On aurait dit que plus aucune lumière ne brillait dans les yeux de ce pair.

— « Tu connais Trash ?

Après les sourcils, ce sont ses oreilles qui se dressèrent bien hautes sur sa tête, avant de se pivoter de tout les côtés. La queue de Rusty se leva d'un piquet.

— Vous--

Ses oreilles se pivotèrent vers l'arrière, une seconde, il rentra le menton dans le cou, serrant ses dents pour se rendre subitement compte de son mauvais poil, et baissa les yeux d'embarras. Mince. Il n'était pas mieux que cet Éclair Fauve ou la Chatte Anthracite de la forêt, en ce moment... Il les releva sur son interlocuteur, descendant ses larges oreilles au repos, comme sa queue.

— Vous devez être celui qui habite avec lui... »

Il abaissa un peu sa tête pour se faire moins imposant, sa queue se courbant en forme de serpe en allant toucher ses jarrets.

— « Je suis désolé, les derniers chats à qui j'ai parlé ne me laissaient pas en placer une et ça m'a gavé. Je ne voulais pas vous manquer de respect.

— Oui, je suis son père en fait. Adoptif.
— Oh! la chaleur de sa bonne humeur revint, tirant ses moustaches sur un petit sourire surpris. Il se trouve que moi aussi j'ai--

Son sourire s'affaissa, ses paupières s'ouvrirent rien qu'un peu plus et il ne se rendit pas compte de son poil qui s'était hérissé. Du sang. Du sang. Du sang - il recula une patte en sentant sur son épaule les tissus de sa chair comme se resserrer, autour des quatre traits marqués aux griffes d'argent de la fourchette. L'Éclair Fauve se joint à la fourchette, son cœur prit la course et ses yeux ne voyaient plus rien que les souvenirs des yeux de ses pensées.

— HHRRrrr...
Ses pupilles se dilatèrent et sa queue s'était levée - il aurait du être prêt.

— J’crois que je suis stérile, tu sais.
Il aurait du se méfier.

— Parce que je m’en suis tapé, de la meuf, mais j’ai aucun petits.
Plongé dans son monologue, le solitaire ne devait pas voir que devant lui et en apparté, le domestique étouffait les sons de sa voix pour ne pas l'effrayer par l'irruption d'un feulement.

— « Peut être qu’ils disparaissent.
— « Je suis désolé.
— « Peut être qu’elles les mangent, les mères.
— « Je ne crois pas que ce soit le cas.
— « Peut être qu’ils n’ont jamais existé.
— « L'amour que vous leur portez n'en est pas moins réel.

Le solitaire se secoua tandis que Rusty s'appuya sur son autre patte, faisant le dos rond, courbant la nuque et tenant ses dents fermement derrière ses babines mais c'est en baissant les yeux qu'il put voir et sentir ces gouttelettes qui avaient échappé à la gueule de son interlocuteur. Le malaise lui reprit, une peur débilitante qui lui disait de fuir mais voilà, il aurait été parfaitement impoli de prendre la fuite.

— « Tu le connais ?

Comme si de rien n'était, le solitaire poursuivait leur discussion, sortant Rusty de sa torpeur qui répondit d'abord d'un très lent hochement de la tête, avant de déglutir, froncer les sourcils, regarder par-dessus son épaule et se retourner vers ce chat visiblement  malade.

— O-oui m'sieur! C'est un ami. Il ne s'étaient vus qu'une seule fois. Je devais lui amener un skate - il secoua doucement sa tête, reprit. Je veux dire, nous avions rendez-vous devant chez moi pour qu'il puisse m'escorter, moi et le skate, jusque chez lui... »

Il hocha la tête pour confirmer ses dires avant de la rentrer un peu entre les épaules, s'affaissant.

Se calquant à la mélancolie du solitaire, ce fut à son tour de laisser tomber sa garde et pour une rare fois...

