La Maison de Rusty

— Oui, tu... Tu as raison.

Rusty hocha la tête plusieurs fois, se débattant dans l'esprit des laisses à son cou. Elles le tiraillaient de fierté à l'égard de son ami d'avoir été une si bonne influence sur ses petits; mais pas que. De l'autre côté, il y avait cet horrible sentiment de ne pas se sentir à la hauteur. Que s'il désignait Tonton comme un bon chat, cela voulait forcément dire que lui, en était un mauvais. Le camion, d'ici symbole de familiarié avec sa boîte à sons ses chansons son conducteur le cuir et l'odeur de cigarette au plafond lui vrillèrent les yeux et le nez et le coeur aussi.

— Tu crois qu'on arrive bientôt?
— J-je ne sais pas, je, chevrota le vieux chat, secouant sa tête après l'avoir hochée.

Oh. Oh quelle douleur, quelle douleur au fond de son coeur, oh qu'est-ce que ça lui faisait mal de se refuser de pleurer...! Rusty aplatit son front aiguisé contre la fourrure de Tonton. Il inspira son odeur, s'y enfouit momentanément le nez, pour se donner le courage de s'en éloigner. Il bondit de nouveau sur le banc pour se hisser sur deux pattes et poser les avant sur l'une de leur conducteur, qui lâcha une exclamation de stupeur, puis, qui lui aplatit sa grosse patte-nue aux griffes carrées sur la tête.

Son coeur s'était calmé, mais Rusty n'était pas sot, et se doutait qu'il ne s'agirait que d'une trêve plutôt brève. Il fit un tour sur lui-même et se souleva à la vitre à nouveau, et il vit leurs sommets, et leur grisaille, et leur géométrie. Le paysage urbain se découpait de plus en plus près. Bientôt, Bientôt, oh, il n'était pas prêt...!

Rusty s'assied sur le siège - ou plutôt, son corps le força à s'asseoir.

— Oh...

Une...

Deux...

Rien ne servait de s'affoler.

Il... il n'était pas tout seul.

Mais aurait-il mieux fait d'y aller avec Oeil Vert, qui lui avait dit avoir voulu visiter ses quartiers d'avant avec lui? Ah...

Ah, quelle galère... Les promesses que Rusty faisait se retournaient une fois de plus contre lui...

— Est-ce que... Est-ce que ça va?

Qu'est-ce que ça disait de Rusty qu'il arrivait à s'étouffer sur rien-du-tout rien que par désespoir de répondre Oui?

Qu'il allait bien?

Il ne pouvait pas se permettre de miner l'ambiance ou d'aller mal, surtout pas comme ça, surtout pas devant Tonton, surtout pas après ce matin, voyons...!

« C'est rien... Moi aussi, ça commence à me secouer l'estomac, ce bazar. »

Aurait-il mieux fait de rester à la cabane? Aurait-il mieux fait d'aller retourner dormir avec Trash? Aurait-il mieux fait de reporter à demain, même si Rusty était plus qu'au courant que des demains, il ne lui en restait plus autant qu'avant?

« J'espère qu'il n'est pas malade aussi, lui. Si il nous lâche son déjeuner sur son volant, on risque de finir dans le décor. »

Une voix toute contre lui résonna au travers de ses os. L'enveloppant, le rassurant. Rusty s'exhorta à se calquer à son rythme - le ronron du camion était trop fort et ressemblait à un grognement, maintenant. Est-ce que... bonté divine-- est-ce que les voitures avaient des griffes?

« Avec un peu de chance, On est presque arr- »

Une, deux.

Une, deux.

« ... Arrivés? »

Le ronron se tut les clés cliquetèrent et quelqu'un se racla la gorge, rauque, grave, parfaitement humaine et parfaitement pas chat. Rusty redressa sa tête d'un à-coup, pointant des oreilles, ignorant l'état de billes de ses pupilles avalant tout l'azur de ses yeux vitreux.

Son regard croisa celui de l'humain. Ou plutôt, l'humain croisa le sien. Rusty, lui, ne vit rien: ses babines se retroussèrent sur ses dents et il ne lâcha aucun son, soulevant son dos. La main de l'humain fusa au-dessus de lui; ses doigts agrippèrent la poignée, la porte eut un clic: Rusty, ou plutôt, son corps sauvage enjamba Tonton d'un prodigieux bond de gazelle pour se précipiter les pattes à son cou tout en bas du siège-passager sur-élevé.

À la seconde où ses coussinets touchèrent le tapis de neige raze, Rusty bondit à nouveau, caracolant dans le stationnement de glace et d'asphalte de ce Marché qu'il aurait du connaître. Le smog alourdissait son souffle et deux Rusties se disputaient son corps. C'était comme la fois où on lui avait retiré son plâtre sur la patte. Il avait courru si loin qu'il s'était retrouvé dans la prairie du Clan de la Rivière.

— Ah!    Ah!...

L'espace d'un instant, il entraperçut Tonton sur le siège. Le vit descendre. Vit l'humain de l'autre côté retirer le chapeau sur sa tête et se gratter un crâne dégarni de fourrure sel et poivre. Il l'entendit parler, mais il ne reconnaissait plus son nom. Il ne reconnaissait plus les commandes...!

— Tonton, je, je...

Rusty trépida sur ses pattes, cherchant à contrôler cet excès d'énergie. Ollie n'était pas là pour faire le malin, et Trash n'était pas là pour lui cogner la tête, et Oeil Vert n'était pas là pour respirer avec lui, et—

— ...Je suis désolé!

Et Rusty lui tourna complètement le dos, fusant quatre à quatre dans la neige avec pareille aisance qu'avait le tracteur-pelle en dégageant la chaussée, non-loin. Rusty galopa sous des étals à fruits laissés dehors malgré la mauvaise saison, se glissant en dessous, son coeur lui feulant de s'arrêter. Mais il avait peur. Peur peur peur peur comme cette fois où on lui avait griffé le poitrail, comme cette fois où des lames d'argent s'étaient plantées dans son épaule, comme cette fois où un chat sorti de nul-part (Un éclair fauve nommé Vautour Fauve) avait surgi d'un buisson sur lui.

Le quartier commercial puait d'une odeur de bouffe comme il n'en reniflait plus sur les proies qu'il avait appris à chasser. Son quartier résidentiel était trop loin: Rusty courra à l'intersection du boulevard, faisant sursauter quelques piétons emmitoufflés dans leur combinaison d'hiver, surtout en s'asseyant, haletant, au coin, en attendant le défilé des voitures et le passage du voyant de lumière au vert. Le tumulte se mit en marche; Rusty se mit en course, traversant le trottoir perpendiculaire pour filer direction le restau-bar et disparaître dans les ombres de la ruelle en son coin.

Ici, dans l'obscurité, près des poubelles, Rusty se stoppa, essouflé pour de vrai, pour une raison valable, les pattes se débatant dans le souvenir d'un chat gris blessé au coeur qui vomissait son mal par des taches de sang dans la neige.

L'avait-il contaminé? Rusty ne toussait pas - du moins, à priori - mais il tremblait, et il soufflait, et à l'abri de tous les regards, put se coucher dans la neige de ce tout petit dépotoir pour se laisser souffler à voix-haute.

— hHHah...    Hhaaah...

Sa tête reposait contre la brique, au pied de la bâtisse. Elle avait une texture rêche et familière dans son poil, mais elle lui était si froide, si froide comparé au bloc de chaleur frémissante qu'avait été Tonton pour lui, dans le camion.

Oh, Tonton... Comment avait-il pu se permettre de le laisser derrière de la sorte...! Rusty se mit à sanglotter, maintenant qu'il s'était construit une situation qui le convainquait enfin du pire. Car qui, sinon un mauvais chat, abandonnerait ses amis derrière lui...?

HRP: