Vous savez tous que rien n'est plus cher que la cause de ma famille, et c'est peut-être la seule chose que plaide avec conviction lorsqu'il faut que je plaide. Vous savez moins qu'il y a quelques petits détails dans ma vie à propos desquels je n'ai pas grand-chose à dire. Mais ces détails, je crois bien, pour l'instant, être parvenu à tous les étouffer avec un certain succès. Il n'y a que vous, qui lisez mon histoire, qui puissiez vraiment les connaître et réaliser quelles sont les petites fragilités des murs en béton armé que je m'efforce de construire. Vous et tous ceux bien sûr qui sont concernés par ce que j'écris aujourd'hui.
Naissance
L'un de ces petits détails est celui de notre naissance. Ma mère est une personne admirable, grâce à qui moi et mes sœurs sommes devenus des chats parmi ceux qu'il y a de meilleurs, mais je n'ai jamais compris comment et pourquoi elle a bien pu tenir à s'éloigner du camp pour nous voir naître. En plein orage. Tout de même ! Depuis quand une chatte saine d'esprit s'éloigne-t-elle du camp au moment où elle a le plus besoin d'aide ! Nous étions ses premiers petits, moi, Petit Papillon et Petit Silence. Je crois bien que c'est l'ordre dans lequel nous sommes nés. Oh rassurez-vous, j'ai bien entendu pardonné à ma mère son comportement, peut-être avait-elle eu peur, ou peut-être avait-elle une raison que j'ignore de faire cela. Mais en tout cas, apprendre les circonstances de notre naissance de la bouche d’OEil de Condor, plus de huit lunes plus tard, m'a laissé un arrière-goût désagréable sur la langue, comme si je m'étais roulé dans les passiflores avant de faire ma toilette. Quels ragots tout cela avait dû lancer alors !
4 lunes
Notre père, Croc d'Ébène, était un guerrier étonnant ! Il passait beaucoup de temps avec nous et s'inquiétait toujours de ce qui nous arrivait. Nous l'aimions beaucoup, tous les quatre, avec ma mère. Il est parti trop vite, beaucoup en conviendront aujourd'hui. Notre chef, à cette époque, était déjà Étoile du Serpentaire, le fameux. J'ignore quelle était la raison exacte pour laquelle il était en conflit avec mon père... Enfin, ce que je veux dire, c'est qu'on pouvait avoir de nombreuses raisons d'en vouloir à ce chef fou, et je ne sais pas laquelle a fini par pousser mon père à se montrer imprudent. Sa mort, je ne l'ai compris que plus tard, n'a été qu'une punition du Serpentaire, dont l'autorité avait probablement été défiée. De cela non plus, je me vente pas. Je préfère autant rappeler le souvenir de mon père, quand je le peux, comme celui d'un guerrier attaché à sa famille, modèle d'intégrité, de bienveillance, et d'exemplarité. Beaucoup de mes prières lui sont encore adressées.
Depuis ce temps-là, ma mère a dû beaucoup changer. Je crois qu'elle a pris conscience que le Serpentaire était quelqu'un de dangereux, de menaçant, et particulièrement pour notre famille. Beaucoup se souviendront des nombreux guerriers et chatons qui ont perdu la vie pendant son règne. Il n'était plus question pour elle de chercher à provoquer quoi que ce soit. Nous devions être polis, obéissants, mais ne pas nous faire trop remarquer. Grandir à la dure, de la sorte, ce n'est pas facile tous les jours, mais c'est très fructueux. Combien voit-on de jeunes, de nos jours, qui ont tellement pris l'habitude d'être couvés et protégés qu'ils en oublient les bases les plus élémentaires de la bonne conduite !
Bref, il nous fallait l'approbation du Serpentaire, mais nous devions l'obtenir en douceur, pas de façon trop évidente, car tout misérable qu'il ait pu être, il ne m'a jamais eu l'air très dupe. Pour ma part, je devais évidemment devenir un guerrier redoutable et fidèle, qu'on serait fier de compter dans ses rangs. Et même s'y m'y préparer me plaisait assez, il n'en a pas été de même pour Petit Papillon. Aussi, bien vite, ma sœur et ma mère se sont-elles séparées. Encore quelque chose d'où, je l'avoue, je ne puise pas grande fierté. Je préfère en général feindre une entente parfaite entre les membres de ma famille. En souvenir de notre père, qui est toujours là, quelque part.