« J'ai pas vu la pente et je me suis PAF dedans, y a pas moyen de la remonter yo, c'est foutu... C'est sur que Trash me déteste maintenant. »

...son parlé soutenu, aussi.



Mais qu'est-ce qu'il faisait  il y avait plus pressant

— --Écoutez, monsieur??? ... Vous saignez.

— « Ah. Oui. Je saigne. »

Son épaule lui faisait mal, à la vue de ce pauvre chat solitaire, maigre, si maigre, et malade, si malade, versant son sang sur le sol au moindre mouvement.

Son rire sonna faux aux oreilles du domestique qui se recula d'un pas par instinct. Ne touche pas à ce sang. Ne touche pas à ce chat. Ne contracte pas sa maladie - tu n'en as pas le droit. Le Père compte sur toi pour l'aider et malade, tu ne peux rien. --Est-ce que le père était encore dans cette infrastructure? C'est qu'il n'osait plus décoller ses yeux de ce spectacle macabre, fasciné autant que dégoûté.

— « Il y a une expression un peu usée pour ça, le genre de banalité qu’on chante dans les comédies musicales, c’est, c’est...

Dans les quoi?

— Ah, j’ai. C’est le début de la fin.
— ...Je sais que vous avez faim mais ce n'est pas le moment!   --Ou peut-être que si...? »

Rusty détourna les yeux, agitant ses oreilles-paraboles sur sa tête en mâchant ses mots pour trouver les meilleurs à dire une fois sa bouche dégagée.

— « Un véto saura quoi faire. Venez! Un signe de la tête, les oreilles basses, et un mouvement de la queue pour l'intimer à l'accompagner.

Au centre-ville, il ne s'agissait pas vraiment du Véto auquel il allait à la marche avec son humain, mais plutôt du refuge où il avait été adopté. Rusty huma l'air frais de l'hiver. Le refuge était tout près d'ici mais dans le Centre-ville tout finissait par être tout près. Seulement ses pas se glacèrent sur place lorsqu'il fit face à un dilemme : amener ce chat au refuge pour qu'il trouve des soins, ou ignorer sa plainte pour attendre sagement le retour du père pour le suivre dans la caisse de son pick-up truck?

Il hésita.

La... santé de l'autre était plus importante.

Il trouverait bien son chemin.

Il le suit.

Rusty faisait attention où il marchait car il savait très bien que côtoyer un chat malade lui faisait risquer de tomber malade aussi, et il ne pouvait pas se le permettre. Comment le Père réagirait-il à une pareille nouvelle? Il n'aurait pas le temps de s'occuper de lui, il le mettrait dans sa cage de transport, parcourant la route avec sur le banc passager la cage et ses petits miaulements de détresse, et il le laisserait chez le Véto, à ses soins, pour pouvoir recommencer à picoler et ne pas rentrer les lendemains.

C'était inadmissible pour lui de le perdre de vue mais c'était inadmissible pour lui de laisser quelqu'un dans le besoin - surtout lorsqu'il savait où l'amener pour le soigner. Le refuge n'était pas le Véto mais ils avaient contact avec ces-derniers (il y avait plus qu'un Véto en Ville), aussi il se félicita de sa propre vivacité d'esprit dans une situation de crise comme celle-ci. L'odeur du sang, qui dégoulinait de tout les orifices du solitaire le dégoûtait, mais le solitaire en soi ne le dégoûtait pas car il était, comme lui, rien qu'un chat en manque d'amour, et qui lui avait simplement demandé de l'aider.

— « Monsieur le père de Trash ?

Il demanda après rien qu'un petit bout de marche ensemble, serrant les pas d'un amble rapide, pesant à peine ses coussinets dans la neige de l'hiver bien entamé. Il sentait partout le bitume et les voitures qui roulaient mais il ne s'en faisait de rien, habitué au bruit-blanc urbain.

Laissant tomber les sur-politesses:

... Comment j'vous appelle? »