Vivre et laisser mourir - end

L'eau dégouline sur mon menton alors que je rattrape les gouttelettes d'un coup de langue. La surface de la flaque d'eau redevient lisse et au lieu de m'en aller, je me penche pour regarder. Rien de bien nouveau : cicatrices qui courent sur mon visage ( y'en a qui vont partir vous verrez ), oreilles déchirées ( ça, ça repousse pas ), des yeux verts qui me jettent un regard fatigué et -
Un insecte se pose sur la surface de l'eau et tout disparaît.

Je disparais aussi.

Je me penche pour ramasser ma proie. Vaut mieux pas traîner, son propriétaire pourrait revenir.
Les chats des clans ont l'idée stupide d'enterrer ce qu'ils attrapent ( comme leur merde, ouais, vous y croyez ? ). Ils feraient mieux de repartir avec ou de la manger sur-le-champ à cause que sinon voilà ce qu'il peut arriver.

Je raffermis ma prise sur l'oiseau ( c'est une grive ), alors que j'arrive bientôt au Verger.
Pof paf. La bête bat régulièrement sur mon poitrail pendant ma marche.

Les humains vont revenir dans leur cabane maintenant que leurs arbres ont des feuilles et que le froid est parti.
Pas grave.
Ceux-là sont pas méchants comme ceux de la ville qui au mieux nous ignorent au pire nous jettent des trucs.
Ou des fois ils partent. Ou ils meurent. Les humains font ça aussi.

Crôôôa Crôôôa Crôôôa

Le bruit des corbeaux qui crient me fait lever la tête. Y'en a deux. Doit y avoir un truc. Un truc à manger.
Je trotte dans cette direxion ce qui les fait partir ( mais pas loin, ils ont sauté à deux pas et ils observent toujours ) et je regarde ce qui les fait crier comme ça.

C'est juste un rat mort.

Mais mort depuis pas longtemps du fait qu'il y a que les mouches autour et qu'il a pas l'air abîmé. Y'a juste son odeur. Ca pue, mais c'est une odeur de rat.
Je décide de le ramasser et de le mettre avec la grive.

Rusty dira que je peux pas ramasser tout ce que je trouve, mais il peut dire ce qu'il veut, ça m'a jamais tué.
Je m'élance pour escalader le muret de pierre. Mes griffes connaissent par cœur maintenant les asprétités qui me permettent d'arriver en haut.
Je retombe lourdement de l'autre côté.

Oooiii !

Est-ce qu'il est là ? Normalement oui à cause que le muret chauffé par le soleil est le meilleur endroit où passer une après-midi ensoleillée si vous me faites le questionnement.
Puis ça fait longtemps qu'on vit ensemble maintenant. La routine installée reste.

J'ai trouvé une grive et un rat. je dis. Pas sûr que ça se mange, mais faut essayer !

« Oooiii ! »

Il leva sa tête d'un à-coup de la gamelle dont il faisait l'inventaire.

Son oreille noire se pivota vers l'extérieur et il se tourna en direction de la voix en la reconnaissant aussitôt, et ses babines se soulevèrent sur un sourire fatigué, mais ravi : c'était Trash. Par l'interstice de la porte, il le vit, tout en haut du muret, lui et ses poils hirsutes et sa silhouette noire pas-de-queue qui lui donnait pourtant l'adresse et l'équilibre de s'y tenir quelques secondes, lui montrant de loin qu'il tenait deux proies dans sa gueule. Trash se jeta en bas et amortit sa chute sur ses quatre larges pattes et trottina de bon train vers la "construxion" humaine où Rusty et lui habitaient tous les deux désormais.

Accoté sur les rondins de la face avant de la cabane à outils, parmis les fourches et les râteaux, se trouvait Ollie - Rusty l'avait sorti, aujourd'hui, car aujourd'hui il était de sortie. Il avait rendez-vous avec Monsieur Houx aux "falaises", en soirée, pour faire part d'une partie de chasse avec lui. Entre-temps, il pouvait bien passer la journée avec son meilleur ami! Trash marchait entre les hautes herbes du terrain, délaissé autant que l'était la tondeuse qui se trouvait à l'intérieur, les lames rouille comme l'était son poil.

— « J'ai trouvé une grive et un rat. Pas sûr que ça se mange, mais faut essayer !
— La "grive" ça va, le "rat"...

Rusty sortit de la cabane pour rejoindre Trash qui arrivait devant. La température dehors se réchauffait et la neige avait presque toute fondue au Canada alors à Cerfblanc il n'en restait de sa trace que la névasse, et l'eau qui rendait l'herbe moite sous la patte. L'autoroute (disons, la départementale) qu'était le Chemin du Tonnerre, tout près, était en revanche presque toute sèche et la bande avait été dégagée de toute obstruction, ce qui lui permettrait de prendre Ollie pour aller aux falaises, plus tard.

