Museau d'argent [avec Lune]

— C'est une mission de la plus haute importance ! s'exclama soudain l'étrangère, qui lui avait pourtant semblé si calme et en contrôle. Ce retournement d'énergie fit sursauter Lune.

— En fait, je dois retrouver quelque chose. Ou plutôt... quelqu'un. Un MONSTRE ! En s'asseyant, l'étrangère souleva ses pattes en l'air. Par mimétisme (et, avouons-nous le, par stupeur), Lune fit de même. Un vrai de vrai ! qu'on miaula. Très dangereux, moche et très MÉCHANT !
— Mais!

Alors sa mission consistait à traquer un monstre? Mais... mais tout le monde sait bien que les monstres, c'est sur le Chemin du Tonnerre qu'on les trouve! S'il y a bien une leçon de Vent du Nord qui s'est marquée au fer rouge entre tous les pores de la tête d'éponge de Lune, c'est bien celle de ne jamais, au grand jamais, risquer d'aller s'y mettre les pattes!

Lune laissa les siennes retomber sur sa racine, son coeur s'accélérant dans sa poitrine.

Mais quel genre de chatte pouvait bien chasser les monstres...?

— Malheureusement, j'ai perdu sa trace, je n'ai pas été assez méfiante... Mais il faut absolument que je le retrouve ! Je dois le faire fuir pour protéger mon peuple !

Son peuple? Ou son clan?

— Car, en réalité, je suis la gardienne du Royaume Perdu aux abords des brumes, lui révéla alors l'étrangère, et c'est mon devoir d'éloigner les monstres de mon territoire.

Lune plissa aussitôt ses paupières; la chasseuse de monstres renchérit:

— J'aurai besoin de quelqu'un de fort, de quelqu'un de vaillant, d'une princesse surpuissante pour me venir en aide...

(Princesse?)

(... Sur-puissante?)

— Il faudrait qu'elle se cache en hauteur, qu'elle observe attentivement les environs grâce à ses yeux de lynx capables-de-tout-voir et ainsi elle m'avertirait si elle voyait le monstre. Grâce à son aide... Oui, c'est certain, grâce à son aide je ferais fuir le monstre !

Lune faisait maintenant la moue.

Parce-que Maman ne lui avait jamais parlé de gardiens, ou de princesses, ou de Royaumes Perdus dans les brumes. Maman, elle lui avait parlé des Clans (qu'il y'en avait quatre), et de leurs apprentis, et de leurs guerres, et de leurs guerrisseurs...

— Dis-moi... lui minauda la chasseuse de monstres, peut-être que ce serait toi, cette vaillante princesse qui pourrait m'aider à sauver mon royaume et à mener à bien ma mission ? ♪

Alors Lune exaggéra un soupir jusque dans son corps, secouant sa tête en négation.

— Mais vous êtes trop bête... Déjà, petit un, les monstres vivent pas chez moi, ils vivent sur le chemin du Tonnerre. Jamais vous le trouverez si vous chassez même pas au bon endroit!

Elle leva haut le menton, un minuscule petit grognement s'étouffant au fond de sa gorge.

— Petit deux, j'ai jamais entendu parler d'un Royaume des Brumes-ch'pas quoi. Aucun Clan il s'appelle le Clan du Royaume des Brumes, ou le Clan du Royaume, ou le Clan du Peuple, ou bien le Clan des Brumes!

Oui sauf que... et si c'était vrai...? La pensée lui fit rondir les yeux et lui arracha un frisson d'appréhension. Et si en s'adressant de la sorte à une... brumeuse (ch'pas quoi), elle cherchait les problèmes? En cherchant, on trouvait, et les problèmes, ça menait aux conflits, et les conflits --

Lune secoua sa patte très vite pour chasser l'horrible cours de ses théories. N-n'importe quoi! Elle se mit en marche, autant pour se dégourdir les pattes que pour se donner un meilleur air en faisant la morale à la chasseuse.

— Et puis petit trois — le grondement dans sa gorge s'intensifia — c'est pas à nous de chasser les monstres, c'est les monstres qui nous chassent! L'une de ses oreilles se pivota vers l'arrière, et elle s'accroupit sur la branche pour pointer d'une patte accusatrice la casse-cou, tournant le dos à la brume qui s'assombrissait comme un orage derrière elle. C'est hyper dangereux ce que vous faites! Même que vous pourriez y laisser votre peau!

C'est alors que la brume se fendit en deux.

Lune n'en ressentit que les volutes lui réchauffant les poils du dos. Elle baissa les yeux à ses pattes, curieusement plongées dans l'ombre.

Or, la chasseuse de monstres était aux premières loges pour reconnaître l'émail des crocs de deux mâchoires d'un museau d'argent s'ouvrant béantes, prêtes à se refermer sur le chaton.

HRP:

Il ne lui fallut qu'un cliquettis de griffes avant que la chasseuse ne se transforme devant elle. Lune l'avait démasquée. Ce n'était qu'un charlatan qui essayait de faire passer ses histoires bizarres au moindre chaton qui passait! Et elle l'avait mal pris hein, en se hérissant de toute sa longue, belle fourrure, disparaissant sous tout ce volume, remplaçant toute sa bonne humeur et son énergie par de dents pointues que Lune était bien assez grande pour avoir appris qu'elles servaient à déchiqueter les indiscrètes. Mais Lune n'eut le temps que de feuler; du pied de sa racine la chasseuse bondit sur elle, et la saisit par la queue. Puis, une force la repoussa; Lune se sentit perdre l'équilibre, et fut projetée à culbuter tête à l'envers et le dos tout contre le tronc du Pommier (?)