6 lunes
Jeune apprenti d'OEil de Condor, je m'enorgueillissais d'être exactement ce que ma mère désirait que je sois. Pour me faire bien voir, je cherchais la bagarre juste assez, mais ce n'était jamais tout à fait scandaleux. Et je me faisais des amis un peu partout parmi les autres apprentis du Clan. Des amis, sentez l'ironie de ce mot, dont je vous reparlerai plus tard, car vous ne savez pas grand-chose d'eux, maintenant que le temps a passé.
8 lunes
J'ai arrêté d'être le centre de mon petit monde, à huit lunes, lorsqu'un jour où je m'amusais avec quelques-uns de mes amis d'alors, je les ai vus s'en prendre à mes sœurs et ça m'a refroidi. Enfin, ça a tout d'abord refroidi Nuage de Papillon, qui est tombée dans la rivière en intercédant. Et moi aussitôt après, parce que j'ai couru à côté d'elle, sans savoir quoi faire, maudissant ces jeunes idiots qui mettaient en danger la vie de ma sœur alors que je les considérais comme des amis.
Ma course s'est finie dans l'eau, et ce sont finalement des étrangers qui ont dû nous sortir de là tous les deux. Ah ça, je crois bien que je n'ai pas souvenir de m'être autant senti concerné par des problèmes une autre fois dans ma vie. Nuage de Papillon a dû passer un moment chez le guérisseur, et retarder son baptême de guerrière. Inutile de vous dire que les premiers responsables de cette catastrophe, je ne leur parle plus désormais. J'ai bien compris qu'ils ne sont pas de notre monde, à nous, les petits de Chants des Coquelicots. Ils n'ont ni tenue ni scrupule, et ils agissent contre leur propre intérêt. Ce sont des gens dangereux à côtoyer de près, et qui ne méritent aucune espèce d'attention. D'ailleurs, ils sont sales, ils puent. Rien à voir avec nous, je vous dit. Si le Serpentaire avait eu les yeux en face des trous, il aurait pu nous débarrasser des encombrants de leur espèce plutôt que des guerriers méritants.
Je crois bien que j'ai cessé de m'intéresser vraiment à mon Clan ce jour-là. Oh, bien sûr, je ne doute pas que les étrangers sont encore pires que les plus pouilleux et mécréants des nôtres, loin de moi l'envie de partir, mais... Perdre mon temps, mon énergie, rien que ma salive, pour des pas-finis comme eux, ça me rend dingue. Autant se concentrer sur les membres de ma famille, car eux au moins, ils méritent qu'on se donne de la peine pour eux.
Depuis ce jour, j'ai pris l'habitude de faire le nécessaire pour qu'on ne puisse pas soupçonner le moins du monde que je sois un traître ou un rebelle, le Serpentaire n'a jamais eu à se méfier de moi, mais je n'ai jamais cherché à lui taper dans l’œil non plus. Car les m'as-tu-vu finissent toujours mal.
12 lunes :
Mon nom de guerrier est Feuille de Houx. C'est simple mais ça me plaît, et surtout, ça veut dire que je n'ai pas inspiré le Serpentaire d'aucune manière. J'ai détesté sentir son regard et son odeur lors de mon baptême, et j'ai eu bien du mal à me tenir tranquille. J'ai encore du travail pour devenir ce que je veux devenir. En tout cas, Œil de Condor avait l'air plutôt content de me voir devenu guerrier si vite, et ça m'a fait plaisir. Rivière Silencieuse est devenue guerrière en même temps que moi, mais Nuage de Papillon a pris du retard à cause de sa blessure. C'est bien dommage. Un baptême à trois aurait peut-être effacé quelques vieilles disputes.
22 lunes :
On voit de moins en moins le chef, mais bizarrement, ça accroit mon anxiété, car dès qu'on le voit, c'est parce qu'il se trame quelque chose d'important. J'ai eu froid dans le dos lorsqu'il m'a appelé lors d'une Assemblée pour que je vienne marquer Nuage de Brume. Une apprentie... Elle m'a vite paru courageuse et déterminée, mais ça m'inquiétait un peu de devoir m'occuper d'une orpheline. Qui s'était occupé d'elle ? Serait-elle une gamine bien élevée et docile, même si elle n'avait pas connu sa mère ? Le Serpentaire avait-il quelque chose en tête... pour elle... ou pour moi ?
25 lunes :
Le Serpentaire est mort, et je dois avouer que ça me rassure grandement, mais ne crions pas victoire trop vite. Même si son successeur, Étoile Maudite, n'a, je pense, aucune raison de nous en vouloir autant que lui, il est difficile de savoir, pour le moment, si oui ou non, le pouvoir lui montera à la tête. Pour le moment, je vais continuer de me comporter exactement comme avant, et on verra bien si ce nouveau régime mérite un peu plus de zèle de ma part ou pas. Je me méfie peut-être plus de la lieutenante que du chef... C'est une fille d'Oeil du Condor, mais même s'il est très fier d'elle, je ne suis pas certain qu'elle soit très raisonnable, pour une femelle.
28 lunes :
Ma mère a eu trois nouveaux petits, et je ne sais même pas avec qui. Ça m'a fait un choc, mais surtout, j'ai eu peur que ça la détruise. Elle ne supporterait pas qu'on lance des histoires sur elle. Alors je fais de mon mieux pour faire taire les ragots autour de moi, j'espère que les guerriers retiendront surtout que Patte Gelée, Patte Nerveuse et Petit Léopard sont trois chatons vigoureux et prometteurs. Et au fond, c'est ce qu'il sont, non ? Je les surveille de près, en tout cas. Pas question qu'on les voie faire un pas de côté. Croc de Brume trouve que j'en fait trop, mais bon, je sais bien, maintenant qu'elle a surtout besoin de mon attention. Elle s'ennuie beaucoup trop, tellement que ça l'ennuie de ne plus me voir.
Étonnamment, regarder mes petits frères et ma petite sœur grandir me fait penser que je n'ai jamais rien entrepris pour être moi-même père un jour. Oh bien sûr, il faudrait pour cela que je me trouve quelqu'un de convenable, une future mère qui serait prête à s'occuper d'eux sans non plus trop monopoliser leur attention. Et c'est pas demain la veille, quand on voit les bouseux qui me servent de camarades... Enfin bon, vaut mieux que je remette ça à plus tard, quand je vois qu'on a encore une bande d'étrangers qui est parvenue à se faufiler jusque chez nous. Ils ont même chipé un sale gosse du Serpentaire. Autant dire qu'ils sont dangereux. Mais bon, avec moi pour les surveiller, ça m'étonnerait fort que Patte Gelée, Petit Léopard et Patte Nerveuse se retrouvent un jour dans la même situation. Ils se tiennent bien, eux ! J'espère que l'hiver qui vient ne sera pas trop difficile, parce que je n'ai pas envie de le passer à chasser et à me battre loin des petits.
Et Croc de Brume n'a pas envie de le passer bien loin de moi non plus. Mes moustaches en trembleraient sûrement, si je n'étais pas un gentleman.
34 lunes :
Ça me paraît tout drôle de réaliser que Croc de Brume est à peine morte depuis deux lunes, et que je réfléchis déjà à mon prochain apprenti. Alors que nous étions si proches, tellement proches... Presque plus que si elle était ma première petite sœur. Patte Gelée et les autres quitteront bientôt la pouponnière et nos nièces et neveux, et j'ai un peu peur qu'ils soient mal accueillis par nos rustres de guerriers, surtout après ce combat contre les Lunar Pods... Étoile Maudite, le père des chatons de Papillon de Lune, a eu une discussion sérieuse avec moi et je dois avouer que j'ai du mal à me rendre compte de ce qu'il est vraiment. En tout cas, peut-être que ces rapprochements permettront à Papillon de Lune de se réconcilier avec notre mère, même si ça me paraît improbable, et encore plus lorsqu'on regarde notre mère essayer de se prendre pour une grande amie de son gendre.
J'ai été un peu surpris, lors d'une patrouille avec Chant de l'Alouette, que l'on connaissait surtout pour avoir été autrefois une maîtresse du Serpentaire, de lui parler un peu. Elle a l'air d'être assez surprenante, même si bien sûre, elle n'est pas moins rustre que les autres membres du Clan, comme son histoire le prouve assez.
36 lunes : Les Lunar Pods ont disparu, mais ils ont eu le temps, contre toute attente, d'emporter avec eux un petit bout de ma famille. Nuage Nerveux est morte, et c'est bien cruel. Notre mère, tout comme Nuage du Léopard d'ailleurs, en veut au monde entier, même à moi. Et nous avons tous été absolument ridicules lorsque j'ai retrouvé son corps... je crois bien qu'après ça, il sera difficile de faire croire au Clan que nous nous entendons bien entre nous. Notre pauvre père doit avoir de la peine à nous voir, en cet instant.