Une fois sorti, Rusty tendit le cou pour tout doucement prendre la grive de la bouche de Trash, tourner les talons et disparaître dans l'ombre à l'intérieur, posant la patte sur le plancher, direction sa gamelle, où il alla la poser avec ses proies d'aujourd'hui. Pas de lapin mais deux souris (étranglées, écrasées), et une petite truite de son rapide détour à la Rivière.

De la patte arrière il ouvrit grande la porte pour permettre à Trash d'entrer sans souci, et sa queue se leva, fit un tour et il pointa de celle-ci le rat dans la bouche de son ami en secouant doucement sa tête.

— Quand on ne sait pas on ne mange pas!

N'oublie pas Trash, si un de nous deux tombe malade, il faudra que l'autre aille chercher des plantes ou de l'aide aux autres Clans. Je connais juste Soucieux et Nuage du Firmament comme Chats-Véto des Chats, et Soucieux est... difficile, tandis que Nuage du Firmament habite la forêt.

La forêt toute proche de la ville, il se retint d'ajouter, baissant légèrement les yeux et les oreilles en entendant le reste de sa pensée se terminer dans les oreilles de ces dernières. ... Il chercha à se rallumer d'un sourire:

— Euh ...Mais je suis fier de savoir que tu as chassé! Ahaha, je t'avais dit que tout était une question d'habitude! ♫

Deux grandes oreilles apparaissent dans l'encadrement de la porte, puis le reste suit. Je souris à Rusty qui me rejoint mais ça ressemble plus à un dégoulis de bave, du fait que je tiens les deux proies déjà.

— La "grive" ça va, le "rat"...
— Ouais, c'est pour que rat que j'étais pas sûr.

Il en prend une ( la grive qui pue pas ) me laisse le rat et disparaît dans la cabane. J'entends le clonk qui veut dire qu'il la pose dans sa gamelle de fer ( drôle habitude de domestique qu'il a gardée ) mais c'est un clonk mat, un clonk qui veut dire que la gamelle est bien remplie déja.
J'en dégouline de bave un peu plus. Le rat est un éponge bien imbibée qui vient tomber à mes pattes.

— Quand on ne sait pas on ne mange pas!
— Humph !

Mais déjà il continue une conversassion qu'on a déjà eue :

— N'oublie pas Trash, si un de nous deux tombe malade, il faudra que l'autre aille chercher des plantes ou de l'aide aux autres Clans. Je connais juste Soucieux et Nuage du Firmament comme Chats-Véto des Chats, et Soucieux est... difficile, tandis que Nuage du Firmament habite la forêt.
— T'inquiète ! je dis. Ça sert à rien de s’inquiéter de ce qui pourrait arriver. Les choses arrivent et vous y pouvez rien. Moi j'connais Coeur Fleuri, la guérisseuse du Vent. Et j'tombe pas malade.

Je donne un coup de patte dans le rat qui se retourne sur le dos.

Dad disait qu'à force de bouffer n'importe quoi, j'ai développé une sorte de résistance.

Comme à chaque fois que je pense à Toucan, j'ai un petit peu mal au coeur, comme si les ba bam ba bam ba bam devenaient plus dur à faire. Mais après ça passe et les ba bam continuent.

J'attrape le rat par la queue entre deux griffes et je le lève à hauteur de mes yeux. Je souris et ça déforme ma cicatrice.

Tu serais cap de manger ça ? je demande. La cicatrice se tord plus. J'te donne un sac de croquettes si t'en prends une bouchée.

— « T'inquiète !
— Oh que si je m'inquiète! »

Les choses pouvaient bien arriver, rien ne les empêchait de prévenir ces choses ou de les anticiper! Anticiper un chat de Clans avant qu'il ne devienne violent, anticiper une truite dans un cours d'eau, et maintenant anticiper la maladie en refusant de manger un rat pourri... Vraiment, Trash, c'était la moindre des choses, songea Rusty un peu ennuyé par cette insouciance qui habitait son pote.

— Moi j'connais Coeur Fleuri, la guérisseuse du Vent. Et j'tombe pas malade. »

Rusty tourna sa tête pour peser sur Trash un air incrédule, un genre de tu-t'fiches-de-moi, parce-que personne n'était complètement à l'abri de la maladie (enfin, à part les chats vaccinés au Véto)...

— « Dad disait qu'à force de bouffer n'importe quoi, j'ai développé une sorte de résistance.

Il pointa des oreilles et retrouva son sourire en se rappelant le "dad" de Trash, Monsieur Toucan, et ses reflux de coeur brisé qui l'avait contraint à l'amener se faire soigner au refuge. Il remua sa queue, aussi taquin que bienveillant, acceptant de lui céder le point:

— C'est vrai que t'es coriace.»

Et il se dirigea vers la gamelle pour la pousser du nez vers son ami que que-dernier interrompit son train de pensée en lui levant, sous le nez, le nauséabond rongeur. Le faciès de Trash se fendit sur un affreux sourire goguenard et Rusty fronça légèrement les sourcils sachant d'avance ce qui allait se passer:

— « Tu serais cap de manger ça ? Et voilà, c'est parti, un autre défi!... Rusty s'apprêtait à s'abaisser devant sa gamelle pour choisir son met du jour que Trash poursuivit:

J'te donne un sac de croquettes si t'en prends une bouchée.
Rusty de rigoler au-dessus de la truite, approchant ses dents de son ventre encore reluisant.
— Pfff, Trash!

...Mais son oreille tiqua et les deux s'abaissèrent en même temps que l'abyssin redressa sa tête. Il baissa les yeux sur sa truite, les remonta sur Trash - et l'image de Trash s'embrouilla lorsqu'il laissa son attention descendre sur le rat qu'il lui tendait. Un sac de croquettes...

— « ... De quel genre? Il s'enquit alors, méfiant, avançant prudement une patte pour préparer un pas.

Le rat se balance par la queue. _Gauche, ^droite, _gauche ^droite, régulièrement.

On dirait qu'il suit le manège de Rusty.

Il a son air de je-suis-contrarié mais il dit rien. Je lui en laisse pas le temps.
A la place, il pousse la gamelle vers moi qui racle le sol dans un clonk.

Elle bien bien remplie, ça me fait saliver direct.
On mange bien mieux depuis qu'il est là, bien mieux qu'on a jamais mangé avec Dad. Faut dire que j'étais nul pour la chasse et lui c'était pas sa prérocupation, alors on se contentait de ça.

Puis la proposition fait rire Rusty. Je ris aussi ( il a un rire contagieux ) pensant qu'il se moque et qu'il va dire non, avec un mouvement de queue et nous recentrer sur les vraies priorités, à savoir, le repas.

Mais contre toute attente, ses oreilles se pointent en avant :

... De quel genre? il dit.

Il est intéressé ! Faut dire qu'il a bouffé des croquettes et de la pâté de chat des villes toute sa vie. Alors manger des poissons qui puent et des souris pleines de poils, ça doit faire bizarre.
Alors je réfléchis, à cause que si ça se fait pour de vrai, il faut que je réfléchisse :

Dunno.... J'connais une domestique qui en a des petites de toutes les couleurs. Et je fais de mon mieux pour me souvenir. Y'en a des marrons avec plein de côtés, des petites vertes toutes rondes et des... Putain j'sais pas ! J'fais pas gaffe quand je mange hahaha !

— Dunno.... J'connais une domestique qui en a des petites de toutes les couleurs...
— De toutes les couleurs, se laissa tenter Rusty en laissant sa vision s'embrouiller au profit d'une farandole de croquettes de fantaisie - des Croquéquettes? des Miams? Des poil soyeux et lustré Félin Royal venant directement de la maison du Véto? Oh ou mieux encore - Des, des Super-croquettes?

Trash salivait pour sa gamelle et ses chasses mais Rusty salivait pour cette petite bouchée de pensée de sa vie d'avant. Juste une bouchée! Rien qu'une. Une toute petite...

— Y'en a des marrons avec plein de côtés, des petites vertes toutes rondes et des... Putain j'sais pas ! J'fais pas gaffe quand je mange hahaha !
— Ahhaha, Trash! »

Monsieur Toucan devait avoir raison, de son vivant, en disant que Trash s'était sans doute développé une immunité contre strictement toute cochonnerie capable d'être contractée par viande avariée. Trash bouffait de tout, d'absolument tout, comme un, comme une, enfin Rusty n'avait de comparaison à cet effet que Trash lui-même alors Trash bouffait tout comme Trash, naturellement! Son oeil capta le rat qui se balançait et il tenta de comparer les deux : un rat versus tout un sac de croquettes quelconques. L'une de ses oreilles s'était tellement tordue vers l'arrière qu'elle aiguisait sa silhouette. Il risqua à nouveau, relançant Trash d'un petit coup de menton.

— « ...Au complet??

Il avait l'impression que Trash comme le rat le regardait maintenant. Au Diable les influences, Rusty?

...Au complet??

Il va marcher, il va marcher ! Mon sourire de rire s'élargit et ça fait que le rat tombe à mes pattes. Je me sens super convainquant maintenant et je crève d'envie que Rusty dise oui et morde à plein crocs dans ce rat pas trop appétissant.

Qui a dit que je savais pas causer ? Peut-être je sais pas faire les mots qui enroulent et qui prennent vos pensées aussi bien que Dad, mais implanter une idée, un truc pas réel et la voir grandir et devenir possible, ça fait... Une sensation sympathique.

Je suis pendu à sa réponse, comme si on marchait sur des rochers glissants de la rivière et qu'un rien pourrait faire faire plouf.

Le sac... entier !

— Le sac... entier ! »

Les deux oreilles de l'abyssin se redressèrent hautes et il sentit comme quelque chose lui tirer les muqueuses en arrière, grimaçant. Un sac entier de croquettes! Bien sûr, il n'hésiterait pas à en partager avec son ami - surtout si c'était des croquettes de bonne qualité! Il les aimait et elles lui rappelaient de bons moment mais il n'y avait rien de mieux pour Rusty que de partager ces bons moments avec autrui! Et c'était pas cher payé! Allez quoi! Un sac entier!

Motivé, l'abyssin souffla par le nez, fronça ses sourcils blancs dans sa face et se distança de sa gamelle pour se pencher et tendre le cou tête puisque Trash avait laissé le rat tomber sur le plancher mais c'est alors qu'il se stoppa dans son geste, pour une dernière (on espérait) clarification:

— « ... On a dit juste une bouchée, hein?

Voilà qu'il se méfiait un peu, craignant que Trash change les règles du jeu, ou le prix, ou la promesse, mais il ne lui ferait jamais ça! C'était son ami!

Il se penche vers le rat. Mes oreilles se pointent en avant en même temps que son encolure s'incline. Il ouvre la gueule ( le soleil rebondit un instant sur ses crocs ) et bientôt la chair du rat va finir broyer entre ses mâchoires et la bête va dégouliner de —

... On a dit juste une bouchée, hein ?

Mais non il ouvre pas la gueule pour manger, mais pour parler. Mes muscles se détendent d'un coup et je me rends compte seulement maintenant que je retenais ma respiration. Est-ce que Rusty s'amuse à me faire croire que oui mais il va faire non ?
A me voir y croire puis déçu, puis re y croire ?
Est-ce que depuis tout ce temps c'est lui qui me fait marcher et pas moi ?
( Ca c'est un putain de retournement de situassion si vous voulez mon avis )

Je prends un instant pour réfléchir à cette reflexion et le bout de queue s'agace, chassant le dernier questionnement et la dernière barrière :

Ouais, une. Mais une grosse, pas une bouchée de fiotte !

Le bout de queue bouge encore, mais cette fois pour encourager : Allez !

« Ouais, une » Trash lui dit. Et Rusty répéta « Une bouchée!... » Et Trash rajouta : « Mais une grosse, pas une bouchée de fiotte ! »

— « Euh... L'abyssin fronça ses sourcils blancs, relevant le nez sur son ami pour l'intorrger des yeux. "Fiotte"? »

Peut-être que c'était sa manière de dire... « fillette »? Pas une bouchée de fillette - de chaton-fille? Qu'est-ce qui différenciait les bouchées des chatons-filles des chatons-garçons (des autres chatons)? Le gros chat noir au poil hirsute et aux oreilles déchiquetées qu'était son meilleur ami l'encouragea une dernière fois, sa même-pas-de-queue s'agitant sur sa croupe, cimentant le deal :

— « Allez !

Mu de courage - mais surtout emporté par le désir de mettre ses dents sur des supercroquettes à nouveau - Rusty deserra ses mâchoires et ouvrit grande la gueule sur le rat, l'applatissant dessous sa patte pour planter les dents dans tout un filet mignon qu'il tira pour extirper de la carcasse. Il l'avala tout rond - eut un mouvement de recul - regretta aussitôt sa bouchée en relançant sa tête vers le bas et en sortant la langue sur un : « BLllEEEEEHHH !!! » entrecoupé d'une toux et d'un rire qui lui prit au dos et au ventre, respectivement, le forçant à s'asseoir et tenter de lécher rapidement sa patte et ses coussinets pour s'enlever le goût sur la langue.

Et ce qui s'ensuivit se fit à peu-près comme suit:

— ^*tousse* C'est _*tousse*-- haha hahabsolument ^*toussse* dé-hé-gou-houhou _*tousse* tan-han-haaaant! ^*tousse*

Après une grosse et bruyante déglution, Rusty envoya un premier coup de patte au rat pour brusquement l'écarter de lui, de Trash, et de leur gammelle, avant d'envoyer l'autre patte sur son ami.

— On mange plus jamais de rat, t'as compris?! Il riait, il envoya un autre coup de patte, se défendant de l'autre (au cas où) montant sur ses postérieurs pour se propulser sur le gros chat et le tacler de plein fouet en s'engouffrant dans tout son poil noir: j'arrive pas à croire que tu m'as convainc de faire ça!

Il se recula, le dos rond, s'étouffant autant dans l'infecte saveur du rat dans sa bouche que dans son rire qui pépiait au travers:

— T'as intérêt à me trouver les meilleures croquettes, tu entends !?