— Cache-toi immédiatement.

Se... cacher?

Ses yeux s'arrondirent: quelque chose se planta dans la queue de la guerrière, et le concert de deux voix méconnaissables déchira le silence du campement de la tribu. Lune projeta son ventre sur le côté, retombant sur le coude, coussinée dans le mouvement par son poil pelucheux.

— Le... le...

Le brouillard ne le cachait plus. Le palet de sa gueule sillonait d'une texture de champs labourés; ses dents faisaient deux fois la longueur de celles de l'adulte; mais son oeil, son oeil presque aussi rond et dodu que l'était sa petite tête à elle, avec une pupille en fente exactement comme celle de la chasseuse, tétanisa le chaton, incapable de verbaliser quoique ce fut à voix haute.

Le Monstre du Royaume des Brumes...!

Et c'est seulement à ce moment qu'un haut le coeur la saisit. Son nez cessa de l'épargner. Tout en même temps elle se prit l'âcre musc qui se dégageait du prédateur. Dans ce cocktail d'effluves, une effusion de sang s'y ajouta.

La chasseuse lui avait mordu son long, très long, interminable museau, arrachant à la créature un son plus stident encore que le précédent. Lune se ratatina sur elle-même, le souffle court.

La créature lâcha sa prise. Ses pattes retombèrent dans la neige, pilèrent des empreintes dedans, et Lune entendit un grondement si torve et grave qu'il en fit presque trembler leurs trois Pommiers aux racines. En secouant sa tête, la créature chassa l'écrin de la brume la camouflant, offrant au chaton une pleine de vue de toute sa terrible anatomie: deux oreilles ébourriffées, triangulaires, où elle aurait presque pu s'y blottir comme dans un nid; une nuque hérrissée, plongeant sur un long corps étriqué qui se terminait d'une queue en plumeau comme les épines d'un sapin.

Et puis elle se vit dans les yeux de la créature, et Lune prit les pattes à son cou.

Elle se jeta en bas de la racine, se catastrophant dans la neige, se cabrant dedans pour tenter de s'en dépêtrer et s'avancer dedans à grandes pagaies. Autour d'elle un vortex de brume s'était formé et lui arracha un pépiement de terreur.

Son haleine lui toucha la croupe; Lune bifurqua brusquement le contour du pommier, évitant de justesse la créature qui poursuivit l'arc de son bond sans proie à fêter. Lune glissa, et trébucha, et la neige l'ensevelit. Le monstre des brumes secoua à nouveau sa tête.

Elle ne le vit pas faire volte-face et repérer une meilleure proie à croquer. Elle ne vit pas la neige voler, mais elle entendit le crac de toutes ses griffes dans les racines, et elle entendit ce son strident se réverbérer depuis les mâchoires de la créature en se ruant assurément sur la chasseuse, qu'elle entendit feuler.

Maman, Nuage de Pie, Écarlate — où étaient tout le monde? Est-ce que le monstre les avait trouvées avant elle!?

Est-ce qu'il ne restait plus de la Tribu du Soleil que Lune...?

HRP:

Ses moustaches rebondissent; il s'essuie la babine d'un coup de langue, mais regrette le geste lorsque sa salive se gèle contre sa peau. Ses oreilles tiquent, et il dévisage la gêneuse, ainsi que l'arc de tout son dos relevé. Elle est pleine de vigueur, mais le sera-t-elle encore à 10°? 20? 45? Sa tête se penche par à-coups, cadran mathématique se calibrant aux vibrations sous-neige. Le monstre chasse la brume de sa queue, puis se calibre sèchement de l'autre côté, ressentant, au pied du tronc de cet immense chêne tout à sa proximité, la vibration causée par une petite proie qui tremble en son creux.

Le calcul se fait: la douleur à son museau, à sa nuque et à ses pattes sont indéniables, mais suffisent-elles à le dissuader complètement de chasser? S'il pouvait saisir la gêneuse à la nuque et la lui casser, il se ferait deux repas pour le prix d'un. Or, toute l'eau à sa bouche ne suffit pas à le convaincre que le combat sera aussi facile qu'espéré. Devrait-il plutôt l'ignorer? Bondir très haut et enjamber la gêneuse au profit de l'autre bouchée? La gêneuse se jeterait à ses trousses, mais pour combien de temps? Jamais elle n'aurait assez de vigueur et de souffle pour le rattraper s'il choisissait de détaler (et ce, même s'il détalait avec quelque chose entre les dents). La nuque, donc: elle la lui tendait presque.

Le Monstre des Brumes bouge enfin. Comme un héron qui empale, tout son cou s'étire brusquement: il manque de peu sa cible qui a lu dans son jeu, et, tandis qu'elle lui glisse souplement entre les pattes, son museau pique dans la neige, la transperçe, et s'y coince.

« ! »

Le Monstre gargouille un glapissement étouffé. Tout n'est cependant pas perdu: il a bien saisi quelque chose. Quelque chose de robuste, quelque chose qui gigote, qui tente de le mordre, et tout son rachis se tend en procédant à tirer, tirer, et tirer encore cette chose qui se débat comme un diable dans sa gueule.

Lorsque sa tête émerge dans une explosion de poudreuse, ses yeux se plantent dans ceux de sa proie: le noeud de la racine d'un arbre qu'il a farouchement déracinée de terre.

...Ses dents se raffermissent. L'excès de pression broie la racine.

HRP: